Dominique Fattier Université de Cergy-Pontoise Le français d’Haïti (dans sa rel
Dominique Fattier Université de Cergy-Pontoise Le français d’Haïti (dans sa relation osmotique avec le créole) : remarques à propos des sources existantes Il existe un riche gisement de sources (primaires et secondaires) d’information sur le français d’Haïti. L’objectif de cette étude est de le faire connaître, en proposant un parcours à travers les documents par lesquels sa spécificité et son altérité sont soit simplement attestées, soit reconnues et désignées, sans prétendre à l’exhaustivité. Après d’indispensables remarques introductives, il est question, dans cet ordre, des textes anciens (Moreau de Saint-Méry 1797 ; Ducoeurjoly 1802 ; les journaux de Saint-Domingue), du corpus du français littéraire haïtien (XXe siècle), des travaux linguistiques, et enfin de l’Atlas linguistique du créole d’Haïti. Il est fait appel, à l’occasion, à des régionalismes à des fins d’illustration. Pour ce qui est de leur statut, c’est la typologie établie dans le domaine des études sur le français aux Antilles (Thibault 2008, 2009) qui est retenue. Elle distingue : les héritages galloromans (diastratismes1 et diatopismes2), les emprunts aux langues en contact (langues amérindiennes, espagnol, langues africaines, anglais) ainsi que divers types d’innovations : formelles (par dérivation, par composition), sémantiques, et de fréquence3. 1. Considérations préalables En Haïti, comme aux Petites Antilles, le français est présent dès les débuts de la colonisation. Son implantation est ancienne. Une partie de la population de ces territoires l’a toujours acquis comme langue première, par tradition orale, de génération en génération, en même temps que les créoles –––––––—–– 1 Mots qui ont toujours été considérés comme étrangers à la norme du français neutre, comme en témoignent les marques d’usage des dictionnaires qui montrent les restrictions diastratiques dont ils ont toujours été affectés. Le mot mitan est un représentant typique de cette catégorie de régionalismes (d’après Thibault 2010 : 50-51). 2 Mots qui connaissaient à l’époque, en France même, une diffusion géographique limitée comme les régionalismes de l’Ouest français que sont bourg et amarrer (ibid.). 3 Il s’agit de régionalismes qui ne se signalent ni par leur forme, ni par leur sens, mais bien par leur fréquence, anormalement élevée dans certaines variétés régio- nales de français. Thibault (2010) mentionne, pour le corpus qu’il étudie, les mots halliers n. m. pl. ; ravine n. f. ; touffe n. f. Fattier 2012, 315-337 [script] 2 Fattier Dominique qui en sont issus par « acquisition naturelle »4 et qui lui servent dès les dé- buts de leur émergence de « niveau de langue », avant d’entrer, bien plus tard et à des rythmes distincts, dans un processus d’institutionnalisation. Insister d’emblée sur cette co-évolution est plus que jamais nécessaire. Cela demande un réel effort car c’est aller à contre-courant d’une approche de l’histoire culturelle et linguistique des mondes créoles qui est devenue habituelle. Ainsi Sylviane Telchid, par exemple, l’auteure du premier Dic- tionnaire du français régional des Antilles. Guadeloupe-Martinique (1997), défend-elle l’idée que le lexique de cette variété a transité par le créole. Une telle vue est très couramment partagée ; elle explique par exemple pourquoi les caractères divergents du / des français des Antilles sont très souvent qua- lifiés de créolismes. D’un territoire à l’autre, les particularités du français ne peuvent être conçues que comme des emprunts faits au créole et il est rarement question par exemple (sauf comme nous le verrons par la suite, chez le précurseur haïtien Jules Faine), d’y voir le maintien d’archaïsmes, de traits anciens ou encore la réalisation de mots ou de sens possibles, mais non attestés en « français standard ». De même, n’est pas facilement envisagée la possibilité que de telles particularités se soient maintenues, de façon parallèle, en fran- çais régional et en créole. Cela étant dit, il ne fait aucun doute qu’il y a eu, qu’il y a toujours des apports et des influences du créole sur le français régional. Par ailleurs, il est à peu près certain que le français régional ne se serait pas maintenu en Haïti, sans la présence du créole. L’hypothèse des « créolismes » a une base idéologique, celle du monolinguisme, qui n’est pas articulée de façon explicite, ni forcément très consciente : il faut que les mots soient bien rangés et de préférence dans une seule langue ; il faut qu’il n’y ait qu’une langue première. Elle ne permet pas de réaliser que le lieu où les langues entrent en contact n’est pas un lieu géo- graphique mais l’individu bilingue (Uriel Weinreich 1953)5 et qu’il existe des cas d’acquisition initiale bilingue (acquisition initiale simultanée de deux langues). Elle sous-estime la difficulté bien réelle de cerner les critères qui permettent d’attribuer l’origine de certains lexèmes (et autres particularités) à l’une et / ou à l’autre des langues en cause quand celles-ci sont non seule- ment génétiquement apparentées mais également coexistantes. Entre français régional et créole, la notion de « frontières floues » s’impose. –––––––—–– 4 Acquisition naturelle (c’est un quasi-synonyme de « acquisition non guidée »). L’expression a le grand mérite de rappeler que l’acquisition d’une langue – maternelle ou seconde – est un processus naturel. Et de suggérer que l’enseigne- ment des langues est une tentative d’intervention dans ce processus naturel pour l’optimiser (Klein 1989 : 5). 