Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Le
Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Le mythe d’Ištar dans l’oralité caucasienne Jean-Pierre Mahé Citer ce document / Cite this document : Mahé Jean-Pierre. Le mythe d’Ištar dans l’oralité caucasienne. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 152e année, N. 1, 2008. pp. 215-230; doi : https://doi.org/10.3406/crai.2008.92117 https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2008_num_152_1_92117 Fichier pdf généré le 19/07/2018 COMMUNICATION LE MYTHE D’IŠTAR DANS L’ORALITÉ CAUCASIENNE, PAR M. JEAN-PIERRE MAHÉ, MEMBRE DE L’ACADÉMIE Entre Mer Noire et Caspienne, la chaîne du Grand Caucase a longtemps fait fi gure de barrière culturelle1, dont les crêtes montagneuses, renforcées de longs remparts d’époque sassanide2 évoquant la muraille de Chine, séparent les civilisations du Proche et du Moyen-Orient de la barbarie des steppes eurasiennes. C’est une région refuge, où les populations les plus diverses sont venues rejoindre, par vagues successives, des groupes ethniques déjà présents au IIIe millénaire avant notre ère, à l’aube des temps histo- riques. On y recense aujourd’hui quelque trente-cinq langues prin- cipales, qui se subdivisent en un grand nombre de langues sœurs ou de dialectes3. Toutefois, le milieu naturel et l’histoire ont imposé à tous ces peuples, autochtones ou exogènes, un habitat et un cadre de vie communs, des usages familiaux, claniques ou religieux, des croyances, qui convergent d’une ethnie à l’autre et constituent les bases d’une sorte de koinè culturelle du Caucase. On pourrait croire que cet univers emmuré par le relief, impé- nétrable dès la première neige, a vécu replié sur lui-même dans le plus complet isolement. Rien ne serait pourtant moins conforme à la réalité. Car, du premier millénaire avant notre ère4 jusqu’à l’aube des temps modernes, les vallées fl uviales de l’Euphrate et de l’Araxe, traversant le massif arménien d’ouest en est, n’ont cessé de livrer passage aux grandes invasions. Plus encore, dès l’essor de la civilisation mésopotamienne, les armées du sud ont gravi les 1. Cette conception suppose une certaine connaissance de l’Asie, en principe vérifi ée par les campagnes d’Alexandre, mais qui ne s’est clairement imposée qu’après les campagnes de Pompée. Dans la représentation archaïque des géographes grecs, le Caucase n’est pas une barrière, mais une extrémité proche de l’Océan qui entoure les terres ; cf. Mahé 2009, p. 180-181. 2. Cf. Aleksidzé 2000. 3. Présentation générale dans Byhan 1936, p. 19-31 (carte p. 24-25) ; cf. Creissels 1977, p. 15-17 (mais l’auteur ne fait pas la distinction indispensable entre les langues « caucasiques », c’est-à-dire proprement autochtones, et les langues « caucasiennes », c’est-à-dire parlées dans le Caucase, quelle que soit leur origine). Pour la description des langues, l’ancien manuel de Dirr 1928 est aujourd’hui remplacé par l’ouvrage collectif en quatre volumes, The Indigenous Languages of the Caucasus. 4. Cf. Burney, Lang 1971. 216 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS pentes du Kurdistan, attaqué les populations de la périphérie du lac de Van, gagné le littoral pontique et la Colchide, pour rapporter de ces campagnes les biens les plus précieux : métaux (or ou argent, bronze ou fer), chevaux et captifs5. Bien que les annales royales décrivent ces incursions comme des razzias guerrières plutôt que comme des échanges culturels, il faut croire qu’elles ouvrirent la voie à d’autres types de relations. Très courant dans les textes cunéiformes, le mot sémitique t‛angar désigne encore le marchand en arménien classique6. Succédant à la confédé- ration tribale de Naïri, le royaume d’Ourartou, qui domine toute la région sub-caucasienne, de 860 à 590 avant notre ère, emprunte aux Assyriens, outre les arts et les techniques, la titulature royale et des formulaires épigraphiques7. Reconnaître les échos de la mythologie du Proche-Orient antique en milieu caucasien est une tâche d’autant plus ardue qu’on ne peut s’appuyer sur la continuité des langues et des civilisations. L’assyrien et l’ourartien, l’arménien et le géorgien appartiennent à des familles tout à fait différentes. Néanmoins, la proximité géogra- phique, le milieu montagnard et la mémoire des lieux ont imposé, au fi l des siècles, non pas des traductions, comme ce serait le cas si nous étions enfermés dans le monde de l’écrit, mais des inter- prétations orales assez stables, en vertu desquelles une locution ou un terme donné sont toujours rendus uniformément dans la langue voisine par des mots revêtant une signifi cation identique et entrant dans le même réseau de locutions ou de métaphores. Ces corres- pondances lexicales ou phraséologiques se vérifi ent souvent autour de réalités matérielles, d’objets magiques, symboliques ou rituels, communs à plusieurs cultures caucasiennes, qui peuvent nous servir de fi l conducteur pour remonter de proche en proche jusqu’à la forme originelle du mythe. Dans cette perspective, les trois alphabets caucasiens médié- vaux – arménien, géorgien et albanien8 – créés au Ve siècle pour traduire la Bible et fournir un support autochtone à la liturgie – n’ont pas seulement servi à fi xer les traditions chrétiennes. À l’insu même de leurs usagers, ils dévoilent un arrière-plan d’oralité païenne qui, paradoxalement, trouve des répondants aussi bien dans les sources 5. Cf. Diakonoff 1986, p. 1-40. 