TIPHAINE HADET Le bonheur arrive toujours sur la pointe des pieds Roman CITY ÉD

TIPHAINE HADET Le bonheur arrive toujours sur la pointe des pieds Roman CITY ÉDITIONS Tu es la réponse à toutes les prières que j’ai adressées. Tu es une chanson, un rêve, un murmure, Et je ne sais pas comment j’ai pu vivre aussi longtemps sans toi. NICHOLAS SPARKS, LES PAGES DE NOTRE AMOUR. CHAPITRE 1 Pour vendre des choux-fleurs Mon lit a disparu depuis plus d’une heure. Sous un amas de vêtements, de magazines, une trousse de toilette débordante, des chaussettes solitaires, il doit tenter de faire bonne figure. Mais il est tellement habitué. À chaque départ, le même scénario s’écrit sans que je cherche à y changer quoi que ce soit. Je dépose tout là, sur la couette roulée en boule, entre mes nombreux oreillers. Et c’est encore pire lorsque je suis à la veille de rejoindre ma famille pour l’incontournable semaine annuelle de retrouvailles. Perchée dans mon appartement du sixième étage, bercée par le vent glacial du dehors, je trie, je choisis, je recale. Le vert ne m’ira pas au teint. Les motifs arrondiront ma taille débordante. Les slims m’empêcheront de respirer. Les jupes resteront dramatiquement inconfortables. Et pourtant, elles vont peut-être m’aider à passer un meilleur moment au milieu des cousins, tantes, oncles, amis des uns et des autres. — Camille, si tu ne te forces pas un peu à être plus féminine, aucun mec n’acceptera de partager ta vie ! Déjà qu’avec ton caractère, tu pars avec un handicap considérable ! Ah, ah, ah, ah, ah ! Cette année, ils devront se concentrer sur autre chose afin d’expliquer mon célibat persistant, et non moins choisi, à leur plus grand étonnement. Je glisse donc dans ma valise fatiguée quelques exemplaires de jupes coupées au-dessus du genou afin de satisfaire leur curiosité. J’accompagne le tout de quelques décolletés échancrés qui feront bondir ma pudibonde de mère, sans oublier les éternels gilets déformés par le temps qui rassureront mon père, deux paires de chaussures sans talon – faut pas exagérer – et des pantalons en lin qui, je le sais déjà, prendront le dessus dans la bataille matinale du « Qu’est-ce que je mets ? » Une pointe de satisfaction m’envahit à l’idée d’avoir terminé cette épreuve qui m’apparaît pire que de manger des insectes au milieu d’une île paradisiaque présentée comme hostile. Maintenant, je dois redonner une apparence normale à ma couche, faire place nette dans le réfrigérateur, vider les poubelles, tourner plusieurs fois dans ces quarante-six mètres carrés pour vérifier que je n’ai rien oublié. Comme toujours, j’ai gardé une maigre place dans mon bagage afin de rapporter quelques cadeaux, histoire de ne pas arriver les mains dans les poches chez mes parents et de me rappeler au bon souvenir de mon oncle-parrain et de la voisine de longue date-marraine. Un livre sur l’histoire politique du vingtième siècle pour mon père. Un coffret zen pour ma mère. Et de minuscules paniers garnis pour mes sauveurs religieux qui n’ont mis les pieds dans une église que pour mon baptême et ma première communion, réalisée en grande partie dans l’espoir, à l’époque, d’obtenir par leurs soins la dernière chaîne hi-fi à la mode. Au lieu de quoi ils se sont cotisés autour d’un chapelet de créateur et d’une gourmette en or jaune, deux breloques que j’ai perdues de vue depuis de nombreuses années. Ça a longtemps donné le ton de nos relations. Mes parents m’ont néanmoins entraînée à ne pas couper les ponts. Afin de conjurer le sort, pour faire « comme si » et ne pas se priver prématurément de possibles aides financières et peut-être sentimentales. Mon portable vibre frénétiquement. Posé quelque part entre deux piles d’enveloppes administratives abandonnées, un voyant lumineux s’excite. Je pense à you. À demain. Dad ! Le même texto quotidien depuis que j’ai quitté le cocon familial. Huit mois que je n’ai pas croisé le regard paternel et que je me suis contentée d’échanges virtuels mais réconfortants. Huit mois depuis un aller-retour imprévu, les lunettes sombres ayant alors masqué mes yeux noyés de chagrin par la mort de ma grand-mère. La dernière qui me restait. La mère de papa. La figure de la région, du village, de la famille. Notre point d’ancrage, nos souvenirs, notre album photographique vivant. Je sais que mon père m’attend avec impatience. Il ne jugera pas ma venue solitaire, ni les jupes qu’il ne verra sans doute pas. On se racontera le quotidien, comme toujours. Il va encore souligner le caractère impénétrable de ma mère, artiste-peintre, assistante sociale, bénévole à ses heures perdues qu’elle ne réussit jamais à retrouver au sein du domicile conjugal. Il va encore me dire que, pourtant, il l’aime comme au premier jour, lorsqu’il l’a croisée à une exposition où il avait accompagné un ami lointain. Il va encore me serrer fort dans ses bras, à mon arrivée et lors de mon départ et me rappellera que, de Yoko Ono et de John Lennon, c’est elle qui était la plus libre. C’est sa manière à lui de me mettre en garde contre mes passions amoureuses dont il sait à quel point elles peuvent être destructrices. Je lui réponds sans attendre. Me tout plein ! Comme toujours. 18 h 47. Il ne me reste que quelques minutes avant de rejoindre le rez-de- chaussée. Je suis attendue par Madame Bonabonheur, la concierge de mon immeuble. Elle est là depuis mon emménagement, il y a cinq ans. On a grandi ensemble au sein de l’immeuble. Moi, avec mes vingt-trois années toutes fraîches. Elle, avec son passé mystérieux. Elle m’a d’abord accueillie sans un regard, avec des termes polis et une droiture inébranlable. Et puis, à force de nous croiser, nous avons engagé les discussions de manière banale autour des boîtes aux lettres, dans le hall d’entrée qu’elle surveille silencieusement. Un jour, je me suis proposé de l’aider à arroser les plantes. Le lendemain, elle m’a invitée à boire un café lyophilisé. Elle m’a remerciée de ne pas avoir fait la moue au moment d’avaler le breuvage. On a souri. Puis on a ri aux éclats. Depuis, on s’est adoptées et je lui laisse mes clefs durant chaque absence prolongée, comme celle à venir. Mais, désormais, avant chaque départ, on s’organise un repas entre nous, dans sa petite loge, deux assiettes vieillottes posées sur une table, à côté d’une gazinière du siècle dernier, les narines au diapason et le cœur réchauffé. En cinq ans, j’ai écouté, découvert, appris lors de tout échange, quelle qu’en soit la forme, programmé ou impromptu. J’ai goûté à des plats méconnus. Lorsque je pénètre dans l’immeuble sans mot dire, après une énième déconvenue amoureuse ou une soirée un peu trop arrosée aux lendemains amers, la cage d’escalier se remplit invariablement d’odeurs devenues rassurantes pour moi. Et peut-être aussi pour d’autres pensionnaires, mais nous ne le savons pas, ni l’une ni l’autre. Entre le premier et le cinquième étage coexistent vingt-trois appartements, autant de pensionnaires, certainement quelques poissons rouges névrosés, un ou deux chats et une multitude de clichés dont nous nous délectons constamment, Madame Bonabonheur et moi. Par exemple, au second, il y a un hypocondriaque, une acheteuse compulsive, un mec qui passe vingt-trois heures sur vingt-quatre sur sa console de jeux – la dernière heure, il dort, mange, boit et va aux toilettes – et une petite vieille qui peste tout le temps contre l’ascenseur, en parfait état de marche et entretenu avec bienveillance par Monsieur Georges, un homme à tout faire qui passe souvent par la loge. Au quatrième habite une seule et même famille dans six logements distincts. Trois générations portant le même nom, auxquelles sont venues se greffer depuis de nombreuses décennies des pièces rapportées très similaires. Cela donne un ensemble fort peu aimable, avare de salutations et d’étrennes, mais étrangement sûr de sa position au sein de l’immeuble. Durant les réunions de copropriété, dans lesquelles je ne vais jamais en simple locataire, mais que la concierge s’empresse de me raconter, ils sont tellement nombreux que les votes ne sont que fanfaronnades, tels des personnages de vaudeville contemporain. Et les portes qui claquent, dans l’immeuble, sont bien réelles. J’enfile une petite veste, attrape mes clefs et leur double poussiéreux et quitte mon appartement. Je descends les marches, portée par une joie non dissimulée. La cardamome et le cumin sont arrivés avant moi dans la loge et ils n’hésitent pas à me le faire savoir en se baladant dans les travées de l’immeuble. Parvenue en bas, je ne sonne pas. Je ne frappe pas. La porte est déjà légèrement entrouverte. Ce n’est pas la propriétaire des lieux, bien trop occupée au-dessus de ses casseroles, qui m’accueille, mais son acolyte permanent. Le présentateur du journal télévisé d’une grande chaîne d’informations. Aujourd’hui, c’est un grand brun au phrasé quelque peu décousu. Un nouveau que Madame Bonabonheur a déjà renommé « le petit suppo ». — Tu comprends, Camille, il me fait du bien très vite, celui-là ! Quand il bégaie, je ne peux pas m’empêcher de sourire et de le rassurer ! C’est uploads/Geographie/ le-bonheur-arrive-toujours-sur-la-pointe-des-pieds-tiphaine-hadet.pdf

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