1 DE L’AMOUR DES GRAMMAIRES J.P. Minaudier. Un drame a ravagé ma vie : depuis u
1 DE L’AMOUR DES GRAMMAIRES J.P. Minaudier. Un drame a ravagé ma vie : depuis un peu plus de deux ans, je n’arrive pratiquement plus à lire que des grammaires de langues exotiques. Je n’apprends pas ces langues (à part l’anglais, l’espagnol et deux mots d’allemand, je ne sais que l’estonien, idiome d’une lugubre banalité) — mais j’en dévore les grammaires comme on dévore des romans policiers, frénétiquement, la nuit, le jour, chez moi, en vacances, dans le métro, et je ne parle plus que de ça. Cette passion, par ailleurs fort coûteuse, est un désastre social : mon monologue monomaniaque est la terreur des dîners en ville ; mes amis m’évitent, ma mère fond en larmes à ma vue, mon psy s’est suicidé, mes élèves me chahutent, mes voisins grognent et ma concierge glapit, d’autant que l’immeuble où j’habite s’enfonce peu à peu dans le sol sous le poids du papier. Wie konnte es geschehen ?, m’a demandé l’autre jour, sur un ton consterné, mon ami Élie, qui n’est pas bête. Ce vice abject remonte à ma plus tendre enfance : le président Sarkozy en déduirait sans doute qu’on naît grammairien. Tout petit déjà, j’alignais des déclinaisons bizarres dans les marges de mes cahiers ; dans mon adolescence, j’ai inventé une langue, le chirois, et j’y ai même traduit un épisode de Corto Maltese. Je recèle encore subrepticement une grammaire roumaine subtilisée à la bibliothèque du Lycée du Parc, à Lyon, vers 1978… Cela ne m’empêchait d’ailleurs nullement d’être une tache en allemand et surtout en langues anciennes : les membres de mon jury de latin au concours de la rue d’Ulm 1980, en leur probable maison 2 de retraite, doivent encore hurler de terreur lorsque ma prestation revient hanter leurs cauchemars séniles. C’était du Sénèque, j’en fis du Delerm. Quel intérêt, quelle fascination peut-on donc trouver à lire des grammaires et à les collectionner ? D’abord, ce sont souvent de bien beaux livres. Il y un plaisir pervers à posséder la bibliothèque la plus snob de Paris, et une jouissance certaine à voir l’accablement se peindre dans les yeux de ceux à qui je la fais admirer. Il y a aussi les vices égoïstes et maniaques du bibliophile, l’excitation d’avoir enfin déniché sur Internet la fameuse grammaire slavey de Karen Rice, épuisée et même plus référencée chez l’éditeur1, puis la joie de l’ouverture de la boîte aux lettres lorsqu’elle contient le gros paquet attendu, marqué du sceau d’Amazon.com (volupté hélas un peu gâchée entre-temps par la crise cardiaque de mon banquier, Saussure ait son âme). Enfin, en tant que lecture de plage, une bonne étude comparée de l’ergativité en avar et en tongien2 éclipsera totalement le Heidegger que le voisin de rabane a cru malin d’apporter et vous vaudra, Mesdames, la fascination frémissante des maîtres-nageurs les plus velus de la Madrague. Une grammaire est une espèce de sudoku (il faut rassembler les pièces d’un puzzle logique par déductions 1 Karen Rice, Slave, Editions Mouton-de Gruyter, Berlin 1989, 1370 pages (ceci n’est pas une faute de frappe). Les Slaveys ou Slaves vivent dans le nord-ouest du Canada, près du lac qui porte leur nom et qu’une confusion a fait baptiser en français Lac des Esclaves. 2 Par Claude Tchekhoff, éditions Klinksieck/Publication de la Sorbonne, 1979, dix-sept exemplaires vendus en 25 ans dont sept à des aveugles et un à sœur Emmanuelle : bref, un collector absolu. L’avar se parle dans le Caucase, et le tongien dans le Pacifique sud. 3 successives) qui secoue les méninges et retarde l’Alzheimer. Mais c’est avant tout du rêve et de la poésie — je répète à l’intention du dernier rang qui bavarde : une grammaire, c’est avant tout du rêve et de la poésie. L’une et l’autre sont présents à tous les niveaux : dans les introductions ethnographiques et dans les anecdotes qui émergent du texte ; dans le contenu des exemples ; dans la structure même de la langue étudiée. « Tout ce qui est lointain, brûlant et inutilisable… » Tel les lycéens des Fruits du Congo d’Alexandre Vialatte aux seins de la négresse, le maniaque de langues exotiques rêve à tous les lieux où sa lecture le transporte. D’abord, bien sûr, les îles tropicales (« … et nous étions amoureux de la négresse, et Frédéric fut roi des Îles, du labyrinthe et du Moulin à Vent… ») et avant tout celles du Pacifique, de Yap la micronésienne où ont cours des monnaies de pierre si lourdes qu’on les laisse au bord des champs et des chemins, chacun sachant à qui elles appartiennent3, à Rotuma où s’épanouissent, à l’ombre frêle des cocotiers complices, les métathèses les plus endiablées4 ; mais aussi ces vallées perdues où le bourouchaski (sans parler du jaqaru) résiste encore et toujours à l’envahisseur, les déserts froids ou chauds (la reine Antinéa parlait-elle tamashek ? Combien d’ours blancs s’expriment couramment en yukaghir5 ?) ; et 3 John Thayer Jensen : Yapese Reference Grammar, presses universitaires de Hawaii, Honolulu, 1977. 