Transition écologique: Marx avait (presque) tout prévu Par Alain Tournebise Anc
Transition écologique: Marx avait (presque) tout prévu Par Alain Tournebise Ancien Cadre supérieur à GDFSUEZ Ancien Fonctionnaire à la Division Energie de la Commission Economique pour l'Europe de l'ONU ***************** L'enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions. La transition écologique aussi. S'il se trouve un large consensus pour dépeindre de mots creux le "monde de demain", les ennuis commencent dès qu'il s'agit de définir les objectifs précis, les moyens nécessaires, et qui paiera. Pour l'instant, c'est le libéralisme qui a la main. Mais ça ne marchera pas. Un retour à l'analyse marxiste nous en persuadera. ***************** En simplifiant un peu, mais à peine, la caractéristique commune de toutes les politiques de "transition écologique", en France et dans le monde, réside dans la différence d'approche entre les mesures visant les ménages (les salariés, les contribuables, les citoyens...) et celles visant les entreprises. Toutes ces politiques libérales visent à contraindre les citoyens par la règlementation, les taxes et les prix, mais à "inciter" les entreprises en améliorant leurs profits par des tarifications privilégiées et en orientant leurs investissements par les subventions et la fiscalité. En ce sens, elles ont un caractère de classe très marqué et, à leur manière, elles contribuent à un prélèvement supplémentaire sur les revenus du travail et un transfert vers les revenus du capital. Que peut-on en attendre? Pour la consommation, nul doute qu'entre les prix et les taxes, les ménages finiront par adapter leurs comportements en matière de déchets ou d'énergie. Mais ce processus est loin d'être vertueux. Car il repose beaucoup sur la réduction forcée de la consommation, pudiquement baptisée "sobriété énergétique". Il y a encore une décennie l'idée qui sous-tendait les politiques de maîtrise de la consommation était celle d'"efficacité", c'est à dire satisfaire les besoins en consommant moins. Aujourd'hui, les idéologues libéraux et verts avancent le concept de "sobriété", dans lequel il ne reste que "consommer moins", au prix d'une dégradation des conditions de vie. Dégradation peut- être acceptable pour les couches moyennes et supérieures des pays développés, mais dramatique pour les plus défavorisés. Que peut bien signifier "sobriété" dans les quartiers où les logements sont des passoires thermiques ou, pire, dans les pays en développement où deux milliards d'êtres humains n'ont pas accès à une énergie moderne pour les besoins les plus simples. Les politiques environnementales libérales, fondées sur la "sobriété", c'est-à-dire la contrainte, ne peuvent avoir pour résultat que de dégrader la situation des plus défavorisés1 et de maintenir les populations des pays en développement dans la disette énergétique. La transition écologique exige des changements profonds dans les modes de production. L'économie circulaire nécessite la mise au point de matériaux mieux recyclables. La préservation des ressources exige des procédés de fabrication économes en matière tels que la production additive. La lutte contre le réchauffement climatique exige de nouvelles technologies dans le bâtiment et un recul massif des hydrocarbures dans les transports. Elle nécessite aussi des dépenses considérables de formation pour que les travailleurs maîtrisent ces nouveaux procédés. Tyrannie du profit Mais un obstacle de taille se dresse devant ces nécessaires changements: le taux de profit, qui est le critère de décision central et quasi unique du mode de production capitaliste, c'est à dire la masse de profit rapportée à la masse de capital avancée pour générer ce profit. Une partie du Livre 3 du Capital de Marx est consacré au taux de profit, sa formation, sa tendance à la baisse et aux moyens dont disposent les capitalistes pour contenir cette tendance. On ne peut qu'être fasciné, en lisant 1 Ce que confirme un récent rapport sur l’impact environnemental du budget de l’État (septembre 2020). cette analyse des ressorts profonds du capitalisme, de voir à quel point elle éclaire les obstacles à la transition écologique d'aujourd'hui. Marx la résume ainsi: "Aucun capitaliste n'emploiera de son plein gré un nouveau mode de production... dès lors qu'il réduit le taux de profit."2. Tel est bien le problème. Alors qu'il y a urgence, les entreprises ne sont pas pressées de prendre les mesures nécessaires à la "transition écologique". Le résultat quasi nul des COP (Conférences des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques) qui se sont succédées depuis 20 ans en témoigne: malgré les objectifs affichés, la consommation des hydrocarbures a continué à croître et les émissions mondiales de CO2 n'ont pas diminué. L'exemple de l'économie circulaire est significatif. Dans un court chapitre du Livre 3 du Capital consacré à "l'utilisation des résidus de la production", Marx analyse les circonstances qui amènent les capitalistes à utiliser les déchets de production ou de consommation. Il note qu'il y a des conditions techniques: que les résidus soient produits en grande quantité, que les machines et les sciences aient fait suffisamment de progrès pour rendre les déchets utilisables. Mais, in fine, "C'est naturellement le renchérissement des matières premières qui pousse à l'utilisation des résidus"3. Ce sont les prix de marché auxquels elles peuvent se procurer leurs matières premières qui orientent les choix d'investissement des entreprises. Tant qu'ils restent bas, aucun investissement significatif ne se fera dans l'économie circulaire. Et quand les prix seront assez élevés pour justifier un investissement, c'est que l'épuisement de la ressource aura commencé. Le marché est incompatible avec une gestion raisonnée des ressources. Inefficacité du marché Le secteur de l'électricité est une bonne illustration des effets de cette course au profit. Comme le montre Marx dans ce même Livre 3, un des déterminants du niveau du taux de profit est "la rotation du capital", qui peut être assimilée au délai nécessaire pour que l'investissement génère le profit qu'on en attend. Plus ce délai est court, plus le taux de profit est élevé. Or le secteur électrique se caractérise par des temps de retour sur investissement très long. Une dizaine d'année est nécessaire à la construction d'une centrale nucléaire ou hydraulique avant qu'elle ne produise le moindre kWh et il faut ajouter de lourds investissements dans les réseaux. Cette accumulation de capital peu productif de profit a toujours rendu peu attractif le secteur électrique aux yeux des capitalistes. Et c'est une des raisons qui explique qu'un peu partout dans le monde, jusque dans les années 1980, ce secteur était sous contrôle public. Marx a aussi montré que le taux de profit a une tendance naturelle à diminuer. Parce que les capitalistes, pour améliorer la productivité, accumulent du capital productif et réduisent les dépenses de main d'œuvre. "Puisque l'importance du travail vivant diminue continuellement par rapport aux...moyens de production qu'il met en œuvre, ... la quantité de travail vivant non payé, la quantité de plus-value, doit diminuer continuellement par rapport au capital total. Le rapport entre la plus- value et le capital total étant l'expression du taux du profit, celui-ci doit donc diminuer progressivement."4 Et les capitalistes sont contraints en permanence à prendre des mesures pour tenter de compenser cette baisse. L'une de ces mesures, que l'histoire de la libéralisation du secteur de l'électricité illustre bien, est ce que Marx appelle " la dépréciation du capital existant". Le premier moyen de rétablir le taux de profit est d'augmenter la masse de profit sans trop augmenter la masse de capital nécessaire pour générer ce profit. Un des moyens d'augmenter la masse de profit est de trouver de nouvelles sources de profit. Le secteur de l'électricité était une proie de choix pour le capital: l'essentiel des investissements nécessaires avaient été fait au cours des trois décennies d'après guerre et les technologies avaient évolué donnant accès à des centrales à gaz plus efficaces et moins 2 Karl Marx, Le Capital, Livre 3, 1894. Editions sociales 1974 Page276 3 Op. cit. p. 119 4 Karl Marx, Le Capital, Livre 3, Girard et Brière éditeurs.1901 Page 229 capitalistiques. Dans les années 1980, le secteur électrique était donc redevenu profitable. C'est ce qui a conduit les Etats capitalistes à ouvrir le secteur à la concurrence et à y rétablir les mécanismes de marché. Cette concurrence a eu des effets dévastateurs. Car pour qu'il y ait concurrence, il faut qu'il y ait des surcapacités de production. On a assisté à un surinvestissement massif en centrales à gaz. Le parc de production s’est retrouvé surdimensionné au point que les compagnies électriques européennes ont engagé au début des années 2010 un programme de fermeture de centrales de 50 GW soit la capacité de production cumulée de trois pays comme la Belgique, le Portugal et la République Tchèque. Cette "suraccumulation" pour reprendre le terme de Marx a donc conduit à une "dévalorisation", c'est à dire un gâchis de capital monstrueux. Capitalisme vert? Ces exemples montrent que le marché est impuissant à orienter les entreprises vers des décisions vertueuses de réduction de la pollution ou d'économies de ressources. Pourtant, les mesures politiques, économiques et fiscales qui constituent aujourd'hui la "transition écologique" libérale visent toutes à perpétuer les mécanismes de marché mais à corriger ses "défaillances". Le marché libre est supposé assurer le juste prix, mais dans certains cas, il n'intègre pas des coûts cachés qui sont supportés par la société (les "externalités") et non uploads/Finance/ a-tournebise-transition-ecologique-marx.pdf
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- Publié le Mai 02, 2022
- Catégorie Business / Finance
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