PALLAS, 89, 2012, pp. 57-76 Le « centre » et la « périphérie » en question : de
PALLAS, 89, 2012, pp. 57-76 Le « centre » et la « périphérie » en question : deux concepts à revoir pour les diasporas Madalina Dana Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne Le modèle centre-périphérie – si l’on peut véritablement parler d’un modèle – peut être interrogé à deux échelles : la perspective géographique, en étroit rapport avec la thématique de la mobilité et des réseaux qui, par leur nature réticulaire, semblent rendre ce modèle désuet ; ou bien par le biais des identités et des contacts des Grecs avec les populations locales, dans l’espace dit « colonial », qui posent d’emblée le problème du rapport entre la cité et son territoire, et du territoire même avec ses marges, les eschatiai. Avant de mettre en perspective ces questions complexes, il convient néanmoins de nous interroger sur les concepts avancés : de quel(s) « centre(s) » et de quelle(s) « périphérie(s) » peut-on parler, dans le contexte d’un essaimage grec tantôt spontané tantôt programmé, caractérisé avant tout par la plasticité des frontières ? 1. Le « centre » pour les Grecs : concepts et débats 1. 1. Y a-t-il un centre grec ? Si l’on tient à s’intéresser au centre d’un point de vue spatial, force est de constater que les informations qu’on peut tirer des ouvrages « géographiques » sont de nature diverse et concernent plusieurs domaines. L’univers de la géographie antique est indissociable du contexte culturel, social et politique complexe qui a fixé les conditions d’élaboration et de transmission de ce savoir1 ; autant dire qu’une définition « géographique » est loin d’être acquise. Les cartes- images élaborées dans le milieu ionien archaïque, qui se différencient des cartes-instruments – à savoir, la représentation graphique d’un milieu connu et limité –, sont « ethnocentriques, circulaires, symétriques et comportent un ‘Océan’, un cercle d’eaux limité »2. Les connaissances de l’époque archaïque donnaient donc de la Terre l’image d’un espace entouré par l’Océan, qui limitait le monde habité et au-delà duquel s’étendait le royaume des morts3. Les informations apportées par la colonisation ont fait connaître aux Grecs les habitants de ces terres lointaines, donnant ainsi naissance à un hellénocentrisme qui implique une vision de la Grèce en position Je remercie Anne-Florence Baroni pour la lecture de cet article. 1 Arnaud, 1998, p. 8. 2 Ballabriga, 1986, p. 63. 3 Romm, 1992, p. 12-15. Madalina Dana 58 centrale, entourée d’une périphérie barbare. Même s’ils restent en deçà du fleuve Océan, ces territoires sont séparés du monde connu par d’immenses distances, ou sont rendus inaccessibles par divers obstacles : mers dangereuses, larges rivières, déserts arides, îles perdues dans des mers lointaines. Ainsi, le trajet à parcourir pour les atteindre ou en revenir donne à son tour naissance à de nouveaux mythes4. Pour offrir un exemple, dans la plupart des sources, le Pont-Euxin septentrional apparaît aux marges de l’œcoumène. Puisqu’au-delà du Pont habitent les Scythes et les Hyperboréens, peuple mythique, cet espace est donc la frontière de l’hellénisme, voire de la civilisation. Ovide, exilé à Tomis, ne cesse de se lamenter : « Je suis au bout de la terre, au bout du monde » (Ultima me tellus, ultimus orbis habet) (Pont. 2.7.66)5. Un centre symbolique aurait été le célèbre omphalos delphique, une pierre blanche que les habitants de Delphes « considèrent comme située au centre de la terre entière, en mésôi gès pasès » (Pausanias, 10.16.3). Pour Agathémère, c’est la Grèce qui est située au centre de l’œcoumène, et en son centre se situe Delphes, omphalos tès gès6. Pindare évoque « les aigles d’or de Zeus » (Pythiques, 4.74), rappelant ainsi la légende selon laquelle Delphes est le lieu où se rencontrèrent les deux aigles lancés par Zeus, se chargeant ainsi d’une profonde signification religieuse. Cependant, Alain Ballabriga attire à juste titre l’attention sur le fait qu’il ne faut pas mélanger « ombilic » et « centre », omphalos et méson : le premier fonctionne sur le plan vertical, comme une colonne qui relie la terre et le ciel, tandis que le second sert pour organiser un espace horizontal et circulaire7. Qui plus est, il s’agit d’une construction qui se fait l’écho des théories postérieure à l’époque archaïque, sur Delphes comme centre du monde, perpétrée par les prêtres locaux et par les poètes. Les migrations grecques, accompagnées des légendes de fondation enjointes par l’oracle, ont largement servi la propagande delphique et la réputation de l’oracle a posteriori8. Loin d’être nourri pas une théorie scientifique, ce produit d’une mutation culturelle a permis à Delphes d’être considéré comme le foyer de la Grèce et de la terre9. Jusqu’ici, on pourrait donc avancer deux types de centrage : un centre que l’on peut identifier à un lieu important culturel et religieux, et un autre plus flou, ethnocentrique, offert par les cartes-images ioniennes qui rendent compte, en réalité, des connaissances très relatives de la géographie de l’œcoumène. Au ve s. av. J.