La langue des testaments dans l’Égypte du IIIe s. ap. J.-C.* Bruno ROCHETTE (Un

La langue des testaments dans l’Égypte du IIIe s. ap. J.-C.* Bruno ROCHETTE (Université de Liège) Les juristes romains ont accordé une attention toute particulière aux dispositions relatives à l’utilisation des langues en matière de testaments. En effet, si l’on compare l’importance accordée à l’usage du latin lors d’un écrit testamentaire avec d’autres actes officiels pour lesquels l’emploi des langues grecque ou latine est indifférent, pour autant que soit assurée la compréhension par les deux parties1, on admettra que les dispositions prises pour les documents de succession trahissent une réalité complexe dans la Pars Orientis. Lorsqu’ils abordent cette matière, les ouvrages juridiques insistent sur l’obligation qui est faite au testateur d’utiliser le latin pour mettre par écrit ses dernières volontés. Telle la règle énoncée par le Gnomon de * Je tiens à remercier M. Jean A. STRAUS pour ses remarques pertinentes. 1 On sait bien que la règle énoncée par Valère Maxime (II.2.2) selon laquelle les magistrats romains devaient toujours utiliser le latin même quand ils traitaient avec des populations hellénophones n’a guère été suivie dans la pratique. Le seul endroit où les Romains sont intransigeants en cette matière est le Sénat, où interviennent des interprètes même si les sénateurs peuvent comprendre le grec (cf. R.J.A. TALBERT, The Senate of Imperial Rome, Princeton 1984, p.226-227). On notera toutefois que le droit romain classique imposait l’usage du latin dans tous les actes qui relevaient du ius ciuile. Ainsi, les juristes disent qu’à Rome et en Occident, jusqu’à Dioclétien, la langue des procès était le latin (cf. KASER/HACKL, Das römische Zivilprozessrecht2, Munich 1996, p.556 et n.17-20). Pour la stipulatio, l’utilisation des langues grecque ou latine paraît sans importance (cf. O. WENSKUS, Codewechsel bei der stipulatio. Eine Bemerkung zur Sprachwahl im römischen Recht, dans Glotta, 73 [1995-1996], p. 116- 117). D’une façon plus générale, sur l’emploi des langues dans les procédures juridiques, cf. A. W ACKE, Gallisch, Punisch, Syrisch oder Griechisch statt Latein ?, dans Zeitschift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte (Romanistiche Abteilung) 110 (1993), p. 14-59 450 BRUNO ROCHETTE l’Idiologue : oª gÅr ‘[j]esti \RvmaºÛ diau¸khn \EllhnikÓn gråcai2. Cette phrase ne laisse subsister aucune équivoque. Utiliser le grec pour un testament romain enlèverait toute valeur à l’acte. Gaius et Ulpien se réfèrent à la même disposition avec autant de fermeté, en tolérant toutefois une exception pour les dispositions secondaires que sont les fideicommissa3. En face d’une telle intransigeance, on trouve une Novelle de Théodose II et Valentinien III, datant du 4 septembre 4394, qui fait allusion à un usage qui s’est répandu d’utiliser la langue grecque pour la rédaction des dispositions testamentaires. Pour toutes les procédures qui relèvent de la succession (legata - directae libertates - tutores), le législateur permet désormais l’usage du grec. Cette concession permettant l’emploi du grec pour le testament à laquelle fait allusion la Novelle est de fait confirmée par la pratique, dont on peut se faire une idée assez précise grâce aux documents papyrologiques d’Égypte5, auxquels il faut joindre le Testament de 2 BGU V 1210, § 8 et le commentaire de W. UXKULL-GYLLENBAND, Berlin 1934, p.30-31 (cf. S. RICCOBONO, Fontes iuris Romani anteiustiniani I [Leges], Florence 1941 [1968], p.472 et J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, Les lois des Romains7, Naples 1977 [Pubbl. della Fac. di Giurisprudenza dell’Univ. di Camerino, 12], p.528 [on trouvera, aux p.520-524, la bibliographie]). Sur cette disposition du Gnomon de l’Idiologue, cf. A. STEIN, Untersuchungen zur Geschichte und Verwaltung Ägyptens unter römischer Herrschaft, Stuttgart 1915 [Hildesheim 1974], p.144-145 ; H. ZILLIACUS Zum Kampf der Weltsprachen im oströmischen Reich, Helsinki 1935 [Amsterdam 1965], p.87-88 et J. KAIMIO, The Romans and the Greek Language, Helsinki 1979 (Comm. Hum. Litt., 64), p.148. 3 Gai.2.281 ( item legata Graece scripta non valent ; fideicommissa vero valent) ; Ulp.ep.25.9 (item Graece fideicommissum scriptum valeat, licet legatum Graece non valent) ; Pauli Sententiae 3.4a.13 (indirectement). Sur les règles juridiques et les procédures en matière testamentaire, cf. M. KASER, Das römische Privatrecht II (die nachklassische Entwicklung), Munich 1975, p.477-497 et E. BUND, art. Testamentum, dans Der Kleine Pauly 5 (1975), 622-628. 4 Nov.16.8 (illud etiam huic legi perspicimus inserendum, ut, quoniam Graece iam testari concessum est, legata quoque ac directas libertates, tutores etiam Graecis verbis liceat in testamentis relinquere). Voir C.5.28.8 ; C.6.23.21 ; C.7.2.14, qui présente toutefois un texte quelque peu différent. 5 M. AMELOTTI, Testamenti ed atti paratestamenti nei papiri bizantini, RIDA 16 (1969), p.211-214 et R.S. BAGNALL, Two Byzantine Legal Papyri in a Private Collection, dans Studies in Roman Law in Memory of A. Arthur Schiller, Leyde 1986, p.1-2. On ne dispose pas de testaments rédigés en dehors d’Égypte. On ne trouve que trois documents palestiniens qui sont des traductions grecques de l’actio tutelae datant des environs de 125 (cf. H.M. COTTON - W.E.H. C OCKLE et F.G.B. MILLAR, The Papyrology of the Roman Near East: A Survey, dans Journal of Roman Studies 85 [1995], p.225, n°s 195-197). LA LANGUE DES TESTAMENTS EN EGYPTE 451 Revue Internationale des droits de l’Antiquité XLVII (2000) Grégoire de Nazianze 6, rédigé à Constantinople le 31 mai 381, et deux extraits d’un testament inséré dans le préambule de la Novelle 159 de Justinien. Au vu de ces faits, la question que l’on est amené à se poser est de savoir comment et pourquoi on est passé de la norme fixée par les juristes, dont on a des traces à partir du deuxième siècle, qui exige le latin, sous peine de nullité, à l’usage du grec, qu’entérine définitivement la loi de 439. Pour se faire une idée des usages en vigueur dans la partie orientale de l’Empire en matière testamentaire, on dispose d’un ensemble de documents papyrologiques composé de testaments de type grec ( diau¸kh), d’actes du type donatio mortis causa et de divisio parentis inter liberos auxquels ont recours Égyptiens et Grecs et de testaments de type romain en latin7. Ces derniers sont parfois connus par une traduction grecque8, annexée au procès-verbal 6 Patrologie grecque, 37/3, 389-395 (cf. J.-O. TJÄDER, Die nichtliterarischen lateinischen Papyri Italiens aus der Zeit 445-700, I, Lund 1955, p.192, n°7 et J. BEAUCAMP, Le testament de Grégoire de Nazianze, dans Revue des Études grecques 107 [1994], p.xxiv-xxvi). On peut encore citer le testament d’Abraham, évêque d’Hermonthis, qui date des environs de 600 (P. Lond. I 77 [= M. Chr. 319], spéc. l. 12-14 [cf. F. PREISIGKE, Berichtigungsliste..., I, Berlin-Leipzig 1922, p.241]), même si, dans ce cas, les langues en jeu ne sont plus le grec et le latin, mais le grec et le copte, seule langue connue du testateur (cf. E.G. TURNER, Greek Papyri. An Introduction, Oxford 1968 [1980], p.47). 7 O. MONTEVECCHI, La papirologia2, Milan 1991, p.207-208 et H.-A. RUPPRECHT, Kleine Einführung in die Papyrusurkunden, Darmstadt 1994, p.111-112 (voir aussi M. KASER, Privatrecht II [n.3], p.478, n.5). Pour l’application de la législation romaine dans les papyrus, cf. V. ARANGIO-RUIZ, La successione testamentaria secondo i papiri greco-egizii, Naples 1906, p.263-269; H. KRELLER, Erbrechtliche Untersuchungen auf Grund der greco-ägyptischen Papyrusurkunden, Leipzig-Berlin 1919 [1970], p.282-283; B. BIONDI, Successione testamentaria e donazioni2, Milan 1955, p.54-55; R. TAUBENSCHLAG, The Law of Graeco-Roman Egypt in the Light of the Papyri2, Varsovie 1955 [1972], p.193-194 et n.18 ; L. MIGLIARDI ZINGALE, In margine a P. Diog. 9 : alcune osservazioni in materia testamentaria, dans Analecta Papyrologica 4 (1992), p.65-69 et Dal testamento ellenistico al testamento romano nella prassi documentale egiziana : censura o continuità, dans Symposion 1995. Vorträge zur griechischen und hellenistischen Rechtsgeschichte (Korfu, 1.-5. September 1995), Cologne-Weimar-Vienne 1997, p.303-312. Les testaments romains ont été étudiés par M. AMELOTTI, Il testamento romano attraverso la prassi documentale I (le forme classiche di testamento), Florence 1966 (Studi e testi di papirologia, 1) qu’il faut compléter par le recueil de L. MIGLIARDI ZINGALE, I testamenti romani nei papiri e nelle tauolette d’Egitto. Silloge di documenti dal I al IV secolo d.c.2, Turin 1991 (3e édition : 1997). 8 Des exemples sont donnés par R. TAUBENSCHLAG, Law (n.7), p.193, n.18. 452 BRUNO ROCHETTE d’ouverture, comme c’est le cas pour le testament de C. Longinus Castor9. Seuls, les documents de type romain nous intéressent ici, spécialement ceux qui ont été rédigés durant la période qui s’étend de la règle énoncée par le Gnomon de l’Idiologue, c’est-à-dire entre 150 et 180, sous Antonin le Pieux ou Marc Aurèle 10, et la Novelle de 429. Durant cet intervalle intervient la Constitutio Antoniniana, en 21211. En offrant la civitas Romana à tous les citoyens libres de l’Empire, à l’exception des dediticii12, cet édit favorisa l’adoption du droit romain dans l’Empire. Tandis que, dans les provinces occidentales où les traditions locales n’étaient pas solidement implantées, le droit romain s’appliquait naturellement, en Orient, cette généralisation fut loin d’être une réalité, car elle se heurtait à une résistance due à l’ancienneté des traditions juridiques en langue grecque13. On le constate dans les faits. En effet, même si elle a pu avoir une influence sur l’état d’esprit des citoyens de l’Empire14, la Constitutio Antoniniana ne modifia pas la langue officielle de l’Égypte romaine. Dans certains cas, elle a même 9 BGU I 326 (= M. Chr. 316 = MIGLIARDI uploads/S4/ rochette-b-la-langue-des-testaments-dans-l-x27-egypte-du-iiie-s-ap-j-c.pdf

  • 36
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Oct 19, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.0573MB