David Le Breton est professeur de sociologie à l’université Marc Bloch de Stras
David Le Breton est professeur de sociologie à l’université Marc Bloch de Strasbourg. Il est l’auteur notamment de Il mondo a piedi. Elogio della marcia (Universale Economica Feltrinelli), Passione del rischio (Gruppo Abele), L’adieu au corps (Métailié), Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre (PUF), Du silence (Métailié), Des visages. Essai d’anthropologie (Métailié). Chemins de traverse : Eloge de la marche David Le Breton « Je ne me souviens pas d’avoir eu, dans tout le cours de ma vie, d’intervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine que celui des sept ou huit jours que nous mîmes à ce voyage... Ce souvenir m’a laissé le goût le plus vif pour tout ce qui s’y rapporte, surtout pour les montagnes et les voyages pédestres. Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter m’ont forcé de faire le monsieur et de prendre des voitures... et dès lors, au lieu qu’autrefois dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le plaisir d’arriver » (Rousseau, 1972, 88). Le refus contemporain du corps Jamais sans doute comme dans nos sociétés contemporaines on a aussi peu utilisé la mobilité, la résistance physique individuelle. L’énergie proprement humaine, née des ressources du corps, même les plus élémentaires (marcher, courir, nager...), est rarement sollicitée au cours de la vie quotidienne, dans le rapport au travail, aux déplacements, etc. On ne se baigne pratiquement plus dans les rivières ou les lacs, comme cela était courant encore dans les années soixante, sauf en de rares endroits autorisés, on n’utilise guère sa bicyclette (ou sous une forme presque militante et non sans danger) et moins encore ses jambes pour se rendre à son travail ou effectuer les tâches du jour. Malgré les encombrements urbains et les innombrables tragédies qu’elle provoque, la voiture est la pierre d’angle de la vie quotidienne, elle en conditionne l’emploi du temps, elle a rendu le corps presque superflu pour des millions de nos contemporains. La condition humaine devient une condition assise ou immobile, relayée pour le reste par nombre de prothèses. Les pieds servent davantage à conduire des voitures ou à soutenir un moment le piéton quand il se fige sur l’escalator ou le trottoir roulant. Le corps de l’homme des années cinquante ou soixante était infiniment plus présent, ses ressources musculaires plus profondément au coeur de la vie personnelle. La marche, la bicyclette, la baignade, les activités physiques liées au travail ou à la vie domestique favorisaient un enracinement corporel de l’existence. Aujourd’hui le corps glisse lentement dans l’anachronisme, mais dans le même mouvement l’homme perd son centre de gravité. La dimension sensible et physique de l’expérience tend à rester en jachères au fur et à mesure que s’étend le milieu technique. Il n’est pas étonnant que le corps soit aujourd’hui perçu comme une anomalie, un brouillon à rectifier et que certains rêvent même de l’éliminer. Le corps de la modernité évoque un vestige voué à une disparition prochaine. Membre surnuméraire de l’homme que les prothèses techniques s’efforcent de relayer. Les activités journalières consomment davantage d’énergie nerveuse que d’énergie corporelle. Le corps est un reste contre quoi se heurte la modernité (Le Breton, 1999). Il se fait d’autant plus pénible à assumer que se restreint la part de ses activités propres sur l’environnement. Cet effacement entame la vision du monde de l’homme, limite son champ d’action sur le réel, diminue le sentiment de consistance du moi, affaiblit sa connaissance des choses. A moins de freiner cette érosion de soi par des activités de compensation. Telle la fréquentation assidue des salles de mise en forme où l’on voit des hommes ou des femmes marcher, courir, ou faire du vélo des heures durant en restant au même endroit avant de reprendre leur voiture pour rentrer se reposer chez eux. Hormis les quelques pas qu’ils font pour se rendre à leur voiture ou en sortir, aller à leur travail et rentrer, une majorité d’individus oublie la dimension corporelle de leur rapport au monde. Nous entrons dans le temps de l’humanité assise. Ce n’est que depuis peu que les routes sont vides de marcheurs et parcourues par les seules voitures. Si la marche s’imposait à nos ancêtres pour se déplacer, même pour de longs voyages, elle est aujourd’hui, en principe, un choix, et même une forme délibérée de résistance à la neutralisation technique du corps qui marque nos sociétés. Si elle reste essentielle comme moyen de se déplacer en ville, en revanche entre deux villes ou deux villages elle est devenue pratiquement impensable. Aucune protection n’isole d’ailleurs de la route le marcheur impénitent qui