La Magie en Poitou (1899) J.-K. Huysmans This digitized version © www.huysmans.

La Magie en Poitou (1899) J.-K. Huysmans This digitized version © www.huysmans.org Magie en Poitou 2 Gilles de Rais, dont l’enfance est inconnue, naquit vers 1404, sur les confins de la Bretagne et de l’Anjou, dans le château de Machecoul, en Bas-Poitou. Son père meurt à la fin d’octobre 1415 ; sa mère se remarie presque aussitôt avec un sieur d’Estouville et l’abandonne, lui et René de Rais, son frère ; il passe sous la tutelle de son aïeul, Jean de Craon, seigneur de Champtocé et de la Sage, « homme vieil et ancien et de moult grand âge », disent les textes. Il n’est ni surveillé, ni dirigé par ce vieillard débonnaire et distrait, qui se débarrasse de lui, en le mariant à Catherine de Thouars, le 30 du mois de novembre 1420. L’on constate sa présence à la cour du Dauphin, cinq ans après ; ses contemporains le représentent comme un homme nerveux et robuste, d’une beauté et d’une élégance rares. Les renseignements font défaut sur le rôle qu’il joue dans cette cour, mais on peut aisément les suppléer, en se figurant l’arrivée de Gilles, qui était le plus riche des barons de France, chez un roi pauvre. A ce moment, en effet, Charles VII est aux abois ; il est sans argent, dénué de prestige, et son autorité reste nulle ; la situation de la France, exténuée par les massacres, déjà ravagée quelques années auparavant par la peste, est horrible. Elle est scarifiée jusqu’au sang, vidée jusqu’aux moelles par l’Angleterre, qui, semblable à ce poulpe fabuleux, le kraken, émerge de la mer, et lance, au-dessus du détroit, sur la Bretagne, la Normandie, une partie de la Picardie, l’Ile-de-france, tout le Nord, le centre jusqu’à Orléans, ses tentacules dont les ventouses ne laissent plus, en se soulevant, que des villes taries, que des campagnes mortes. Magie en Poitou 3 Les appels de Charles réclamant des subsides, inventant des exactions, pressant l’impôt, sont inutiles. Les cités saccagées, les champs abandonnés et peuplés de loups, ne peuvent secourir un roi dont la légitimité est douteuse. Il s’éplore ; gueuse à la ronde, vainement, des sous. A Chinon, dans sa petite cour, c’est un réseau d’intrigues que dénouent çà et là des meurtres. Las d’être traqués, vaguement à l’abri derrière la Loire, Charles et ses partisans finissent par se consoler, dans d’exubérantes orgies, des désastres qui se rapprochent ; dans cette royauté au jour le jour, alors que des razzias ou des emprunts rendent la chère opulente et l’ivresse large, l’oubli se fait de ces qui-vive permanents et de ces sursauts et l’on nargue les lendemains, en sablant les gobelets. Cependant, les armées anglaises se rejoignaient, inondaient le pays, s’étendaient de plus en plus, envahissaient le centre. Le Roi songeait à se replier dans le Midi, à lâcher la France ; ce fut à ce moment que parut Jeanne d’Arc. Gilles de Rais, qui se trouvait alors à la cour, fut chargé par Charles de la garde et de la défense de la Pucelle. Il la suit partout, l’assiste dans les batailles, sous les murs de Paris même, se tient auprès d’elle à Reims, le jour du sacre, où, à cause de sa valeur, dit Monstrelet, le Roi le nomma maréchal de France, à vingt-cinq ans ! Quelle fut la conduite de Gilles de Rais envers Jeanne d’Arc ? Les renseignements font défaut. M. Vallet de Viriville l’accuse de trahison, sans aucune preuve. M. L’abbé Bossard prétend, au contraire, qu’il lui fut dévoué et veilla loyalement sur elle, et il étaie son opinion de raisons Magie en Poitou 4 plausibles. Quoi qu’il en soit, après la capture et la mort de Jeanne, nous perdons les traces de Gilles, que nous retrouvons enfermé, à vingt-six ans, dans le château de Tiffauges. La vieille culotte de fer, le soudard qui étaient en lui, disparaissent. En même temps que les méfaits vont commencer, l’artiste et le lettré se développent en notre héros, s’extravasent, l’incitent même, sous l’impulsion d’un mysticisme à rebours, aux plus savantes des cruautés, aux plus délicats des crimes. Car il est presque isolé dans son temps, ce baron de Rais ! Alors que ses pairs sont de simples brutes, lui veut des raffinements éperdus d’art, rêve de littérature térébrante et lointaine, compose même un traité sur l’art d’évoquer les démons, adore la musique, ne veut s’entourer que d’objets introuvables, que de choses rares. Il était latiniste érudit, causeur spirituel, ami généreux et sûr, il possédait une bibliothèque extraordinaire pour ce temps, où la lecture se confine dans la théologie et les vies de Saints. Nous avons la description de quelques-uns de ses manuscrits : Suétone, Valère, Maxime ; d’un Ovide sur parchemin, couvert de cuir rouge avec fermoir de vermeil et clef. Tout cela coûtait cher, moins pourtant que cette fameuse cour qui l’entourait à Tiffauges et faisait de cette forteresse un lieu unique. Il avait une garde de plus de deux cents hommes, chevaliers, capitaines, écuyers, pages, et tous ces gens avaient, eux-mêmes, des serviteurs magnifiquement équipés aux frais de Gilles. Le luxe de sa Magie en Poitou 5 chapelle et de sa collégiale tournait positivement à la démence. A Tiffauges, résidait tout le clergé d’une métropole, doyens, vicaires, trésoriers, chanoines, clercs et diacres, écolâtres et enfants de choeur ; le compte nous est resté des surplis, des étoles, des aumusses, des chapeaux de choeur de fin-gris doublés de menu vair. Les ornements sacerdotaux foisonnent ; ici, l’on rencontre des parements d’autel en drap vermeil, des courtines de soie émeraude, une chape de velours cramoisi, violet, avec drap d’or orfrasé, une autre en drap de damas aurore ; des dalmatiques en satin pour diacres, des baldaquins, figurés, oiselés d’or de Chypre ; là, des plats, des calices, des ciboires, martelés, pavés de cabochons, sertis de gemmes, des reliquaires parmi lesquels le chef en argent de saint Honoré, tout un amas d’incandescentes orfèvreries qu’un artiste, installé au château, cisèle suivant ses goûts. Et tout était à l’avenant ; sa table était ouverte à tout convive ; de tous les coins de France, des caravanes s’acheminaient vers ce château où les artistes, les poètes, les savants, trouvaient une hospitalité princière, une aise bon enfant, des dons de bienvenue et des largesses de départ. Déjà affaiblie par les profondes saignées que lui pratiqua la guerre, sa fortune vacilla sous ces dépenses ; alors, il entra dans la voie terrible des usures ; il emprunta aux pires bourgeois, hypothèqua ses châteaux, aliéna ses terres ; il en fut réduit, à certains moments, à demander des avances sur les ornements du culte, sur ses bijoux, sur ses livres. Effrayée de ces folies, la famille du Maréchal supplia le Roi Magie en Poitou 6 d’intervenir ; et, en effet, en 1436, Charles VII « sûr, dit-il, du mauvais gouvernement du sire de Rais », lui fit, en son grand Conseil, et par lettres datées d’Amboise, défense de vendre et aliéner aucune forteresse, aucun château, aucune terre. Cette ordonnance hâta tout simplement la ruine de l’interdit. Le grand Pince-Maille, le Maître Usurier du temps, Jean V, Duc de Bretagne, refusa de publier dans ses Etats l’édit, qu’il fit notifier, en sous-main, pourtant, à ceux de ses sujets qui traitaient avec Gilles. Personne n’osant plus acheter de domaines au Maréchal, de peur de s’attirer la haine du Duc et d’encourir la colère du Roi, Jean V demeura seul acquéreur, et dès lors il fixa les prix. On peut penser si les biens de Gilles de Rais furent possédés à bon compte ! Réduit aux abois, Gilles se laissa entièrement endormir par la passion de l’alchimie et abandonna tout pour elle. Mais il est bon de remarquer que cette science, qui le jeta dans la démonomanie, alors qu’il espéra créer de l’or et se sauver ainsi d’une misère imminente, il l’aima pour elle-même, dans un temps où il était riche. Ce fut en effet vers l’année 1426, au moment où l’argent déferlait dans ses coffres, qu’il tenta, pour la première fois, la réussite du grand oeuvre. Nous le retrouvons donc penché sur des cornues, dans le château de Tiffauges, et c’est maintenant que va commencer la série des crimes de magie. En se reportant à son temps, il est facile de se figurer les connaissances qu’il possède sur la manière de transmuer les métaux. Magie en Poitou 7 L’alchimie était déjà très développée un siècle avant qu’il naquît. Les écrits d’Albert le Grand, d’Armand de Villeneuve, de Raymond Lulle, étaient entre les mains des hermétistes. Les manuscrits de Nicolas Flamel circulaient ; nul doute que Gilles, qui raffolait des volumes étranges, des pièces rares, ne les ait acquis ; ajoutons qu’à cette époque, l’édit de Charles V, interdisant, sous peine de la prison et de la mort, les travaux spagiriques, et que la bulle Spondent pariter quas non exhibent, que le pape Jean XXII fulmina contre les alchimistes, étaient encore en vigueur. Ces oeuvres étaient donc défendues, et par conséquent enviables ; il est certain que Gilles les a uploads/Geographie/ la-magie-en-poitou-gilles-de-rais.pdf

  • 31
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager