Octave M I R B E A U LE CHANTAGE J’étais, l’autre jour chez un mien ami qui, en

Octave M I R B E A U LE CHANTAGE J’étais, l’autre jour chez un mien ami qui, entre autres avantages, a celui de posséder une immense fortune, dont il fait le plus noble usage. – Tenez, me dit-il, en me présentant un journal financier qu’il venait de recevoir, et où je remarquai tout de suite un petit entrefilet, encadré de raies au crayon rouge. Et je lus ce qui suit. Le sieur X… (on désignait mon ami) a prêté à un industriel connu une somme de seize cent mille francs sur des titres valant deux millions cinq cent mille francs. Le remboursement n’ayant pas eu lieu aux époques fixées, le sieur X… a simplement vendu les titres. Bénéfice net : neuf cent mille francs. Suivaient quelques considération charmantes sur la probité de mon ami. Il ouvrit sa caisse et me montra des titres qui y étaient entassés. – Ces titres qu’on m’accuse d’avoir vendus, les voici. Et ce n’est pas tout, savez-vous ce qu’ils valent aujourd’hui ? Cent cinquante mille francs, au cours de la Bourse. Dans deux mois ils ne vaudront peut-être plus rien. Ainsi je perds seize cent mille francs. Et par-dessus le marché, c’est moi qui suis le voleur ! Comment trouvez-vous cela ? – Tout naturel, répondis-je. C’est du journalisme. – Comment, du journalisme ?… Du chantage, vous voulez dire. – Eh bien ! c’est la même chose. Vous vous étonnez de cela ? En vérité, vous êtes bien naïf. Mais c’est à un tel point, maintenant, et le public est tellement imbu de cette vérité qu’on ne peut plus, dans un journal, critiquer quelqu’un ou quelque chose, ou bien en faire l’éloge, sans que vous soyez immédiatement suspecté de l’avoir fait pour de l’argent1. On tarife vos admirations, on met des prix courants sur vos haines ; il ne vous est plus permis d’avoir une opinion à vous et de l’imprimer librement, honnêtement, dans toute la sécurité de votre conscience. On dira : « C’est payé ! » et c’est non seulement le public qui le dit, mais c’est le journaliste qui l’affirme. – Avez-vous lu la chronique de X… ce matin ? – Oui. Savez-vous ce qu’il a touché pour cela ? Ou bien : – Ça vaut bien cinq mille francs. Voilà où nous en sommes, en l’an de presse 1885. Et comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Mais voyez donc ce qui se passe ! Des journaux partout, dans les caves, au premier, sous les combles. Cela pousse, s’étale, pullule sur tous les fumiers de la politique, des finances, de la littérature, du monde2. De même que, sur toute la ligne des boulevards, il n’y avait pas une maison qui ne contînt un tripot3, on peut dire qu’il n’y a pas un étage qui n’abrite un journal. Il naît, on ne sait pourquoi, végète quelques jours on ne sait comment, et puis disparaît. À un autre. Il y a le journal qui exploite les hommes politiques, les hommes de finance et de Bourse, celui qui exploite les artistes, les sportsmen, les industriel, les médecins, les avocats, les dentistes, les restaurateurs. Chaque profession, si humble qu’elle soit, a derrière elle un journal braqué, de petit ou de gros calibre, qui toujours tire sur elle à articles rouges 1 C’est ce qui arrivera à Mirbeau, à l’occasion d’un article sur Claude Monet paru dans Le Figaro, comme il l’expliquera au peintre dans sa lettre du 10 février 1891 (Correspondance avec Monet, pp. 118-119) : le Conseil d’Administration du journal soupçonnera Francis Magnard d’avoir publié l’article moyennant six mille francs versés par la galerie Goupil et partagés avec Mirbeau… 2 Le 21 août 1880, La Lanterne recense 94 quotidiens parisiens, totalisant un tirage de trois millions et demi d’exemplaires… À quoi il convient d’ajouter une myriade de journaux financiers éphémères et un bon millier de journaux provinciaux. 3 Depuis l’automne 1884, Mirbeau mène campagne contre la croissance et l’impunité des tripots coupe-gorges, symptômes de la décadence du pays, dans les colonnes du Gaulois et de La France. et lui envoie la mitraille de ses entrefilets. Nous avons vu les journaux qui exploitent les cocottes, les tables d’hôtes et les tripots. Mais ce sont les banquiers et les sociétés de crédit qui ont surtout la préférence, parce que là on tire à coup sûr, et que l’ennemi répond en vous bombardant de chèques, de billets de banque ou de louis d’or. Vous comprenez qu’il faut bien que ces innombrables journaux, si mal qu’ils vivent, vivent pourtant de quelque chose. Ce n’est pas des lecteurs, ni de l’abonné, qui se sont