1 7 6 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 85 Marc Claramunt, Catherine Mosba
1 7 6 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 85 Marc Claramunt, Catherine Mosbach DE LOIN, DE PRÈS, UNE VILLE, LE PAYSAGE 1 DU VERT OU DE L’ÉMOTION? L es conditions de paysage d’une ville sont pour nous, paysagistes, celles de l’expérience réelle et non de toute expérience possible. Elles sont du côté de la pro- duction singulière et non du côté d’une posture intel- lectuelle générique, mobilisable en d’autres lieux et d’autres temps. Chaque ville a des possibilités spéci- fiques de constituer son paysage, nourri de formes et de rythmes passés, et d’autres possibilités présentes, en devenir. Les réalités d’une ville ne se rendent acces- sibles qu’au travers de problématisations. Or poser un problème ne se fait qu’à partir de pratiques ; pratiques du voir, pratiques du faire et pratiques du dire ne sont pas identiques. Parler du paysage ne reproduira jamais ce qu’on en voit, comment on le fait ou ce qu’on y fait. Montrer des images ne suffira pas à témoigner de ce qu’on en dit, ou comment on l’a pensé. Pour la commande du paysage en ville, les comman- ditaires et concepteurs se heurtent tantôt à une tradi- tion idéaliste tantôt à une autre, fonctionnaliste. La tra- dition idéaliste emprunte les atours d’un décor immuable, à grand renfort de «soin» pour une image attendue. Les protagonistes de cette tradition cultivent le trait d’un paysage figé, à la manière d’une carte pos- tale, caricature d’une vision empruntée à l’histoire des idées. Il serait là, en référence à lui-même, sans aucune autre implication dans le mouvement social. La tradi- tion fonctionnaliste rassemble sous le terme générique de paysage les délaissés des constructions et infrastruc- tures. Les adeptes de cette posture élèvent au rang de principes d’une modernité revisitée2 les formes déduites d’un aménagement du milieu ambiant. Ces détermi- nismes réduisent la part du paysage à une forme sym- bolique, une sorte de convention dont la fonction serait d’assurer un équilibre entre les principes urbains mis en œuvre. Comme si s’ouvrir aux processus de paysage, avec leurs dynamiques dans l’espace et dans le temps, mettait en péril l’ordonnancement d’un corps urbain. De telles présomptions ne peuvent à notre sens durablement infléchir les conditions d’un paysage urbain pour des raisons qui sont davantage sous- jacentes que tangibles. D’abord la ville, système construit minéral et végétal et système social du «com- merce» des individus entre eux et avec d’autres, évolue de façon différenciée, en perpétuel réajustement de l’offre et de la demande. Ce qui vaut pour un espace social vaut pour un espace vivant en général : un agen- cement pluriel de matérialités organiques – solides, liquides, fluides – en perpétuel mouvement, aux régimes et aux rythmes spécifiques. Ensuite, les problématiques du paysage urbain sont de plus en plus liées à des principes de gestion des res- sources vivantes. Les politiques des ministères de l’envi- ronnement et de l’équipement s’efforcent de position- ner ces questions écologiques dans le cadre élargi du paysage des territoires et des villes, même si dominent encore aujourd’hui l’indicateur négatif des pollutions de l’eau, de l’air et des sols et le souci de réparation plus que de création. Enfin, les nouvelles orientations des formations de paysagistes et de maîtres d’ouvrages déve- loppent une attention particulière à la gestion et à l’évo- lution des milieux en même temps qu’à leurs inscrip- tions dans les dynamiques des activités humaines. Le rapport de l’homme à son paysage s’inscrit certes dans ces dilemmes mais il ne se «conserve» pas, il s’ac- tualise par des constructions toujours renouvelées. Les promoteurs de ces paysages sont aussi bien engagés dans la manière de formuler la question que dans la manière de restituer le paysage dans sa matérialité construite. Pour en parler, nous nous appuierons sur des fragments de ville déterminés et des extraits de pro- positions ouvertes qui visent une dimension structu- Les Annales de la Recherche Urbaine n° 85, 0180-930-XII-99/85/p. 176-183 © METL. 1. Ce titre rend hommage à Louis Marin, et particulièrement à un de ses textes «Une ville, une campagne, de loin… : paysages pascaliens», Littéra- ture, 61, février 1986, p. 10. 2. Nous pensons ici entre autre aux travaux de Rem Koolhaas, présentés dans le livre S, M, L, XL dont voici un extrait : «Dans le modèle original des modernes, le résiduel était simplement vert. D’un vert dont l’impeccable netteté proclamait assez les bonnes intentions, dans une affirmation moralisatrice destinée à décou- rager toute association et tout usage. Tandis que la Ville générique, avec sa croûte de civilisation d’une minceur extrême et sa tropicalité immanente, trans- forme le végétal en résidu édénique et en fait le principal vecteur de son iden- tité : un hybride du politique et du paysage. Refuge des illégaux et des éléments incontrôlables en même temps qu’objet de perpétuelles manipulations, il repré- sente le triomphe simultané du soigné et du primitif. Son exubérance immorale compense les autres indigences de la Ville générique. Suprêmement inorga- nique, l’organique est le mythe le plus fort de la Ville générique.» On trouvera un dossier sur cet ouvrage dans Architecture d’aujourd’hui, n° 304, avril 1996. PAYSAGES EN VILLES 1 7 7 relle à l’échelle d’une ville ou encore un détail tech- nique à l’échelle d’un jardin. Les travaux du tramway de Strasbourg mis en parallèle aux travaux du mille- nium de Londres soulèvent la question de la profon- deur des espaces. Le parc de la Villette à Paris, confronté au parc de la Cerisaie à Lyon, nous interroge sur le statut des sols. La terrasse de l’Évêché de Blois, en écho au jardin des Tuileries à Paris, invite à analyser la place de l’usager dans le jardin. Comment, dans un projet de paysage, extrait-on depuis des lieux, à partir des qualités et dans des temporalités, des paysages per- ceptibles par tout un chacun? Parmi les projets contemporains À Strasbourg, les lignes de tramway ont été aban- données par les services de la ville au milieu du siècle au bénéfice du développement de la voiture, de l’accès individualisé aux services et de l’enrobé3 pour le confort moderne. Le retour au tramway inverse les priorités en faveur du piéton, dans son rapport au collectif et comme habitant de la ville. Ce moyen de transport annonce le rétablissement d’une mixité d’usages et d’une pluralité d’aspects des fragments urbains4. Les travaux du tramway ouvrent progressivement la ville de Strasbourg à de nouvelles perméabilités : une plus grande fluidité entre quartiers éloignés et un redi- mensionnement de l’aire d’influence des activités urbaines. Le motif du tramway, par son poids politique et social, introduit à Strasbourg la part du paysage. Il ren- verse les rapports de priorité entre des instances tech- niques, aux tranchées et usages séparatistes, et des ins- tances sociales aux parcours et pratiques transversaux. Son site est le prétexte de redéploiements d’unités pay- sagères communes aux quartiers, des plus démunis aux plus favorisés, ce que les seuls arguments de paysage ou d’urbanité ne suffisent pas à mobiliser. Les premières sections ont montré le risque d’un trai- tement différentiel entre les «façades tramway» ano- blies par l’arrivée du mode de transport et les «façades arrières » abandonnées à leurs évolutions. Un autre risque est le bouleversement provoqué par une station favorisant le développement de telle fonction au détri- ment de telle autre, les bureaux et commerces au détri- ment des logements par exemple. Sous cet angle la ligne produit une nouvelle discrimination spatiale, non plus dans une logique concentrique centre/périphérie, mais dans une logique axiale devant/derrière. Le principe de lignes actives ne résout donc pas la question de la pro- fondeur qui doit être relayée par d’autres économies et d’autres formes de paysages. La solution tramway se révèle aujourd’hui un prétexte de paysage pour la décongestion centre/périphérie des villes françaises, son traitement dans les nouveaux quartiers à créer reste à imaginer. Un transport en commun n’a pas vocation à produire des espaces. Quelles que soient ses qualités, il ne fait que traverser les lieux et ne résoud pas la ques- tion du statut des espaces et des sols, ou bien le fait d’une manière déduite. Le statut du parc de la Villette à Paris déplace le contact traditionnel d’une population à son parc. Ouvert par tous les bords, ses principaux seuils sont des hauts lieux culturels : la Cité de la Musique d’un côté et la Cité des Sciences et des Techniques de l’autre. Quand ailleurs les pancartes d’interdiction d’accès ponctuent 3. L’enrobé est un matériau bitumineux qui a remplacé ou recouvert les pavés des centres-villes ainsi que le «macadam» des routes. Il imperméabilise les chaussées et constitue les bandes de roulements adoptées dans le monde entier. 4. Le paysagiste du tramway de Strasbourg est Alfred Peter. Un article en a été publié dans Pages Paysages n° 6 : contacts, p. 108-114. Le Parc de Bercy à Paris. 1 7 8 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 85 nelles, pose des contradictions de fond. Un gazon stan- dard poussé à son paroxysme de résistance physique pose des problèmes de maintenance. La part uploads/Geographie/ claramunt-mosbach-aru-85.pdf
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- Publié le Mai 16, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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