ARTICLE PARU DANS LES CAHIERS RATIONALISTES (février 2000), PUIS DANS LA REVUE

ARTICLE PARU DANS LES CAHIERS RATIONALISTES (février 2000), PUIS DANS LA REVUE DE L’Association des Professeurs d’Initiation aux Sciences Physiques (APISP). « CETTE SENTENCE VOUS FAIT PLUS PEUR A VOUS QU’A MOI-MEME » : GIORDANO BRUNO.* Arkan SIMAAN (*) Il y a quatre siècles, le 17 février 1600, Giordano Bruno fut brûlé vif par l’Inquisition : à l’instar de Socrate, il fut exécuté parce que ses idées dérangeaient. Excommunié par les calvinistes, les luthériens et les catholiques, Bruno a semé partout la contradiction et remis sans cesse en cause les croyances les plus ancrées. Contre l’attente de ses juges, il a préféré monter sur le bûcher plutôt que d’abjurer. Mais en réduisant son corps en cendres, les inquisiteurs on créé un mythe : celui de la libre parole contre la censure et du courage contre la terreur. Philosophe maudit, il fut insulté, ses livres furent interdits, recherchés et détruits. Tel le phénix, Bruno renaît continuellement de ses cendres. A chaque fois avec un nouveau visage pour servir les causes les plus diverses. Comme sa pensée mêle des visions géniales avec des idées invraisemblables, elle se prête à toute sorte de revendication : des rosicruciens aux positivistes, des marxistes italiens aux fascistes, chacun à sa manière a invoqué Bruno. Sans tenir compte de son côté profondément religieux, les positivistes ont créé au XIXème siècle la légende d’un martyr de la science, mort pour avoir poussé le copernicanisme jusqu’au bout en proposant l’idée d’un univers infini. A l’opposé, les travaux contemporains de F. Yates, spécialiste anglaise de la Renaissance, le présentent comme un propagateur de l’hermétisme1. Réduisant ses idées coperniciennes à la portion congrue, elle nous explique que l’Inquisition a brûlé un représentant d’un courant magico-religieux. Bruno est-il un scientifique ou un magicien ? Difficile de répondre : personne n’a jamais pu dégager une pensée cohérente de son œuvre. I - PREMIERE ERRANCE La vie de Bruno est celle d’un vagabond : son itinéraire le conduit de Naples à Rome, ensuite à Genève, à Toulouse, à Paris, à Londres, à Wittenberg, à Prague, à Helmstedt, à Francfort et à Venise. Il effectue son dernier et malheureux voyage de Venise à Rome, enchaîné par ses bourreaux, pour y connaître une fin atroce. Fils d’un modeste homme d’armes, Filippo Bruno, né en 1548 à Nola près de Naples, se désigne lui-même comme « le Nolain ». Il adopte le prénom de Giordano en 1565 lorsqu’il adhère à l’Ordre des Dominicains. Ses problèmes avec les Frères ne tardent pas : il doute de la Trinité, refuse les images des saints dans sa chambre et n’accepte pas la Virginité de Marie. Menacé d’un procès devant son supérieur hiérarchique, il fuit Naples en 1576 et se retrouve à Rome, où il apprend que des écrits interdits ont été découverts dans sa chambre napolitaine. *Article paru dans le numéro 541 (février 2000) des Cahiers Rationalistes, bulletin de l’Union Rationaliste, 14 rue de l’Ecole Polytechnique, 75005 Paris. 1 Retrouvé au XVème siècle et traduit par Marsile Ficin, le Corpus Hermeticum a provoqué un goût immodéré pour la magie, la numérologie et l’astrologie. Comme on l’attribuait à un Egyptien contemporain de Moïse, l’hermétisme a exercé une influence déterminante à la Renaissance. Au XVIIème siècle on a découvert qu’il s’agissait en fait d’une œuvre de païens grecs adorateurs du Soleil, influencés par des pratiques magiques orientales, rédigée à Alexandrie vers l’an 150 de notre ère. Or, à l’époque, lire des textes illicites équivaut à en partager les idées. Comme il est en plus accusé injustement d’un assassinat, il s’enfuit et sa cavale le mène à Genève en 1578, ville où Calvin avait brûlé en 1553 Michel Servet, coupable de douter du dogme de la Trinité. Par feinte ou par conviction, Bruno s’accommode du calvinisme. Mais le conflit éclate rapidement : ayant entendu un ami de Théodore de Bèze, le successeur de Calvin à la tête de Genève, proférer des « âneries » aristotéliciennes, il riposte. Il doit donc comparaître devant le Vénérable Consistoire : dans Rome et Genève, les deux capitales de l’intolérance, douter des dogmes est passible des tribunaux. Comme Bruno se rétracte publiquement, il est seulement interdit de cène, c’est-à-dire excommunié. Il quitte alors Genève pour la France et garde rancune aux calvinistes. Premier passage en France Pendant dix-huit mois il enseigne à Toulouse, place forte de la Ligue Catholique, organisation extrémiste et fanatique. En 1581, il quitte la ville devenue dangereuse : la guerre menace entre huguenots et ligueurs qui dénoncent la trop grande faiblesse de la