Un texte de Leslie Pean Page 1 Haïti : Corruption et gestion chaotique de la so

Un texte de Leslie Pean Page 1 Haïti : Corruption et gestion chaotique de la société vendredi 26 septembre 2012 Par Leslie Péan 1. Introduction Au moment de l’accession de François Duvalier à la présidence en 1957, la société haïtienne portait depuis longtemps en son sein les germes de la corruption des représentations sociales et des institutions dont son régime kann kale allait accoucher. Dans le contexte de la dictature sanguinaire ainsi instaurée, l’explosion démographique s’est combinée à la diminution accélérée des ressources matérielles pour contraindre des centaines de milliers de familles à faire dans un premier temps des ajustements extrêmement douloureux et à accepter l’horreur du pouvoir macoute à vie. L’étape suivante a été l’émigration massive, à pied, par avion et par bateau. La fabrication de représentations sociales de la corruption comme voie de sortie de cet enfer n’est pas qu’une simple vue de l’esprit. En effet, comme l’explique Serge Moscovici, « les représentations sociales sont des entités presque tangibles. Elles circulent, se croisent et se cristallisent sans cesse à travers une parole, un geste, une rencontre, dans notre univers quotidien. La plupart des rapports sociaux noués, des objets produits ou consommés, des communications échangées, en sont imprégnés [2] ». La solution à de nombreux problèmes de notre société a toujours été la corruption. La chute de l’ange a eu lieu même avant 1804. Trois siècles précédents de corruption esclavagiste et coloniale ont incrusté dans les têtes et les cœurs la logique bizarre des 128 couleurs de peau rapportée par Moreau de Saint-Méry avec une « fourchette » de valeurs correspondantes. De 1503 à 1803, cette corruption de la perception visuelle s’est imposée en divisant les individus selon leur apparence physique pour légitimer ou tenter de légitimer la féroce exploitation des uns par les autres. Les structures mentales et autres ayant permis aux Français d’instaurer l’ordre cannibale qui a financé leur révolution industrielle ont fini par craquer sous le poids des contradictions Un texte de Leslie Pean Page 2 intrinsèques du régime esclavagiste. Et Haïti est venue au monde avec un héritage de malédictions et de tares que nous n’avons pas cessé d’entretenir dans nos corps et dans nos consciences. Avec le « Plumez la poule, mais ne la laissez pas crier » de Dessalines et le « Voler l’État, ce n’est pas voler » de Pétion, l’acte ou le comportement délictueux s’est trouvé légitimé au plus haut niveau dans notre pays. Au fil du temps, la corruption n’est pas restée figée dans son historicité. Elle s’est propagée dans toutes les sphères de la société et à tous les niveaux jusqu’en 1958 où elle va prendre un tour nettement catastrophique. Ainsi, ne serait-ce que pour s’enfuir, pour avoir le visa de sortie, pour le non desann, il fallait chaque fois corrompre et se corrompre. À n’importe quel prix. De quelque façon que ce soit. Avec de l’argent dans le cas des hommes, des faveurs sexuelles dans celui des femmes, et tutti quanti. Le temps maudit de toutes les bassesses s’installe et perdure depuis. Il s’agit là d’une évidence. Une « réalité de premier ordre », pour employer le langage de Paul Watzlawick [3] de l’école de Palo Alto, en Californie. Étant donné que sans elle on ne pouvait pas rester en vie, la corruption s’est incrustée dans nos structures mentales, notre réalité, au point qu’il est devenu tout à fait normal pour certains de la pratiquer, et pour d’autres de la défendre. Pour les bénéficiaires d’abord, mais aussi pour les victimes, dont certains se disent : « Yon jou pou chasè yon jou pou jibye. » La corruption s’est donc enracinée par-delà les luttes menées contre elle depuis des décennies par les tenants des thèses qui la réduisent malheureusement à une simple affaire d’argent, de petits ou de gros sous. Or, paradoxalement, l’aspect vénal de la corruption ne gênait pas auparavant. Des âmes charitables y voyaient même un lubrifiant pour les rouages de l’appareil de production et du mécanisme des échanges internationaux, ou même une forme de magie capable de transformer la médiocrité en excellence. Le magistrat français Jean de Maillard n’a-t-il pas écrit, en 2010 : « La fraude est un rouage essentiel de l’économie [4]. » Ce que la crise financière internationale actuelle démontre magistralement [5]. Du « banditisme légal », aurait-on dit en Haïti. Les arguments mis en avant par les tenants de l’agitation-propagande (agit-prop) du courant néoduvaliériste contemporain témoignent encore de la volonté des groupes conservateurs de revenir à l’état de prédation et de criminalité du temps de Papa Doc et de Baby Doc. Il s’agit de reconduire l’alliance de Duvalier avec la mafia des escrocs et des affairistes pour rétablir en Haïti la paix des cimetières. D’où la projection d’un durcissement étatique devant plonger lasociété dans l’état d’esprit qui la fera basculer dans une violence non plus symbolique, mais physique. À partir de cette forme de conscience archaïque qui, selon Anténor Firmin, représente « la nuit qui règne dans le cerveau populaire en Haïti [6] ». 