La religion, fondement du droit ? Jean CARBONNIER Professeur honoraire à l’Univ

La religion, fondement du droit ? Jean CARBONNIER Professeur honoraire à l’Université Panthéon-Assas (Paris II) RÉSUMÉ.— La religion peut-être créatrice de règles de droit, soit par la médiation de la morale, soit même directement ; elle peut aussi renvoyer au pouvoir laïc la charge de légiférer. Mais le droit, c’est encore un jaillissement spontané de justice : dans ce domaine, la religion est souvent entendue comme porteuse de grâce, d’espérance, de prophétie. Ce titre interrogatif aurait pu être entendu comme une question d’ethnologie : si, dans le magma de coutumes qui rythmait la monotonie des tribus primitives, le reli- gieux n’avait pas précédé le juridique, si le juge n’était pas sorti du prêtre. Mais nous sommes ici en philosophie, et il me faut comprendre la question autrement : me deman- der si le droit est aussi indépendant de la religion – c’est-à-dire (dans la banalité de nos sociétés occidentales) d’un minimum de dogmatique chrétienne – aussi indépendant que le laisseraient supposer l’autonomie, voire l’autopoïèsie qu’en théorie il s’attribue. En fait, notre fin de siècle étant encline au consensus, le bon ton doctrinal est de concéder au religieux une certaine influence sur le juridique. Mais le mot est vague, et surtout il ne fait pas apparaître ce qui est essentiel : la diversité des mécanismes par lesquels la religion peut intervenir dans le droit. Une diversité qui se complique de la dualité qui tra- verse le droit lui-même. Car le droit, ce ne sont pas seulement des règles, c’est aussi un jaillissement en dehors des règles. C’est justement cette dualité – règles de droit et droit sans règles – qui a servi d’arête à la recherche qui va suivre. Une recherche qui a été conduite sans référence nommée à une dénomination. Encore que vous puissiez estimer que c’est déjà une suffisante confession de foi que d’étaler ses variétés et d’assumer ses variations, ses fameuses variations, ô Bossuet – mes variations. - I - Il est des règles de droit qui résonnent comme des échos de prescriptions religieuses, et avec deux motifs d’obéir pour un, le peuple n’en obéira que mieux. Il se peut que ce soit cet aspect providentiel de la rencontre qu’ait voulu démontrer une œuvre un peu énigmatique du Ve siècle, la Collatio (comparaison) des loi mosaïques et romaines. Mais la Collatio pourrait être reprise pour le droit français de notre époque. Des commande- ments du Décalogue y sont gravés : l’honneur dû aux père et mère aussi bien que la condamnation du meurtre et du vol, ou – pour relever des cas de plus grande fréquence – l’impératif du repos hebdomadaire (à un jour près), aussi bien (jusqu’en 1975) que le cé- lèbre futur apodictique « Tu ne commettras pas d’adultère » (ce commandement qui 18 DROIT ET RELIGION n’aurait pas été rayé du code civil s’il n’avait tenu qu’à moi). Le parallèle pourrait se poursuivre, fût-ce avec des tonalités plus sourdes : Paul Esmein décelait la notion théo- logique du péché sous la notion juridique de la faute, et des auteurs voient se refléter dans l’autonomie de la volonté la pureté du oui et du non de l’Évangile. Ce serait une er- reur, toutefois, de penser qu’en cela nous avons affaire à des phénomènes de réception (au sens où l’on évoque la réception d’un droit étranger par le droit national). Dans la perspective où nous nous situons, on ne saurait parler de réception, parce qu’il n’y a pas eu d’adoption directe des normes religieuses par le système juridique. Elles ne sont deve- nues règles de droit que par l’intermédiaire, la médiation d’autres systèmes normatifs. Elles y sont passées, s’affaiblissant au passage, se dépouillant de la religion pour n’en conserver qu’une religiosité. La morale est un de ces systèmes de transition. On en pour- rait citer d’autres : la culture, les bonnes mœurs, voire le droit naturel. Mais la morale est, par excellence, la religion de ceux qui n’en ont pas. Si notre droit des contrats ré- prouve le dol et la fraude, c’est sous la pression de la règle morale. Ripert, qui a dépeint brillamment la montée de la sève morale, lui assigne expressément une source chré- tienne. Source, rien de plus : ce n’est pas avec le christianisme que le code civil a traité directement, c’est avec la morale médiatrice. Elle fait écran devant la religion, et l’écran se fait icône, idole, fixant sur elle l’adoration. La conséquence est considérable, elle touche au redoutable Etiamsi de Grotius : nous devrions continuer à nous abstenir de dol et de fraude, même si – etiamsi – nous en venions à admettre que Dieu n’existe pas, ce qui ne pourrait être avancé que par le plus grand des crimes, ajoute Grotius, négligem- ment. L’excès libéral peut appeler en contrepoids le fondamentalisme. Il nous faut, cepen- dant, quitter la France pour les pays de la Réforme si nous voulons découvrir des exemples juridiques assez consistants de ce que l’on qualifie parfois de biblicisme naïf. Naïf pour qui s’enferme dans les murailles de la raison, mais la foi intensément vécue les fait éclater. Essayons plutôt de comprendre. Voici – nous sommes au XVIe siècle – des gens qui n’ont jamais eu entre les mains de recueil de coutumes, ni bien sûr de Corpus juris civilis. Et brusquement, des hommes prestigieux, des hommes de Dieu leur confient un livre, en leur disant « Lisez et méditer librement » – un livre qui, sur- tout dans une de ses parties, s’exprime avec une voix de commandement. C’était une ré- action naturelle de recevoir – ici, il s’agissait bien d’une réception – de recevoir la Bible comme un code. Très tôt pourtant, les Réformateurs avaient mis en garde leurs ouailles : la Thora est rude, rudimentaire, conçue pour une société fort différente des nôtres, et elle n’a pu fonctionner comme droit qu’enveloppée, adoucie, humanisée par le Talmud. Allons-nous canoniser le Talmud ? Peut-être les réformateurs auraient-ils pu se contenter de dire : « Posez toujours le texte, et laissez faire les juristes, avec leur goût de la forme, leur propension aux commentaires ». De fait, les lois puritaines de la Nouvelle-Angleterre au milieu du XVIIe siècle, s’alignant sur le Deutéronome, avaient prononcé la peine de mort contre l’enfant rebelle. C’était féroce. Alors, il y eut des amendements : il convenait de distinguer selon l’âge, et si l’éducation avait été désas- treuse, n’était-ce pas une circonstance atténuante ? Finalement on pouvait bien se bor- ner à remplacer les pierres de la lapidation par autant de coups de verges, cette peine ca- pitale, si j’ose dire, pour enfants. Un autre exemple, à peine moins historique. Imaginez un scribe, un rédacteur qui soit puritain. Son prince, qui ne l’est pas, lui donne l’ordre d’introduire dans les lois la répudiation, le divorce par volonté unilatérale. La Bible lui corne aux oreilles : « Tu ne renverras pas la femme de ta jeunesse ». Alors, il entortil- lera la répudiation de délais, de conditions, de prix à payer, si bien qu’elle sera confinée à des cas extrêmes. Il l’aura fait entrer tout de même dans le droit. Avec/sans remords, qui peut le savoir ? Ah ! comme l’esprit est habile… habile à tuer la lettre ! Les juristes, böse Christe, mauvais chrétiens. Qui donc a dit cela ? LA RELIGION, FONDEMENT DU DROIT ? 19 Au risque de ne surprendre personne, je n’abandonne pas la Réforme et j’écoute maintenant Luther dans sa doctrine des deux règnes. Oh ! je n’ignore pas l’effort de ré- duction que les Églises de notre temps – la luthérienne non moins que les autres – ont appliqué à cette doctrine qui les dérange. Il est si tentant pour elles de se mêler au grand spectacle du monde, du politique, dont la législation est une composante de choix, pro- curant l’illusion de façonner les peuples comme de l’argile. C’est même la troisième, la suprême tentation : « Je te donnerai tous les royaumes du monde et leur gloire ». Mais la doctrine des deux règnes interrompt : laissons les royaumes à leurs rois, à leurs légis- lateurs : ils exercent parmi nous, sur nous, en faisant et maniant le droit, un métier voulu de Dieu, parce que, sans la force, la violence inhérente au droit, la condition hu- maine qui est pécheresse, ferait exploser la société dans le chaos. Mais ce métier, Dieu lui-même l’a rejeté hors de son royaume, parce qu’étant exercé par des hommes, il ne peut l’être sans péché (ne pensons pas nécessairement aux tyrannies meurtrières, aux pouvoirs corrompus, ce peut être aussi bien – aussi mal – paresse, faiblesse, somno- lence). En vain, nous chercherions une analogie entre cette séparation radicale des deux règnes et la vieille distinction du spirituel et du temporel qu’a épuisée son incessant jeu de raquettes. Il y a, dans la doctrine des deux royaumes, un accent qui n’est qu’à elle, pessimiste, voire tragique, et les conséquences qu’elle emporte sont d’une autre dimen- sion : elle fonde – et par la théologie même, la théologie du péché uploads/S4/ religion-fondement-du-droit-jean-carbonnier.pdf

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  • Publié le Sep 16, 2021
  • Catégorie Law / Droit
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