5 Uriel Weinreich, 1953 : Languages in contact, New York, Publication of the Linguistic Circle of New York. Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 3 Une telle hypothèse revient en fait à poser que le français régional (des petites Antilles, d’Haïti, etc.) est une variété d’apparition récente et, pour expliquer son émergence, à calquer les faits sur ceux qui se sont pro- duits en Europe où le français s’est diversifié par diffusion et superposition à un substrat dialectal (les dialectes galloromans) en France, en Belgique et en Suisse. Cela consiste à traiter les particularités du français aux Antilles com- me des équivalents des wallonismes (par exemple), alors que leur histoire est bien différente. Le rapport entre créole(s) et français n’est pas un rapport de « substrat » à une langue qui s’y serait superposée. C’est un point sur lequel il convient d’insister. Pour souligner l’influence réciproque, l’interpénétration parfois consi- dérable entre français et créole(s), plusieurs créolistes (Robert Chaudenson, Guy Hazaël-Massieux) ont usé de la métaphore de l’osmoticité : en situation de créolophonie6, tout mot français est virtuellement un mot créole et inver- sement, tout mot créole est en puissance un mot du français régional qui coexiste avec lui. Le fait de la reprendre à mon compte dans le titre de cette communication est destiné à attirer l’attention sur une donnée incontestable : cette relation osmotique complique incontestablement la recherche sur les français régionaux. La proximité structurale entre français et créole(s) dé- coule non seulement de leur apparentement mais aussi des convergences dues à leur contact à travers des générations de bilingues. Cette situation n’est pas près de se simplifier. Dans un article intitulé « De la difficulté d’écrire en créole » paru en 2001, le poète et essayiste haïtien Georges Castera signalait en effet, entre autres problèmes, celui de « l’hybridation » croissante des deux langues : Aujourd’hui, le plus grand défi pour l’écrivain qui écrit en créole, c’est ce que j’appellerais avec d’autres la décréolisation de la langue créole. […] La langue française a toujours représenté pour les Haïtiens un signe de distinction et il est de bon ton de commencer toute conversation par des phrases françaises puis [de] continuer familièrement en créole, juste pour signaler à l’interlocuteur qu’on a de la culture. Ainsi, le français tient souvent lieu de carte de visite orale. Aujourd’hui cette stratégie prend une forme plus subtile, ou, si l’on veut, plus démocratique. C’est le créole francisé qui joue ce rôle à travers les prêches, les actualités, les dé- bats politiques, les conseils médicaux prodigués à la radio et à la télévision. Ce phénomène d’hybridation s’étend malheureusement aux médias (dans les taxis, les autobus ainsi que dans les foyers les plus reculés) invitant les gens à « parler créole en français ». Cette manière de parler produit la décréolisation du créole. Il ajoutait quelques lignes plus loin, « il est légitime qu’un écrivain se sente concerné par cette catastrophe » et donnait quelques exemples : « On introduit parfois un mot français peu connu dans une phrase créole bancale : –––––––—–– 6 Celles du moins où coexistent un créole à base française et sa langue de base. Ce n’est pas le cas dans des territoires comme Sainte-Lucie ou la Dominique, où des créoles à base française coexistent avec l’anglais, langue officielle. 4 Fattier Dominique ‘Ministè a pwal prosede a distribisyon de porcelets (ti kochon) […]’ ; les locuteurs font un large usage d’expressions toutes faites : ‘dans la mesure où…’, ‘comme succinctement ou wè…’, ‘nul et non avenu’, etc. ». Cette évolution contemporaine accélérée vers un accroissement des « mélanges » se produit dans un contexte d’urbanisation rapide, de dégrada- tion de l’enseignement (sans compter les tragédies récentes) sur fond d’évo- lution statutaire du créole. Elle fait comprendre à quel point il est difficile ou même impossible, parfois, de tracer une ligne de partage entre créole uploads/Geographie/ fattier-2012.pdf
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- Publié le Fev 19, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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