2. La défaite du respect et de la décence les plus élémentaires Aujourd’hui, la société haïtienne est en pleine décomposition. Le chanteur Sweet Micky l’avait proclamé dès 1999 dans un premier CD intitulé 100 % Kaka, confirmé en 2001 avec un deuxième, 200 % Kaka, et enfin entériné en 2002 avec un troisième, 400 % Kaka. Édités sous le label Mad Dog, ces trois CD forment un coffret recélant une masse d’obscénités qui ne sont pour le chanteur que le reflet de la mentalité dominante de la société haïtienne. L’essence de son identité. Les raisonnements farfelus des fanatiques du chanteur dans les classes sociales dites supérieures seraient une preuve irréfutable de la corruption ossifiant les valeurs et affectant encore plus les milieux éduqués que ceux jouissant d’un faible niveau d’instruction [7]. Un texte de Leslie Pean Page 3 Son audience est la preuve par quatre du constat d’échec de la société. Corruptionpsychologique, inconsciente, dans laquelle l’argent proprement dit n’aurait aucune place et qui propage avec banalité des insanités sans réflexion aucune sur l’éthique même la plus élémentaire. Exit respect et décence. Conscient de la dérive malsaine du milieu devant ses paroles décousues, le chanteur aurait décidé d’exprimer son propre dégoût dans les trois CD, réalisés et diffusés, prétend-on, à son insu. Mais le drame est que son discours n’est pas toujours équivoque. Souvent, il dit ce qu’il pense et il pense ce qu’il dit. Et il le dit clairement. Signe des temps, diront certains, car n’a-t-on pas vu au Canada, en décembre 2011, le député libéral de Papineau, Justin Trudeau, traiter son collègue Peter Kent de « merde » à Ottawa [8] ? Président de la République, Michel Martelly semble avoir mis une sourdine aux invectives et grivoiseries dans ses discours, surtout depuis qu’il a frôlé la mise en branle de la Haute Cour de justice, après son « chirépit » et ses altercations dramatiques avec le député Arnel Bélizaire conduisant à l’arrestation et à la détention illégale de ce dernier en octobre 2011. Mais l’ombre de la politique « excrémentielle », scatologique, n’a pas totalement disparu. Elle reste suggestive. La corruption du sens à travers le détournement explicite de la vérité, la corruption de l’inconscient, des symboles, se propage de manière hallucinante. Or, la prise de conscience de cette décadence est abordée uniquement ou essentiellement sur le mode économiciste, financier et comptable. C’est que la corruption est une arme à plusieurs tranchants. Elle a rendu service au capitalisme et lui a permis de miner les pays socialistes en développant chez eux une bourgeoisie dite communiste. Tâche accomplie, certains voudraient aller plus loin et envisagent même une réforme du capitalisme ou mieux, sans jeu de mots, lacorruption du capitalisme par… l’honnêteté. Cela dit, nous savons tous comment s’est faite l’accumulation du capital. « Nous sommes devenus riches, écrit Werner Sombart, théoricien allemand du capitalisme, parce que des races entières, des peuples entiers sont morts pour nous ; c’est pour nous que des continents ont été dépeuplés [9]. » En attendant, pour les pays comme Haïti, l’accent est mis sur la nécessité de gérer avec transparence et efficacité les capitaux mis à la disposition de l’État par les bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux. Sur ce chemin, les aspects culturels, sociaux et politiques de lacorruption sont marginalisés, quand ils ne sont pas carrément mis sous le boisseau. 3. L’organisation sociale du lese grennen L’approche de la lutte contre la corruption par la gestion et la bonne gouvernance passe à côté du problème. Elle ne prend pas en compte les agencements du réel par le symbolique, agencements qui surdéterminent nos actes à partir de notre appréhension du réel. Nous avons tenté de cerner la corruption des valeurs en Haïti dans quatre volumes publiés sous le titre Haïti, économie politique de la corruption [10] qui couvrent la période 1791-1990. La tâche immense d’édifier une nouvelle société sur de telles ruines passe par une recomposition sociale intégrant tous les clivages afin de jeter les bases de nouvelles fondations. Un tel travail ne uploads/Finance/haiti-corruption-et-gestion-chaotique-de-la-societe-par-leslie-pean-26-septembre-2012.pdf

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  • Publié le Jui 25, 2022
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