Réveiller les esprits de la terre Barbara Glowczewski Premier tirage avril 2021

Réveiller les esprits de la terre Barbara Glowczewski Premier tirage avril 2021 Droits réservés aux éditions Dehors www.editions-dehors.fr isbn : 978-2-36751-025-5 dépôt légal : mai 2021 Diffusion/Distribution Harmonia Mundi Imprimé par Malinvaud pour la couverture et par Présence graphique pour les pages intérieures Numéro d’imprimeur : 210468766 Imprimé en France Cet ouvrage a été publié avec le soutien du Centre national du livre et de la Région Auvergne-Rhône-Alpes. Aux ami·es ! Humble espoir Dans le milieu, vivant, tu travailles à la résistance, Cherchant ce que tu aimes… Un désir est né, en toi, solitaire, D’articuler ton corps à la terre. Alors dans le milieu, vivant, tu cherches Une ombre, un partenaire. Elles ont soif, dehors, avec eux, criant de colère, Qui contrent la tyrannie des sphères, Combattent l’empire des nombres Et l’inertie de l’artificiel. Dans leur travail, vivant, ils soulèvent avec elles Un ciel où vibrera le réel. Le bois craque, ils elles n’ont pas peur des flammes. Sous leurs doigts, déjà, tu entends hurler la rivière. Thomas Demoulin Légendes des photographies : Deuxième et troisième page de couverture, carte des sites sacrés du désert Tanami listés dans la revendication territoriale gagnée par les Warlpiri en 1978, reliés par des pistes totémiques dites de Rêve (Jukurrpa) tracées par Barbara Glowczewski, Australie, 1979 ; page 1, Salamandre offerte par des soutiens de Rennes aux habitant·es de la Zad de Notre-Dame-des-Landes pour célébrer l’abandon du projet d’aéroport, Philippe Graton, France, 2018 ; pages 2-3, Des femmes Warlpiri de Lajamanu empêchent la destruction du site sacré Yarturluyarturlu en réalisant une action filmée à l’intention d’une compagnie minière, Barbara Glowczewski, Australie, 1984 ; page 4, Billy Craigie, Tony Coorey, Michael Anderson et Bert Williams occupent le jardin devant le parlement australien en inaugurant une ambassade Aborigène sous un parasol qui deviendra la Tent Embassy, emblème des luttes pour les droits à la terre des Aborigènes, Canberra, Australie, 26 janvier 1972 ; pages 6-7, Photographie d’un poste de télévision diffusant l’émission de Frédéric Mitterrand, « Du côté de chez Fred », consacrée aux questions autochtones. Parmi les invité·es présent·es Félix Tiouka, activiste Kali’na, et Barbara Glowczewski, 1989 ; page 8, Rituel Yawulyu des femmes de Loi Warlpiri de Lajamanu qui renvoient sous terre les images-forces du site sacré Kurlungalinpa activées par leurs peintures totémiques, Barbara Glowczewski, Australie, 1984 ; page 10, Kadi Eléonore Johannes, présidente de l’association Kalalawa et du Collectif des Premières Nations, rond-point Califourchon dit « du Chamane » lors d’une action du collectif Or de question, Marie Fleury, Guyane française, 22 octobre 2017. Réveiller les esprits de la terre 13 Glissements De l’Australie à la France en passant par la Guyane Le désir de ce livre est né dans la Creuse, lorsqu’entre soleil, pluie et nuits étoilées quelques trois cents personnes partageaient une semaine d’août intense et joyeuse. Orchestré par les collec­ tifs de la région, le rassemblement sur la ferme de Lachaud près du lac de Vassivière s’inscrivait dans leur rêve de faire émerger un réseau d’écoles de la Terre inspirées par l’expérience d’édu­ cation populaire zapatiste au Mexique. Des granges et un grand tunnel accueillaient des discussions animées engageant un public de tous horizons. Le soir autour d’un feu, jeunes et cheveux gris continuaient à discuter assis sur des pierres ou dansaient sur des rythmes électro plus ou moins expérimentaux. Depuis, chaque nouveau séjour sur ce plateau de Millevaches m’a apporté la conviction que, face aux menaces climatiques induites par une économie emballée et destructrice, les territoires traités par l’Etat comme des déserts peuvent être sources de solutions, à condition bien sûr de la mobilisation et de l’implication dans la vie locale. Je revins à la ferme de Lachaud en 2018, projeter un film que je venais de monter à partir de quarante années d’images et de sons recueillis auprès des Warlpiri du désert central australien. Dans la première scène une femme aborigène assise en tailleur devant une fumée de feu prend dans ses bras un bébé blanc tout nu que je lui tends. Commence le rituel de fumigation de ma fille cadette Nidala par ma ngati « mère » Warlpiri, Nakakut Barbara Gibson Nakamarra, qui m’a adoptée dans sa famille en 1979, alors qu’à vingt-trois ans je commençais une thèse en anthropologie. Quinze ans plus tard, une complicité très émouvante transparaît à l’image entre Nakakut et sa « petite-fille » jaja de sept semaines, qui après chaque plongée de son corps dans la fumée, sourit à ses douces paroles. Le feu allumé au fond d’un petit trou dans * L’autrice qui depuis les années 1980 insiste sur l’ajout du féminin par rapport au masculin universel, a dans ce livre adopté, presque systématiquement, une écriture s’approchant du féminin inclusif signalé par un seul point médian (gardien·nes, rituel·les…). Elle a décidé par ailleurs de suivre la pratique militante de mettre en majuscule tant les adjectifs que les noms désignant des peuples autochtones et leurs langues respectives. Glissements 14 le sable est recouvert de plantes médicinales odorantes utilisées dans divers rites qui, depuis la naissance, ponctuent le cycle de vie pour nettoyer le corps et l’esprit. J’ai souvent campé avec Nakakut dans le désert Tanami sur des terres ancestrales retrouvées grâce à la victoire récente d’une revendication territoriale. Après la mort de son mari en 1990, elle a préféré quitter la communauté Lajamanu, ancienne réserve où quelques 800 Warlpiri avaient été sédentarisé·es dans les années 1950, et s’est installée en Australie occidentale, comme moi. J’habitais alors à Broome, la ville de mon mari, Wayne Jowandi Barker, musicien et réalisateur aborigène, d’ascendance Jabirr Jabirr et Djugun, les peuples gardiens de cette région du littoral de l’Océan Indien où nous avons vécu quelques années avec nos deux filles. Nakakut termina le rite de fumigation en recouvrant de terre le trou qu’elle avait creusé pour le feu, et expliqua que « si on laisse le sol ouvert après le rite, la mère du bébé fumigé peut tomber malade dans son propre ventre 1 ». Lorsque Nakakut vivait encore avec sa famille de chasse et de cueillette dans le désert Tanami, les bébés étaient enduits à la naissance depuis le front jusqu’à la poitrine avec une pâte noire tirée des feuilles de l’arbre parrawuju. Des herbes jaunes de spinifex glissées dans les cheveux et le nombril frotté avec la terre rouge des termitières, le nouveau-né devait aussi en avaler pour être purifié de ce qu’il avait bu dans le ventre de sa mère. Seulement après cette ingestion de terre, le nourrisson était mis au sein. En cas de trop grande chaleur, hommes et femmes s’enter­ raient dans la terre en ne laissant dépasser que la tête recouverte d’un bouclier pour les hommes et d’un plat pour les femmes. Une fois le soleil couché, on pouvait reprendre la marche en se guidant avec les étoiles. En cas de déshydratation, on enduisait de sang l’homme ou la femme et parfois la saignée d’un homme était bue. Parmi les rites magiques, deux familles mélangeaient leur sang dans un waniri, petit trou à source souterraine, pour faire remonter l’eau, comme si le sol avait besoin de l’alliance de deux altérités pour désaltérer les humains. « La terre, ma chair » est le titre d’un vieil article où je parle du réseau de l’eau vivante qui relie des sites sacrés du désert à des trous cycloniques au fond de l’océan 2. Les Warlpiri se pensent et 1 Barbara Glowczewski, Lajamanu. 40 ans avec les Warlpiri, 2018 (consultable sur vimeo.com). 2 Barbara Glowczewski, « La terre, ma chair », Études rurales, n° 127-128, 1992, p. 89-105. Réveiller les esprits de la terre 15 se vivent comme une extension de la terre. Grâce à eux et à leurs voisins, j’ai appris à expérimenter le désert, les rivières ou le lit­ toral comme vivants, un archipel de lieux virtuels qui s’actualisent en lieux événements, traces des transformations géologiques et historiques du paysage. Chaque enfant incarne ainsi une virtua­ lité de vie semée par les ancêtres dans une pierre, un arbre ou une source. Toutes les espèces animales et végétales, les phénomènes atmosphériques, les vents ou le feu sont aussi des émanations actuelles de virtualités semées dans la terre et sous la mer avant le grand déluge qui, il y a 7000 ans, sépara quelques 4000 îles du continent. Pour ses habitant·es humain·es ou non humain·es, le désert est vivant comme les côtes inondées, la savane ou les forêts. Tous les lieux sont en veille ou assoupis, attendant de se réveiller dans des devenirs multiples qui relient la terre aux espaces inters­ tellaires. Mais les humains doivent chanter, danser, se peindre et pratiquer divers gestes pour que la terre donne sa nourriture, son eau, en renouvelant toutes les formes vivantes. Après le film, qui nous fit voyager sur les terres des Warlpiri, de rituels en chasses, ainsi qu’à la coopérative artistique et au centre de soin des personnes âgées de Lajamanu, Nidala, le bébé fumigé devenu une belle jeune femme, invita l’assistance de la ferme de Lachaud à faire cercle autour d’un feu improvisé à uploads/Geographie/ int-reveiller-esprit-1-32-165-224.pdf

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