-C., comme une conséquence de l’opposition entre la cité classique par excellence qu’était Athènes et les Perses, le centre est fixé dans la Grèce propre : cette centralité est le fruit d’une construction idéologique, née de l’autocélébration d’Athènes dans son époque impérialiste10. Qui plus est, à partir de la même époque, Athènes ambitionne de devenir une grande puissance colonisatrice. Outre les clérouquies, dont les habitants sont des « Athéniens », des apoikiai d’un type particulier sont fondées, dépendantes du point de vue politique de la métropole (le contraire, donc, de la plupart des fondations archaïques), au point que leurs terres sont considérées comme la propriété des Athéniens et leurs chefs sont surveillés par les autorités « centrales ». Ce fut d’abord le cas des Amphipolitains, qui, tout en gardant 4 Jouan, 1988. 5 Pour une discussion détaillée, voir Dana, 2011, p. 341-343. 6 Agathémère, chez Hécatée, FGrHist 1, F 36. 7 Ballabriga, 1986, p. 12-14. Pour la conception « centrée » de la terre, voir aussi Prontera, 2004. 8 Malkin, 1987 ; Malkin, 2009. 9 Defradas, 1972. 10 Frisone et Lombardo, 2008, p. 178. Le « centre » et la « périphérie » en question 59 leur ethnique, ne jouissent pas de leur territoire : celui-ci serait, selon l’orateur Eschine, dans son discours devant Philippe II de Macédoine, la propriété des Athéniens11. Quant à la colonie de Bréa12, fondée par les Athéniens vers le milieu des années 430 en Chalcidique13, son oikistès Dèmokleidès, en théorie investi de pleins pouvoirs (autokratôr), doit en pratique se conformer aux dispositions, assez contraignantes, venues du « centre ». Rappelons aussi que le moment où ces deux colonies sont fondées (la date retenue pour Amphipolis est 437/436) correspond à l’éclatement de la Ligue de Délos et au début de la guerre du Péloponnèse, en accord donc avec le besoin que ressentait Athènes de s’imposer comme centre politique auprès de ses alliés, et notamment envers son adversaire principal, Sparte14. Enfin, les modernes à leur tour ont contribué de manière décisive à l’élaboration de ce modèle, étant donné que la civilisation grecque elle-même a été considérée comme un centre. Les cartes cognitives impliquent une vision centre-périphérie de la Méditerranée archaïque par le fait même de ne montrer que la Grèce égéenne, souvent sans la Propontide et le Pont- Euxin, sans la partie occidentale de la Méditerranée, parfois sans la Crète : ces cartes font la distinction entre un centre de première importance, la Grèce, où se passe la véritable histoire, et les périphéries, reléguées en plan secondaire, notamment les colonies. Or, même pour les fondateurs de l’État grec moderne, la Grèce est également là où vivent les Grecs et où s’écrit leur histoire, à savoir, dans les diasporas. Il faut aussi remarquer qu’il n’y pas de pays appelé Hellas dans l’Antiquité, mais une abstraction qui fait référence aux îles et aux côtes où des Grecs se sont établis15. Par conséquent, il est méthodologiquement erroné de négliger l’impact de l’idéologie moderne, classicisante, sur la perspective centre-périphérie : la civilisation classique étant la civilisation grecque tout court, la Grèce propre bénéficie d’une centralité à la fois historico- spatiale et symbolique16. Un ouvrage récent de Lorenzo Braccesi, qui se propose de traiter des « périphéries du Danube à l’Atlantique », illustre les difficultés que les savants modernes ont eu à affronter afin de sortir de la logique dichotomique qui semble caractériser l’espace grec. L’auteur distingue d’abord les « périphéries nord-occidentales », composées de trois régions (pontique, adriatique et atlantique), reliées entre elles par plusieurs grandes voies, des périphéries « sud- orientales » qui seraient plutôt un terrain de recherche pour l’histoire hellénistique. Le critère est l’intégration ou, au contraire, l’absence d’intégration dans un État puissant, notamment hellénistique. Il distingue ainsi pour les régions « sud-orientales », à l’époque hellénistique, non pas des grécités périphériques mais des grécités séparées, « universi greci separati », alors que le Pont et l’Adriatique seraient caractérisés par une « barbarisation » due à des « osmosi sempre più marcate con elemento anellenico »17. Cette hiérarchie entre les « périphéries » est le corolaire parfait, en dépit des intentions déclarées de l’auteur, de l’application du modèle uploads/Geographie/ dana-2012-le-x27-centre-x27-et-la-x27-peripherie-x27-en-question.pdf
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- Publié le Nov 03, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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