■ : ROGER CAILLOIS MÉDUSE ET Cie Ό - # / / * GALLIMARD 5, rue Sébastien-Bottin,
■ : ROGER CAILLOIS MÉDUSE ET Cie Ό - # / / * GALLIMARD 5, rue Sébastien-Bottin, Paris ΥΠ· Il a été tiré de t édition originale de cet ouvrage vingt-cinq exem plaires sur vélin pur fil Lafuma Navarre numérotés de ι à 25. Tous droits d'adaptation, de reproduction et de traduction réservis pour tous pays, y compris V UM.S.S. © i960 Librairie Gallimard, LE PROBLÈME SCIENCES DIAGONALES Le progrès de la connaissance consiste pour une part à écarter les analogies superficielles et à décou vrir des parentés profondes, moins visibles peut- être, mais plus importantes et significatives. Au xvrne siècle, il paraît encore des ouvrages de zoo logie qui classent les animaux par le nombre de leurs pattes et qui mettent, par exemple, le lézard à côté de la souris. Aujourd'hui, il entre sous la même rubrique que la ^couleuvre qui n'a pas de pattes du tout, mais qui, comme lui, est lovipare I et recouverte d'écailles. Ces caractères ont apparu à juste titre de plus de conséquences que celui qui avait frappé d'abord : le nombre des pattes. De la même manière, on sait bien que, malgré l'ap parence, la baleine n'est pas un poisson, ni la chauve-souris un oiseau. J'ai pris à dessein un exemple élémentaire et incontestable. Mais dès qu'on étudie, même très sommairement, l'histoire de la constitution des sciences, on s'aperçoit du nombre presque infini de pièges que les savants ont dû sans cesse éviter ΙΟ MEDUSE ET C1C pour identifier les distinctions utiles, celles qui délimitent le champ de chaque discipline. Ces pièges, ces apparences trompeuses, ne sont d'ailleurs pas de simples feintes, à vrai dire ne sont même pas des apparences. Ce sont des réalités auxquelles est finalement attaché un coefficient d'importance moindre que celui qui est accordé à certaines autres. Il est exact que le lézard ou la tortue ont quatre pattes comme ces mammifères qu'ils ne sont point, et que la chauve-souris, qui n'est pas un oiseau, a des ailes. Glassifier, c'est donc faire le meilleur choix pos sible entre des caractères dïstinctifs. Les caractères éliminés ne sont pas fallacieux à proprement par ler; ils correspondent seulement à des classifica tions qui aboutiraient vite, ou plus vite, à des difficultés, à des incohérences ou à des contradic tions. Il reste que, selon le point de vue, ces classifica tions subsidiaires ou laissées pour compte peuvent soudain redevenir essentielles. Si j'ai l'intention d'étudier le fonctionnement des ailes, il est clair que je dois cette fois réunir les chauves-souris aux oiseaux et même aux papillons, faire le dénom brement de toute la gent ailée, quelles que soient les raisons (décisives, je le reconnais) qui ont conduit à en répartir les membres en espèces dif férentes : lépidoptères invertébrés, oiseaux verté brés, etc. A supposer que je veuille examiner un SCIENCES DIAGONALES I I aspect particulier de ce fonctionnement des aiîes, le vol au point fixe par exemple, c'est-à-dire le maintien du corps immobile, suspendu dans l'air à la même place par des battements vibratiles, je ne pourrai faire autrement que de recourir à des illustrations qui n'appartiennent pas à des espèces proches ; l'oiseau-mouche et le sphingide macro- glosse, qui pareillement se suspendent au-dessus d'une fleur pour s'y nourrir à distance à l'aide d'une trompe ou d'un long bec effilé. Chacun admet la légitimité, la nécessité même de la démarche. A y regarder de plus près, je remarque toutefois que celle-ci n'est tolérée qu'au tant qu'elle reste dans les limites d'une même science ou d'un même règne. Les sciences en effet correspondent aux règnes et leur système forme le meilleur décalque des divisions fondamentales de la nature. D'où l'interdiction tacite de rapprocher des phénomènes appartenant à des règnes diffé rents et qui, partant, relèvent de sciences diffé rentes. Une sorte de réflexe pousse le savant à tenir pour sacrilège, pour scandaleux, pour déli rant, de comparer, par exemple, la cicatrisation des tissus vivants et celle des cristaux. Cependant, il est de fait que les cristaux comme les organismes reconstituent leurs parties mutilées accidentelle ment et que îa région lésée bénéficie d'un sur croît d'activité régénératrice qui tend à compen ser le dommage, le déséquilibre^ la dissymétrie 12 M É D U S E E T G l e créée par la blessure1. N'y a-t-îl là qu'analogie trompeuse ? que métaphore pure et simple ? Tou jours est-il qu'un travail intense rétablit la régu larité dans le minéral comme chez ranimai. Je sais, comme tout le monde, l'abîme qui sépare la matière inerte de la matière vivante. Mais j'ima- i gine aussi que l'une et l'autre pourraient présenter des propriétés communes, tendant à rétablir l'in tégrité de leurs structures, qu'il s'agisse de matière inerte ou vivante. Je n'ignore pas non plus qu'une nébuleuse qui comprend des milliers de mondes et la coquille sécrétée par quelque mollusque marin défient la moindre tentative de rapprochement. I. Cf. Mémoire de Pasteur en 1857 dans les Annales de Chimie et de Physique {3e série, XLÏX, pp. 5-31) : « Il résulte de l'ensemble de ces observations (accroissement des cristaux de bimalate d'am moniaque) que, quand un cristal a été brisé sur l'une quelconque de ses parties et qu'on le lepîace dans son eau-mère, en même temps qu'il s'agrandit dans tous les sens par un dépôt de partï- cufes crisfaïiïnes, un travail très actif a Îreu sur la partie brisée ou déformée; et en quelques heures il a satisfait non seulement à la régularité du travail général sur toutes les parties du cristal, mais au rétablissement de la régularité dans la partie mutilée. » De façon très significative, Pasteur aperçoit le rapprochement pos sible avec la cicatrisation des plaies, mais sa prudence le conduit à noter ie fait, sans prendre parti : « Beaucoup de personnes aime ront à rapprocher ces faits curieux de ceux que présentent les êtres vivants lorsqu'on leur a fait une blessure plus ou moins profonde. La partie endommagée reprend peu à peu sa forme primitive, mais le travail de reformation des tissus est, en cet endroit, bien plus actif que dans les conditions normales ordi naires. » — Cité par J, NIGOLLE : La Symétrie dans la Nature et les Travaux des Hommes, Paris, 1955, p. 75. SCIENCES DIAGONALES 13 Pourtant, je les vois toutes deux soumises à la même loi de développement spiral. Qui plus est, je ne m'en étonne pas, car la spire constitue par excellence la synthèse de deux lois fondamentales de l'univers, la symétrie et la croissance; elle compose l'ordre avec l'expansion. Il est presque inévitable que le vivant, le végétal ou les astres s'y trouvent également soumis. L'opposition de la droite et de la gauche se retrouve dans tous les règnes, depuis le quartz et l'acide tartrique jusqu'à la coquille de l'escargot, toujours dextrogyre à de rarissimes exceptions près, et jusqu'à la prééminence de la main droite chez l'homme. Ce contraste permanent, qui apparaît dans la structure intime de la madère, comme dans Panatomie des êtres vivants, Pasteur en 1874 songeait à l'expliquer par quelque influence cos mique ou par le mouvement de la terre. L'énigme est demeurée sans solution. Il reste qu'il est après tout vraisemblable de conjecturer que cette solu tion, quelle qu'elle soit, est la même pour tous ces cas disparates qui intéressent la chimie, la cris tallographie, la zoologie, la sociologie, l'histoire des religions, et même celle de l'art et du théâtre, car, sur la scène et dans un tableau, la droite et la gauche ne sont pas non plus équivalentes. De façon analogue, une loi d'économie identique doit expliquer la symétrie rayonnée des oursins, des astéries et des fleurs. Sur le clavier entier de la 14 MÉDUSE ET G l e nature apparaissent ainsi de multiples analogies dont il serait téméraire d'affirmer qu'elles ne signi fient rien et qu'elles sont seulement capables de flatter la rêverie sans pouvoir inspirer la recherche rigoureuse. L'homme, au prix de mille triomphes, de mille victoires sur les plus spécieuses embûches, a sans doute réparti les données de l'univers selon le sys tème classificatoire le plus fécond, le plus cohérent, le plus pertinent. Mais cette perspective n'épuise certes pas les diverses combinaisons possibles. Elle ! laisse de côté les démarches transversales de la ι nature, dont on constate l'empire dans les do- i maines les plus éloignés et dont je viens de donner quelques pauvres exemples. De telles démarches chevauchent les classifications en vigueur. La . science pouvait d'autant moins les retenir qu'elles sont par définition interdisciplinaires. Elles exigent d'ailleurs, pour apparaître, le rapprochement de données lointaines dont l'étude est menée par des spécialistes vivant nécessairement dans l'ignorance mutuelle de leurs travaux. Toutefois, on ne saurait exclure que ces coupes transversales remplissent un rôle indispensable pour éclairer des phéno mènes qui, isolés, paraissent chaque fois aberrants, mais dont la signification serait mieux perçue si l'on osait aligner ces exceptions et si l'on tentait de superposer leurs mécanismes peut-être frater nels. Chacun le dit et déplore que la science se soit diversifiée à l'extrême, tout en se rendant compte que uploads/Geographie/ roger-caillois-meduse-pdf.pdf
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- Publié le Jui 25, 2022
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