monarchie à l’égard des hérétiques et cherchent à annuler la Paix de Monsieur2. En 1581 Bruno arrive à Paris qui a encore en mémoire le sinistre massacre de la Saint Barthélemy, le 24 août 1572, où des milliers de protestants sont assassinés à l’instigation du duc de Guise et de Catherine de Médicis. Fief des plus irréductibles aristotéliciens, la Sorbonne est imperméable à toute innovation. Mais Bruno a une chance inespérée : il est bien accueilli par Henri III, homme intelligent et cultivé, cherchant à en finir avec les guerres de religion qui ruinent le royaume. Mais la politique de réconciliation entre chrétiens menée par le roi est violemment dénoncée par le duc de Guise comme étant favorable aux protestants. Intéressé par les dons du Nolain dans l’art de la mémoire, Henri III le nomme lecteur royal pour faire contrepoids aux aristotéliciens de la Sorbonne. Décision courageuse : Bruno est toujours interdit de messe, ce qui lui ferme les portes de l’enseignement. La production littéraire de Bruno en France comprend notamment Le Chandelier (Il Candelaio). Cette comédie tourne autour de trois échecs : celui d’un homosexuel qui n’arrive pas à changer de sexe, celui d’un alchimiste qui s’appauvrit en cherchant la pierre philosophale pour devenir encore plus riche et, enfin, l’humiliation d’un pédant qui ne s’exprime qu’en latin et qui souhaite devenir encore plus érudit. Un autre ouvrage, Des ombres des idées (De umbris idearum), dédié à Henri III, est consacré à l’art de la mémoire. Cependant, le climat politique se détériore en 1583 : déçus, les réformés s’organisent dans le Sud de la France. Même si on ignore pourquoi, le Nolain décide alors de partir pour l’Angleterre. Il intègre la suite de Michel de Castelnau, seigneur de la Mauvissière, esprit ouvert et tolérant, ambassadeur d’Henri III à Londres. Une sincère amitié se noue entre eux, et Bruno dédiera au seigneur de la Mauvissière quelques-unes de ses œuvres. D’après ce que dira Bruno à l’Inquisition, Henri III lui avait donné une lettre de recommandation pour Michel de Castelnau. Cette lettre, dont on n’a cependant jamais trouvé la trace, pourrait expliquer sa liberté d’expression : sans protection Bruno aurait fini en prison3. Apprenant le départ du Nolain vers Londres, l’ambassadeur anglais à Paris alarma aussitôt le secrétaire de la reine : « un homme sans religion », arrivera bientôt en Angleterre ! 2 La Paix de Monsieur (1576) accordait la liberté de culte aux protestants (sauf à Paris). Elle fut le prétexte à la fondation de la Ligue Catholique par le duc de Guise avec les fonds de Philippe II, roi d’Espagne. 3 Pour expliquer l’impunité de Bruno, certains disent qu’il était un indicateur de la reine Elisabeth, d’autres qu’il était un agent d’Henri III. Mais le plus probable est que le roi de France, qui avait maintes fois fait preuve de fidélité en amitié, ait voulu le protéger sans arrière-pensée. Cet avertissement resta sans suite et Bruno, reconnaissant du bon accueil que lui réserva la cour, qualifia l’anglicane Elisabeth de « divine », épithète qu’il devra expliquer aux inquisiteurs dix ans plus tard. II - BRUNO EN ANGLETERRE L’infinité du monde Pendant les deux années anglaises Bruno publie ses œuvres les plus importantes. En 1584 paraissent le Banquet des Cendres (La cena de le Ceneri), la Cause principe et Unité (De la causa principio et uno) et L’Univers et les Mondes (De l’infinito, universo et mondi). Sans tarder, il publie : L’expulsion de la bête triomphante (Spaccio de la bestia trionfante), où il règle ses comptes avec le calvinisme, La cabale du cheval Pégase (Cabala del cavallo pegaseo) et Les Fureurs Héroïques (Gli Heroici furori). Alors que pour expliquer l’absence de parallaxe4 Copernic avait simplement agrandi le monde en plaçant plus loin la sphère des étoiles fixes, Bruno la fait éclater, détruisant en même temps la distinction aristotélicienne entre monde sublunaire et monde céleste, déjà mise à mal par Tycho Brahe (1546-1601) et sa Nova de 15725. Faisant l’apologie de Copernic qu’il déborde largement, Bruno nous lègue l’image d’un monde infini – ce en quoi il est supérieur à ses contemporains : il a dépassé notamment Kepler et Galilée. Pourtant l’infinité du monde n’était pas une pensée complètement nouvelle : les atomistes grecs l’avaient suggérée avant notre ère. Plus près de nous, le cardinal Nicolas de Cues (1401-1464), que Bruno cite explicitement, avait déjà évoqué l’idée d’un monde « qui ne peut être clos », à défaut de le dire infini. Curieusement, ces thèses alors non combattues par l’Eglise, étaient tout uploads/Geographie/ giordano-bruno.pdf

  • 10
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager