Descartes et la raison du beau Joël Jung J’emprunte ce titre à une lettre de De

Descartes et la raison du beau Joël Jung J’emprunte ce titre à une lettre de Descartes à Mersenne du 18 mars 16301. N’étant ni spé- cialiste de Descartes, ni expert en musicologie ou en histoire de la musique, j’ai simplement tenté de trouver un fil conducteur pour la lecture des innombrables textes cartésiens ayant, d’une façon une d’une autre, rapport à la musique et à l’art. Ce propos ne prétend pas ap- porter quelque chose de nouveau — il s’appuie en particulier sur les travaux de Pascal Du- mont, de Frédéric de Buzon, de Pierre Guénancia, sur les recherches de Patrice Bailhache concernant les rapports entre musique et physique —, et vise simplement à faire partager quelques interrogations suscitées par la lecture des textes de Descartes. 1 La « raison du beau » Dans la lettre à Mersenne du 18 mars 1630, Descartes entreprend de répondre à une ques- tion de Mersenne, concernant la « raison du beau ». Il est très vraisemblable que l’expression « raison du beau » soit de Mersenne, et non de Descartes, qui a coutume de re- prendre, au début de ses réponses, les formulations de ses interlocuteurs. Il s’empresse d’ailleurs de vider la formule du sens qu’entend lui donner Mersenne : Pour votre question, savoir si on peut établir la raison du beau, c'est tout de même que ce que vous demandiez auparavant, pourquoi un son est plus agréable que l'autre, sinon que le mot de beau semble plus particulièrement se rapporter au sens de la vue. Mais généralement, ni le beau ni l'agréable ne signifient rien qu'un rapport de notre jugement à l'objet ; et parce que les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau ni l'agréable aient au- cune mesure déterminée. Et je ne saurais mieux expliquer, que j'ai fait autrefois en ma Mu- sique ; je mettrai ici les mêmes mots, parce que j'ai le livre entre mes mains […]. 1 Descartes, Œuvres philosophiques, éd. F. Alquié, Garnier, 1976, tome I, p. 251. — 1 1°) La question concernant la « raison du beau » est renvoyée à une question précédente de Mersenne, et à une réponse précédente, concernant l’agréable : le beau est, et n’est qu’une espèce de l’agréable, l’agréable pour la vue. 2°) « Auparavant » renvoie sans doute à une lettre à laquelle Descartes a répondu le 4 mars 1630, et qui renvoie déjà Mersenne à une réponse précédente : Je vous avais déjà écrit que c’est autre chose, de dire qu’une consonance est plus douce qu’une autre, et autre chose de dire qu’elle est plus agréable. Car tout le monde sait que le miel est plus doux que les olives, et quelquefois force gens aimeront mieux manger des olives que du miel. Ainsi tout le monde sait que la quinte est plus douce que la quarte, celle-ci que la tierce majeure, et la tierce majeure que la mineure ; et toutefois il y a des endroits où la tierce mineure plaira plus que la quinte, même où une dissonance se trouvera plus agréable qu’une consonance.2 Descartes distingue le doux et l’agréable, par le biais d’une comparaison dont le principe, présent dès le Compendium, se retrouve dans plusieurs textes cartésiens. Je montrerai que cette distinction anodine remplit une fonction importante. Retenons pour l’instant qu’elle fournit l’occasion de récuser la demande de Mersenne, que Descartes envoie vertement promener : Vous m’empêchez autant de me demander de combien une consonance est plus agréable qu’une autre, que si vous me demandiez de combien les fruits me sont plus agréables que les poissons. Cette belle insolence de Descartes — qui adressera à Mersenne à l’automne 1631 une fin de non-recevoir (« et généralement je ne sache rien de plus à vous répondre, que ce que je vous en ai écrit à diverses fois ») — signifie clairement que, pour lui, la question n’a pas de sens. 3°) Revenons à la lettre du 18 mars : le beau et l’agréable sont réduits par Descartes à un « rapport de notre jugement à l’objet », réduction justifiée dans un renvoi au Compendium, que Descartes cite. En bref : le beau est réduit à l’agréable, et l’agréable à d’autres explications déjà données, ou à d’autres formes déjà évoquées. On se gardera évidemment de toute confusion avec le Kant du § 1 de la Critique de la Faculté de juger : non seulement Descartes parle-t-il du « rapport du jugement à l’objet », et non au sujet, mais encore donne-t-il à agréable un sens très différent de l’angenehm kantien. J’y re- viendrai. Pour l’instant, comme la lettre y invite, il faut se reporter au Compendium. 2 Lettre à Mersenne du 4 mars 1630, Alquié, I, p. 246. — 2 2 Le Compendium musicæ Le début du Compendium — préambule et prænotanda — définit la musique par son objet : le son, et sa double fin : « plaire, et émouvoir en nous des passions diverses ». Rodis-Lewis remarque que cette définition reprend celle de Caccini dans les Nuove Musiche de 1601, mais on peut également penser à Monteverdi, qui dit exactement la même chose, ou à Cicé- ron. Les moyens en vue de cette fin sont de deux sortes, les « propriétés principales du son », et « la qualité du son lui-même ». 1°) La qualité du son lui-même, « à partir de quels corps et par quel moyen on en produit d’agréables » est « l’affaire des physiciens » : comme Beeckman sans doute, qui ont à charge d’expliquer comment le mouvement d’une corde, transmis à l’air, puis à l’oreille, produit un son agréable ou non en lui-même. Descartes ne rejettera pas toujours cette tâche sur d’autres. 2°) Les propriétés principales du son : elles consistent en différences, c’est-à-dire en rapports des sons entre eux, dans la mélodie et l’harmonie, selon le double point de vue du rythme et de la hauteur relative. Il faut donc rattacher l’éloge de la voix humaine qui suit — Descartes n’innove pas — non aux propriétés, mais aux qualités physiques du son, puisque la voix y est dite « conforme à nos esprits ». Sans doute la sympathie et l’antipathie des tambours en peaux de loup ou de mouton fait-elle sourire, mais c’est un on-dit, et il n’est pas interdit au « physicien » d’en chercher une explication. Les prænotanda 1 et 2 concernent encore le premier point, les qualités physiques : la pro- portion ou la disproportion de l’objet, par exemple celle du tonnerre ou des mousquets, avec le sens, ce que confirme la comparaison avec « l’éclat du soleil » qui blesse les yeux. Pascal Dumont a justement remarqué que la proportion du sens et de l’objet reprend en la détournant la conception aristotélicienne du plaisir de l’Éthique à Nicomaque, X, 4, 1174b : Car pour chaque sens il y a un plaisir qui lui correspond, et il en est de même pour la pensée discursive et la contemplation, et leur activité la plus parfaite est la plus agréable, l’activité la plus parfaite étant celle de l’organe qui se trouve en bonne disposition par rapport au plus ex- cellent des objets tombant sous le sens en question.3 et du De Anima, III, 2 : 3 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 1174b, trad. Tricot, Vrin, p. 495. — 3 Si, enfin, l’harmonie est proportion, il est nécessaire que l’ouïe soit aussi une sorte de propor- tion. Et c’est pour cela que tout excès, l’aigu comme le grave, anéantit le sens de l’ouïe ; de même, dans les saveurs, l’excès détruit le goût ; dans les couleurs, le trop brillant ou le trop sombre détruit la vue, et pour l’odorat, c’est l’odeur forte, la douce comme l’amère, — tout cela impliquant que le sens est une sorte de proportion. C’est pourquoi les sensibles sont agréables lorsque, d’abord purs et sans mélange, ils sont amenés à la proportion voulue ; tel est le cas pour l’aigre, le doux ou le salé ; ils sont alors agréables, en effet. Mais d’une manière générale, le mixte est plus harmonique que l’aigu ou le grave seul.4 Mais, comme le remarque encore Dumont, la proportion du sens et de l’objet, et de ce fait la proportion dans l’objet lui-même, change de sens chez Descartes : ce n’est pas parce qu’il est le meilleur que l’objet convient au sens, mais seulement parce qu’il convient au sens qu’il est jugé le meilleur. Avec la Remarque 3 commence l’examen des propriétés. Si Descartes ne parle que de la vue de l’astrolabe, et non du son, il faut comprendre que les parties d’un objet sont l’équivalent des rapports des sons entre eux. Les parties ne doivent pas être trop nombreuses pour être saisies facilement, leur différence doit être moindre, autrement dit leur proportion doit être grande (Remarque 4), ce qui veut dire qu’elle est arithmétique et non géométrique : il y a grande proportion, donc faible différence, lorsque les parties peuvent être facilement rap- portées à l’unité (Remarques 5 et 6). uploads/Geographie/ j-jung-descartes-et-la-raison-du-beau-pdf.pdf

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