COMMENT JE TRADUIS “EREIGNIS” Quand j’ai communiqué à Madame Schüßler le titre
COMMENT JE TRADUIS “EREIGNIS” Quand j’ai communiqué à Madame Schüßler le titre de cette conférence, je ne me suis pas bien rendu compte, sur le moment, qu’il pouvait s’entendre comme un titre prétentieux. Or ce n’est pas du tout mon intention de venir ici “faire le malin”, attitude contre laquelle on ne saurait assez se mettre en garde. Je viens au contraire devant vous faire le point d’un travail qui n’est pas encore arrivé à son terme – un travail pour lequel il me faut sans désemparer battre le rappel de tout ce dont je suis capable. Je vous prie donc d’entendre ce titre simplement, comme impliquant tous les doutes qui naissent des difficultés que je n’ai cessé de rencontrer dans ce travail. Depuis qu’a paru (en mars 1984) le tome 53 de l’Édition intégrale de Heidegger, il ne se passe pas de jour sans que m’en revienne à la mémoire la page 76, et en particulier la phrase : « Sage mir, was du vom Übersetzen hälst, und ich sage dir, wer du bist.» Permettez-moi de commencer le travail d’aujourd’hui en rassemblant quelque peu ce que cette phrase me donne à penser. Au premier abord, elle dit simplement : « Dis moi ce que tu penses de la traduction, et je te dirai qui tu es.» Nous connaissons en français des locutions proverbiales de ce type – par exemple : « Dis-moi qui tu fréquentes, et je te dirai qui tu es. » Il y a sans doute profit à porter attention aux proverbes. Mais je ne crois pas qu’aucun de nous soutiendra l’opinion selon laquelle Heidegger entend ici ramener sa pensée à la mesure de la sagesse des nations. C’est beaucoup plus compliqué que cela. Assurément, existe en allemand la locution interrogative « Was hälst du davon ? », dont la “signification” – comme on dit – est bien quelque chose du genre de : qu’en penses-tu, au sens de : quelle est ton opinion sur le sujet ? Mais “traduire”, est-ce bien : trouver comment se dit dans une “langue d’accueil” (ainsi a-t-on pris l’habitude hideuse de le formuler) ce qui est dit préalablement dans une autre langue ? Aussitôt se pose la question : si ce n’est pas cela, qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ? Mais avant de chercher ce que cela pourrait être – pire : avant de nous abandonner à cette manie si caractéristique des êtres non entièrement éduqués d’échafauder des théories avant même d’avoir pris sérieusement contact avec ce qui est, commençons par 1 le commencement : c’est-à-dire observons avec la plus patiente attention comment parle une langue, en l’occurrence, l’allemand. C’est ici même que poignent les difficultés d’écoute. Pour bien pouvoir écouter, il faut commencer par ne pas traduire, pour au contraire aller là où l’autre langue parle, où elle parle avec ses mots et avec ses tournures. « Was hälst du davon ? » Le verbe “halten” dit le fait de tenir. En français aussi, on peut faire usage du verbe “tenir” pour dire une certaine façon de penser. Si je dis : “je tiens Marina Zvétaieva pour une traductrice exemplaire”, j’exprime bien l’opinion que, sur ce point particulier, j’ai d’elle. Mais il faut aussitôt remarquer que l’on dit en français : “tenir pour” – alors que la locution allemande énonce, “translitéré” en un français impossible : “Que tiens-tu de cela” ? Dans notre langue, cette translitération ne présente d’abord tout simplement pas de sens! Et comme rester immobile, mais attentif, face à ce qui d’entrée de jeu ne présente pas de sens est une attitude humainement difficilement tenable, nous nous réfugions vite auprès des significations reçues, même si cela nous fait abandonner le terrain où nous étions censés rester. « Was hälst du davon ? » – la locution allemande – n’est évidemment pas pour les Allemands un non-sens. Comment l’entendent-ils alors ? Notons pour commencer que le verbe halten est ressenti dans l’usage comme proche du verbe haben – ce qui n’étonnera que ceux qui n’ont pas de rapport à l’espagnol, où “avoir” se dit : tener. “Halten”, il faut donc que nous l’entendions dans sa proximité à “haben”. Cela nous invite à ne pas restreindre l’acception de “avoir” – en particulier à ne pas opposer d’emblée “être” et “avoir”, suivant une forme particulièrement retorse de sophistique récurrente. “Avoir” se comprend factivement, pas moins que “être”, [ainsi que toute parole, si l’on en croit Nietzsche] à partir de tout un ensemble de gestes. Il n’est un comportement figé et crispé qu’au sein d’une perversion. Avoir, c’est d’abord s’occuper de ce qu’on a, en prendre soin, observer à son égard une tenue qui permette à ce que l’on “a” d’être pleinement ce que c’est. Voilà qui est dit encore abstraitement. Essayons de le vérifier de façon plus apercevable. En allemand, le verbe “haushalten” – littéralement : tenir la maison – désigne ce que les Grecs nommaient “”. Au XVIème siècle, chez nous, l’ami de Montaigne, Étienne de la Boëtie, donne tout naturellement à sa traduction de l’Économique de Xénophon le titre : La Ménagerie. Permettez-moi de vous rapporter en passant un souvenir que j’ai gardé de Heidegger et qui, pour moi, reste très précieux, car il me rappelle l’une des très rares fois où je l’ai entendu parler spontanément français. Il était 2 question de l’installation de Jean Beaufret dans sa nouvelle maison de Saint- Didier. Heidegger, visiblement piqué de curiosité, nous demanda – je le répète : en français –, à François Vezin et à moi-même : « Qui ménage ?» Aujourd’hui, dans notre langue, on n’entend plus le verbe “ménager” dire : “tenir une maison”; il se comprend directement comme “économiser”, dans l’acception, elle-même amoindrie, de : “traiter en prenant des précautions” (“Qui veut voyager loin ménage sa monture”). Or, si l’on réfléchit, on s’aperçoit que “tenir la maison”, cela ne se peut tout simplement pas si l’on est avaricieusement crispé sur l’unique souci de ne pas dépenser trop. L’économie vraie1 reste toujours, sans aucun doute, un exercice périlleux d’équilibre, mais elle se consacre au premier chef à ménager le rapport le plus fluide possible, le plus inventif – c’est-à-dire : le rapport le plus poétique qui soit – entre “doit” et “avoir”. Bref : Halten correspond bien à “tenir”, si seulement nous nous souvenons que tenir, cela pourrait bien être avant tout : tenir le pas gagné. Il s’agit à présent de sauter. Je précise pourtant que le saut n’est pas encore la traduction de cette phrase, mais ce qui doit la rendre possible. « Was hälst du vom Übersetzen ? » Que retiens-tu, quelle leçon tires-tu, quelle tenue apprends-tu – qu’est-ce que tu obtiens pour ta propre tenue… ∅ Vom Übersetzen. Ce sont ces deux derniers mots qui ont – et pour cause – le plus de poids. Et puisque nous en sommes à sauter, il se pourrait bien (c’est une vraie question !) que dans le “titre proprement dit” des Beiträge zur Philosophie vom Ereignis, il s’agisse du même vom que dans : vom Übersetzen. Non que je veuille hâtivement ramener l’un à l’autre. Pour le moment, l’unique objet de la remarque vise à augmenter encore notre prudence, pour que nous puissions observer avec toute l’attention requise le sens, ou pour être plus précis : la direction, l’indication topologique de ce “vom”. Voyons à présent la traduction de la première partie de la question (“… was hälst du…”). Je propose : Que tiens-tu, qu’obtiens-tu et que retiens-tu… [du fait de traduire] ? Car il s’agit bien là en fait d’une leçon, si tant est qu’une leçon, à proprement parler, c’est d’abord ce que l’on reçoit – et non pas ce que l’on 1 Dans l’économie vraie, la fluidité dont je parle devient si vive qu’en elle arrive à s’opérer une transsubstantiation du genre de celle que note en 1922 Ossip Mandelstam ( Le blé humain, in Été froid /& autres textes, traduit du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, Actes Sud, 2004 ), «…le bien, dans sa signification éthique et le bien dans sa signification économique […] sont à présent une seule et même chose.» Faut-il préciser que l’”économie de marché” (tout comme l’économie planifiée, d’ailleurs) se situe àproprement parler à l’exact aphélie de l’économie vraie 3 donne. Le seul fait de vouloir “donner une leçon” annule aussitôt en cette dernière toute chance qu’elle puisse en être une. Et tout bien considéré, l’on reçoit une leçon dans l’exacte mesure où la recevoir, c’est tout à coup savoir que l’on s’y tiendra, parce qu’on y a du même coup appris pourquoi il faut désormais s’y tenir. Passons à vom Übersetzen. La leçon qu’il s’agit de retenir, elle vient de Übersetzen – vom Übersetzen. “Von dem Übersezten” est un index formel de provenance. Mais d’une provenance tout entière devenue elle-même grosse de leçon, du fait que l’on se sent désormais capable d’en recevoir. C’est en ne cessant de se remettre au métier de traduire que l’on finit par obtenir ce qu’il s’agira ensuite de tenir, de posséder, c’est-à-dire uploads/Finance/ francois-fedier-comment-je-traduis-ereignis.pdf
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- Publié le Jan 07, 2022
- Catégorie Business / Finance
- Langue French
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