4 C. Maxwell Churchward, m. a. : Rotuman Grammar and Dictionary, éditions de l’Église méthodiste d’Australie, 1940. Il existe aussi sur Rotuma un excellent site internet, avec de la musique. 5 Pour rêver vous aussi, allez chercher des détails sur le site Ethnologue, qui recense toutes les langues du monde, avec des cartes. Le bourouchaski se parle dans l’Himalaya, le jaqaru dans les Andes péruviennes ; le yukaghir en Sibérie orientale, et le tamashek est la langue des Touaregs du Sahara. 4 encore ces villes hors du temps émergeant d’une note introductive comme des mirages, telle Harar, en Éthiopie, où survit à l’abri des murailles un parler sémitique archaïque éteint dans toutes les cambrousses environnantes6. Qui ne rêverait de visiter un jour certain « walled quarter of Mutrah, facing the ord harbour », où se parle le luwati, langue iranienne7 ? « C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar »… Les noms des ethnies constituent en eux-mêmes une invitation au voyage, tout particulièrement les Indiens d’Amérique (les Gros Ventres, Nez Percés et Pends d’Oreilles, ainsi nommés par des trappeurs français) ; ou bien, en Russie, les Mordves, les Tchouktches, les Nenets et leurs Maris, ou encore en Colombie les comme-ci Kamsá. Mais mes préférés sont de très loin les Kwakwakwa’wakws du détroit de Vancouver, qui devaient se tailler de francs succès lors des potlatchs8. Des continents culturels engloutis peuvent surgir au détour d’un commentaire ethnographique : saviez-vous que la langue du Christ, l’araméen méridional, est encore parlée dans trois villages de Syrie ? Il y a aussi ce parler de Bolivie, le callahuaya, plus ancien que le quechua et l’ayamara : nul ne le pratique plus depuis des lustres mais il survit par le biais de l’argot professionnel des guérisseurs (herbolarios) de la région, lesquels en ont repris le vocabulaire, un peu comme les argots français du XIXe siècle empruntaient une partie de leur 6 Robert Hetzron (ed.) : The Semitic Languages, éditions Routledge, Londres-New York 1997, p. 486. 7 Ethnologue, article « Luwati ». Mutrah se trouve dans le sultanat d’Oman, en Arabie. 8 Les kwakwa, etc., parlent kwakiutl, ce qui n’arrange guère leurs affaires. 5 vocabulaire secret aux parlers tsiganes9. Dans la même région, attardons-nous un instant sur le mystère imputrescible de la langue des Incas — contrairement à ce qu’un vain peuple pense, ce n’était point le quechua, langue administrative de leur Empire, mais le parler de leur vallée d’origine, près de Cuzco (de même Staline gouvernait l’U.R.S.S. en russe, mais parlait géorgien avec ses proches). Éteinte depuis l’époque coloniale, elle ne nous est connue que par trois vers d’un hymne cité par le chroniqueur Juan de Betonzos — voici donc, en exclusivité mondiale, l’intégralité du corpus littéraire inca10, agrémenté de la traduction la plus probable : Ynga Yupange yndin yoca Il est dangereux de se pencher au dehors Solaymalca chinboley Conserver au frais, agiter avant emploi Solaymalca axcoley Longue vie au camarade Kim Il-Sung ! Et puis une grammaire nous révèle à l’occasion des mœurs inconnues des créatures les plus décadentes du Marais11, ou encore des abîmes de social-démocratie tropicale — ainsi la langue kwaza n’est plus parlée que par 25 personnes quelque part au fin fond du Brésil 9 Willem F. H. Adelaar, The languages of the Andes, presses universitaires de Cambridge, 2004, p. 350. La présentation des faits concernant le callahuaya est un peu simplifiée. Le cas du callahuaya n’est pas tout à fait unique : une histoire un peu semblable est attestée en Inde centrale, concernant un parler totalement isolé, ultime témoin d’une famille entièrement disparue : le nihali. 10 Alfredo Torero, Idiomas de los Andes : lingüistica e historia, éditions Horizonte, Lima 2005, p. 135. 11 Renseignements (payants, il faut bien que je me finance) sur rendez- vous aux toilettes de la gare Montparnasse, tous les vendredis 13 février des années bissextiles à 17 h 37 précises, tenue discrète exigée. Une gammaire tchouktche dépassera de la poche de mon imperméable. 6 (deux familles au total), mais elle n’est absolument uploads/Geographie/ gramm-aires-min-audi-er.pdf
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- Publié le Jan 10, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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