s’y risquerait. Dans la majeure partie du monde pourtant les piétons disputent encore ce maigre espace aux bus, aux voitures, aux innombrables deux-roues. En Asie, en Amérique latine, en Afrique, même les routes les plus fréquentées confrontent en permanence les véhicules de toute sorte aux piétons, voire même aux troupeaux. et à leurs bergers. Dans nos sociétés l’anachronisme est tel que ceux qui s’aventurent sur 1 les routes s’exposent à la méfiance des populations et aux contrôles policiers sauf s’ils sont à la bonne saison sur les routes balisées des chemins de Compostelle. Le monde où marcher se réduit avec l’accroissement des zones urbaines. Les tracés des TGV ou les autoroutes coupent les parcours. Les aménagements des anciennes chemins de terre permettent l’accès de voitures ou de 4x4 à l’intérieur des bois ou des forêts. L’accroissement du rendement touristique d’une région implique une mise en place des infrastructures routières qui ne prend guère en compte le marcheur à moins qu’il ne se contente des zones affectées en sa faveur. La souveraineté de la voiture est partout et crée un univers hostile aux marcheurs ou aux cyclistes (compte tenu du moins des règles de civilité en vigueur en France ou dans les pays méditerranéens, toujours au détriment du plus faible). Les espaces indéterminés, ouverts à la déambulation, à la surprise, à la découverte, diminuent sensiblement. Aux USA, E. Abbey dit son amertume de voir aménager des espaces merveilleux visités autrefois des seuls amoureux de la nature ne craignant pas de marcher à quelques kilomètres de leur voiture en quête d’un dépaysement radical. En une dizaine d’années le Monument National des Arches est ainsi passé de quelques milliers de visiteurs par an à plusieurs centaines de milliers. L’aménagement de routes carrossables, la création d’infrastructures ont transformé des lieux de méditation et de silence en de vastes campings jonchés d’emballages en plastiques et de détritus et résonnant de télévisions, de radios, de cyclomoteurs, de voitures, etc. L’industrie touristique restitue des lieux rares et précieux à la consommation mais ce faisant elle détruit leur aura en les banalisant. « Le progrès, enfin, est parvenu aux Arches, au bout d’un million d’années d’abandon. L’industrie touristique est là » (Abbey, 1995, 73). E. Abbey énumère nombre de lieux magiques qui n’étaient accessibles qu’au terme de quelques heures de marche garantissant la solitude, le silence, la beauté, et qui sont désormais livrés à la foule motorisée grâce à des routes permettant d’y accéder sans entraves mais chassant irréductiblement les marcheurs. La clé des champs Marcher dans le contexte du monde contemporain pourrait évoquer une forme de nostalgie ou de résistance. Pourtant, il n’y a pas de racines à nos pieds, ceux-ci sont faits pour se mouvoir et non se figer dans une immobilité les rendant inutiles en ce siècle de vitesse et de transports routier ou aérien, ou d’escalators ou de trottoirs roulants qui transforment la majorité de leurs usagers en infirmes dont le corps ne sert plus à rien sinon à leur gâcher la vie. Les marcheurs sont des individus singuliers qui acceptent des heures ou des jours de sortir de leur voiture pour s’aventurer corporellement dans la nudité du monde. La marche est le triomphe du corps avec des tonalités différentes selon le degré de liberté qu’elle propose. De manière autonome ou organisée, sa pratique devient aujourd’hui l’une des activités de loisir les plus saillante du monde contemporain. Si la marche n’est plus au coeur des modes de déplacement de la quasi totalité de nos contemporains (dans nos sociétés occidentales), même pour les trajets les plus élémentaires, elle triomphe en revanche comme activité de loisir, d’affirmation de soi, de quête de tranquillité, de silence, de contact avec la nature. Des agences de voyage la prennent en charge sur des lieux ou des parcours déterminés (randonnées, trekkings, etc.). Des municipalités, des associations en quête de manifestations inédites et susceptibles de rallier le plus grand nombre proposent aujourd’hui des marches thématiques ou de célébration. Ainsi récemment en Touraine, dans le cadre des festivités balzaciennes, une marche sur les hauts lieux de l’un des romans de l’écrivain et plusieurs autres promenades littéraires. Faut-il en conclure que la marche se folklorise à son tour à l’image des usages culturels qui disparaissent et doivent être conservés dans les musées ou simulés délibérément pour en maintenir quelques traces ? Les uploads/Geographie/ chemins-de-traverse-eloge-de-la-marche 1 .pdf
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- Publié le Fev 25, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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