LE NOM DES LANGUES OU LES MÉTAPHORES DE LA FRONTIÈRE Cécile Canut Télécharger l

LE NOM DES LANGUES OU LES MÉTAPHORES DE LA FRONTIÈRE Cécile Canut Télécharger l'article en format Word (179 Ko) La réflexion que je propose s'inscrit dans une perspective plurielle, à la fois linguistique, anthropologique et sociologique (ce que l'on appelle la sociologie du langage). L'interdisciplinarité est nécessitée par l'objet même que je vais tenter de circonscrire, à savoir la nomination et plus particulièrement « l'enjeu de la nomination des langues ». Cette expression doit d'emblée être placée dans le sillage de l'ouvrage collectif « lancé » et dirigé par Andrée Tabouret Keller, Le nom des langues I, L'enjeu de la nomination des langues. Plus que d'apporter des réponses, j'aimerais soulever un certain nombre de questions relatives au nom des langues en illustrant mon propos par différents exemples dont la majeure partie sera tirée du terrain africain et plus spécifiquement malien. Si j'ai déjà décrit (Canut 1997) brièvement les catégories linguistiques déterminant les différents termes utilisés pour nommer les langues au Mali, je voudrais maintenant engager une réflexion plus approfondie sur les motivations de la nomination, dans le prolongement de celle d'A. Tabouret-Keller : pourquoi donner des noms aux langues ? qui nomme ? pour qui ? à qui ? que fait-on quand on donne un nom (nom propre ou nom commun) à une langue ? et surtout : faut-il que les langues aient un nom ?, question qui renvoie à l'excellente étude de P. Sériot (1997). Autant d'interrogations qui impliquent la mise en cause, au niveau épistémologique, de la délimitation linguistique proposée par les linguistes eux-mêmes. Se pose avant tout la question de la langue elle-même : qu'est-ce qu'une langue ? Y a t-il de vraies et de fausses langues ? des sous-langues ? Une langue doit-elle être écrite, standardisée pour avoir droit au statut de langue ? Notre objectif, qui s'inscrit dans les perspectives de A. Tabouret-Keller et de J.-L. Amselle, sera de montrer que la nomination des langues, comme celle des communautés, résulte d'une construction sociale, d'une volonté d'homogénéisation notamment pour deux catégories de « donneurs de noms » : les institutions (Église, État, Justice, etc.) et les linguistes, alors même qu'elle est pratiquée de manière totalement hétérogène et variante par les locuteurs en fonction des situations. S'il existe chez tout sujet le désir de tracer des frontières, de se représenter l'autre pour mieux s'en dissocier, ces dernières sont loin d'être équivalentes pour tous. Au contraire, on repère, pour un même locuteur, une grande fluctuation discursive et surtout interdiscursive (en fonction de l'autre, l'interlocuteur) qui se rattache à des fluctuations intersubjectives. Comme dans toute situation langagière, c'est le positionnement de soi par rapport à l'autre qui est en jeu et se manifeste par différentes distanciations dans les discours1[1] et une appropriation variante des discours de la doxa. Cette grande variation s'inscrit dans ce que Bakhtine appelle le dialogisme et que l'on entend aujourd'hui par interdiscursivité232], c'est-à-dire les discours antérieurs, le « déjà-dit » ou le « dit avant », « ailleurs », qu'ils soient politiques, idéologiques, sociaux, etc., parmi lesquels s'opèrent parfois des choix, et qui sont consciemment ou inconsciemment réactualisés dans nos propres discours. Il s'agit bien souvent d'habitus sociaux et culturels. En fonction de l'ensemble de ces paramètres, on assiste à de multiples métaphores de la frontière, de la distance instaurée entre soi et l'autre, à des fins plus ou moins identitaires. A travers diverses hypothèses quant à ce qui se joue dans la nomination, nous irons donc des discours les plus « homogénéisants » aux plus « hétérogénéisants ». Seuls les discours sont à prendre en compte, puisque la nomination s'inscrit dans un processus de construction socio-discursive. Nommer c'est faire exister, c'est construire La première question que je voudrais soumettre à l'analyse est : qu'est-ce que donner un nom à une langue ? 1[1]Voir les analyses d'I. Fénogio et de P. Gardy (1997). 2[2]Construction du discours dans l’interaction langagière. 