6. Cf. Hübschmann 1897, p. 303. 7. Cf. Burney, Lang 1971, p. 127-130. 8. Cf. Mahé 2007. LE MYTHE D’IŠTAR DANS L’ORALITÉ CAUCASIENNE 217 archéologiques et littéraires du Proche-Orient antique que dans certains usages archaïques observables dans le Caucase jusqu’aux époques moderne et contemporaine. Par oralité, nous entendons l’ensemble des traditions orales qui précèdent puis concurrencent le monde de l’écrit. S’il arrive que l’écrit emprunte à l’oralité, celle-ci ne se nourrit pas de l’écrit. Le cunéiforme assyrien, ourartien ou vieux perse n’a jamais intéressé les peuples du Caucase, qui n’y virent qu’un instrument d’oppres- sion ou de réquisition au service de souverains étrangers. De même, la littérature ecclésiastique médiévale empruntée au grec ou au syriaque n’a pas entamée le domaine de l’oralité, qui a continué à se développer indépendamment. En revanche, les auteurs savants ont alterné entre la dénonciation argumentée des fables païennes et leur recyclage au service des lettres chrétiennes. Comparés aux matériaux proprement littéraires, les éléments d’oralité qui affl eurent dans les sources écrites se reconnaissent à deux types d’indices : intemporalité et interculturalité. Par exemple, tel conte, travesti en chronique dans une langue chrétienne du Caucase pour pallier l’absence d’informations réelles, n’appartient en fait à aucune époque. En mettant de côté les allusions bibliques et les caractéristiques du genre apocryphe, on en dégage un noyau narratif qui appelle comparaison avec d’autres récits de dates très différentes, tous marqués du même sceau d’oralité. D’autre part, malgré la différence des cultures, on peut rapprocher ce même conte de légendes analogues, attestées dans plusieurs langues caucasiennes comme une sorte de patrimoine commun. Ce point peut être aisément illustré par les chroniques de conver- sion qui, par leur propos même, se situent à la charnière du paganisme et du christianisme. Constitué à la fi n du Xe siècle, sous l’égide de la monarchie bagratide, le royaume unifi é de Géorgie (Sakartvelo)9 connaît deux légendes distinctes de christianisation : l’une relate l’évangélisation du Kartli, la Géorgie orientale, au IVe siècle, par sainte Nino ; l’autre, la prédication de l’apôtre André en Géorgie occidentale10. Alors que le premier récit comporte des éléments authentiques et datables, le second, allégué dans les polémiques qui opposèrent au XIe siècle les patriarches d’Antioche aux catholicos de 9. Cf. Lang 1966, p. 106-115. 10. Cf. Mahé 2002. 218 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS Géorgie pour l’autocéphalie de l’église nationale, semble empreint de la plus grande fantaisie. Après l’Ascension, les Apôtres tirent au sort les pays qu’ils doivent convertir. La Géorgie occidentale et orientale – Sakartvelo – échoit à la Mère de Dieu. La nuit même, le Christ lui apparaît pour lui décon- seiller d’entreprendre un voyage aussi dangereux. Qu’elle confi e donc à André, qui doit évangéliser les Scythes, une image d’elle, non faite de main d’homme ! Le Seigneur lui-même veillera à ce que le peuple, illuminé par le portrait de sa mère, ait plus de part que nul autre aux grâces d’en haut. La Vierge se passe de l’eau sur le visage et y applique une tablette : aussitôt son icône s’imprime miraculeusement avec l’en- fant Jésus dans les bras. Elle donne l’image à André, qui se met en route à l’instant. Gagnant Trébizonde, l’apôtre trouve les popula- tions mingrèles si barbares qu’il passe directement dans l’Adjareti. Là-bas, la sainte image fait jaillir une source miraculeuse et André baptise tous les habitants. Il construit une église en l’honneur de la Mère de Dieu, ordonne des prêtres et des diacres et, avant de partir continuer sa mission, il laisse aux indigènes une réplique de l’image acheiropoiète, qui s’inscrit d’elle-même sur une planche de bois. À Zaden Gora, dans le Samcxe, l’icône de la Vierge fracasse les idoles. À Ac’q’ur, l’apôtre s’arrête pour se reposer près d’un temple païen. La souveraine du pays, une veuve nommée Samdzivari, venait de perdre son fi ls unique. Attirés par la lumière qui rayonnait de la sainte image, les villageois apprennent de l’apôtre que le Christ a le pouvoir de ressusciter les morts. La veuve vient supplier André, qui rend la vie au jeune uploads/Geographie/ crai-0065-0536-2008-num-152-1-92117.pdf
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- Publié le Oct 29, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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