éparpillés un peu partout ; ce n’est pas des annonces, qui se restreignent tous les jours et tous les jours baissent de prix ; ce n’est pas des émissions, qui ne vont plus ou qui s’en vont à Berlin réjouir les bulletins financiers allemands. Autrefois, les journaux étaient moins nombreux : la clientèle plus compacte et la publicité honnête plus sérieuse suffisaient à leurs besoins et à leurs appétits. Aujourd’hui, elles ne suffisent plus. Il faut trouver autre chose. Alors quoi ? Ils cherchent les endroits accessibles où est l’argent, et ils en font le siège par la calomnie souvent, par la diffamation ou simplement l’insinuation. c’est vous – et les autres – qui payez les frais et rétablissez l’équilibre4. D’ailleurs, ne vous plaignez pas trop, car tout cela est un peu votre ouvrage. Tous vous vous adressez à la presse, et vous désirez qu’elle soit votre intermédiaire auprès du public. Vous la payez, c’est bien. Mais comme vous lui demandez des besognes délicates, vous créez entre elle et vous une sorte de complicité, d’acoquinement, dont vous devez être fatalement la dupe. Et elle profite de cette situation. Quoi de plus humain ? Et puis, rendez-vous compte de ceci : c’est que le public, qui crie si fort contre la presse, a le plus grand tort de crier, car le mal vient de lui. Pour amadouer la presse et en tirer profit, il n’y a pas de caresses qu’il ne lui fasse, et il a toujours, avec elle, la main à la poche. Il ne se fonde pas un cercle, pas un restaurant, pas une brasserie, il ne se fonde rien, pour mieux dire, que la presse ne soit aussitôt invitée à un banquet, à un souper, à quelque plaisir où l'on mange et où l’on est payé. On la gave de turbots sauce aux câpres et de filets Madère. Elle devient exigeante. C’est par des écrevisses bordelaises qu’on commence ; c’est par des billets de banque qu’on finit. La progression est logique. Partout où la presse va, les meilleures places sont pour elle et elle ne paie nulle part. Elle s’étale au théâtre, dans des loges gratuites5 ; elle dort en chemin de fer dans des coupés donnés ; elle couche à l’œil dans les lits d’hôtel, et les dîners lui sont offerts avec mille sourires. Chacun s’efforce de l’entretenir et de l’amuser du mieux qu’il peut. Si parfois elle rencontre sur son chemin une résistance, si on lui apporte une note, si elle reçoit une facture, dame, elle crie ! De là à vivre d’universelles exploitations, de là à sauter des cuisines du restaurateur aux coffres-forts du banquier, la distance n’est pas longue. On vous vole seize cent mille francs, et le monsieur qui a fait ce coup de premier ordre vous accuse par surcroît de l’avoir volé. Ne croyez pas que ce soit uniquement pour le stérile plaisir de vous être désagréable, c’est qu’il espère, à cause de votre situation en vue et des intérêts que vous défendez, que vous voudrez bien, pour le faire taire, lui donner quelques autres billets de mille francs. Le journalisme est souvent ainsi : il ne nous montre l’envers des choses que parce qu’il compte qu’il se trouvera toujours quelqu’un pour l’obliger, moyennant finances, à nous en montrer l’endroit. Une question d’optique financière, tout est là. Tout cela est du chantage, d’accord. Mais à qui la faute ? – Mais tous les journalistes ne sont pas ainsi, voyons ! dit mon ami, qui désirait que je le rassurasse. – Sans doute, il y a, Dieu merci, d’honnêtes gens, et j’en connais beaucoup. Mais allez donc les reconnaître dans le tas ! Soyez assuré qu’ils participent, eux les bons, eux les délicats, eux les consciencieux, à la mauvaise réputation des autres, et c’est tellement vrai, et ils s’en rendent 4 Pierre Albert, qui a étudié la presse à l’époque de son apogée, dans le tome III de l’Histoire générale de la presse française (P.U.F., 1972, p. 261), écrit à propos des journaux financiers, « feuilles hebdomadaires », que certaines étaient « largement diffusées gratuitement dans la clientèle des rentiers », mais que « beaucoup » d’autres « n’étaient que des feuilles de chantage au tirage confidentiel, qui servaient à quelques affairistes, au casier judiciaire chargé, à rançonner les grands établissements de crédits, sous la menace de publier des articles compromettants auxquels un tirage exceptionnellement élevé aurait uploads/Finance/ octave-mirbeau-le-chantage.pdf

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  • Publié le Aoû 02, 2021
  • Catégorie Business / Finance
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