3 Avant de spécifier les modalités de cette question (qui nomme, qu'est-ce que l'on nomme, pour qui l'on nomme, à quelle fin, etc.) il importe de savoir ce que l'on fait quand on donne un nom à une langue. Comme pour toute autre catégorie (Amselle l'évoque pour les groupes et la notion d'ethnie : « nommer c'est construire le groupe »453]), donner un nom résulte d'un processus constructiviste : c'est faire exister une réalité qui ne l'était pas auparavant, c'est homogénéiser, clôturer un ensemble de réseaux ou d'éléments à l'origine en relation les uns aux autres de manière hétérogène. Ainsi, la délimitation entre le slovaque et le tchèque autrefois considérés comme une même langue (tchécoslovaque en Tchécoslovaquie) ou celle entre le serbe et le croate (serbo-croate dans l’ancienne Yougoslavie) participe de cette volonté de tracer des frontières (d'ailleurs souvent similaires aux frontières politiques pour les noms de langues servant de causes nationales, nous y reviendrons). C'est donc le rapport à l'autre — ou à soi en fonction de l'autre — qui est en jeu sous des formes imaginaires, fantasmées, idéologisées, etc. Nommer c'est en quelque sorte construire et immédiatement figer ce construit tout en voulant le donner comme un réel, comme un objet du monde : « A partir du moment où une langue a un nom, elle devient un objet homogène, non plus un ensemble dans un diasystème, mais objet de politique linguistique, d'éducation, enjeu de la constitution d'un État-Nation. Elle devient aussi, et surtout, objet de discours, qu'il est si facile de confondre avec un objet du monde » (Sériot 1997 : 167). Nommer c'est instituer socialement A la question : qui nomme ?, la réponse la plus fréquente dans les sociétés occidentales est : l'institution sociale (État, Religion, …), ou, par effet de retour, celui qui tente de contrer l'institution (association de défense des langues minoritaires, groupes revendiquant la promotion des langues régionales en France, etc.). Une des formes d'homogénéisation les plus fortes est en effet celle de l'institution. Tabouret-Keller l'évoque dans son introduction (1997 : 7) : si Saussure donne une place institutionnelle majeure à la langue en tant que système linguistique arbitraire (institution pure), il ne la met pas au même niveau que les autres institutions sociales. Si cette singularisation est tout à fait discutable, d’après A. Tabouret-Keller, la nomination des langues est par 4[3]Amselle J.-L., préface à Logiques métisses, Payot, 1999. 5 contre un des déterminismes sociaux qui interviennent dans la construction et la manipulation des langues. Plus simplement, le nom, quel qu'il soit, attribue une place dans le réseau complexe des relations langagières. Lorsque les premiers colons ou administrateurs circonscrivent une langue ou un ensemble de langues et en inventent quasiment le nom — le maya pour les langues amérindiennes en Amérique centrale, le manding au Mali avec Delafosse —, ils procèdent à la fois à un découpage dans le champ langagier (le mandingue n'est pas …le peul, le songhay, etc.) et à une homogénéisation (le malinké, le khassonké, le jula, etc. appartiennent à la même langue) : ils instituent socialement. Il n'y a donc jamais d'arbitraire du nom des langues. Même chez les linguistes (le bantu est par exemple une construction), les découpages sont au service d'un principe d'homogénéisation fondateur de la notion de langue (« en elle-même et pour elle-même », Saussure). L'institution sociale des langues au sens des « conventions sociales » d'emplois se distingue de celle qui régit les structures politiques et sociales d'un État (Tabouret-Keller 1997 : 9). Dans ce deuxième cas, le but des politiques est généralement de créer une langue unifiée, figée, standardisée, (écrite), qui se donne comme « symbole et instrument de leur existence nationale » (Weinreich 1968 : 648). Le cas de la France est exemplaire : en inventant au XVIème puis au XVIIème siècle une langue écrite, standard, soi-disant pour contrer le latin, les institutions politiques françaises ont réussi, sous prétexte d'unification nationale, à anéantir la quasi totalité des langues régionales, faisant passer le français pour le langage maternel de tous les Français674]. Mieux, en érigeant une seule norme d'usages (le bon usage, calqué sur l'écrit et utilisé uniquement par une élite) pour la langue parlée, elles sont parvenues à faire croire aux Français que ce français décrit en termes de pureté était la langue d'origine de la population alors qu'elle n'était qu'un des parlers d'Île de France, certes celui de la Cour et de la capitale. Ce double processus895] d'homogénéisation, anéantissement du plurilinguisme puis dévalorisation systématique de la variation au profit de la norme littéraire de l'élite, renforce le modèle de pureté attribué conjointement à la Nation et à la langue. 6[4]Ordonnance de Villers-Cotterêts (1539). 7 8[5]Que P. Achard explicite dans ce qu'il appelle le double fonctionnement démique et ethnique. (1994). 9 Pour faire face au centralisme français, des noms de langues sont alors créés selon le même schéma « constructiviste » comme celui d'occitan (qui n'a pas plus de réalité langagière que le françois à l'époque et que les locuteurs des langues d'oc ont du mal à s'approprier10116]). Au Maghreb, le même phénomène se produit avec la revendication berbère. L'ensemble des « parlers » berbères ne forment uploads/Geographie/ le-nom-des-langues.pdf

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