Les Bushinenge en Guyane : entre rejet et intégration de la fin du xvIIIe siècle

Les Bushinenge en Guyane : entre rejet et intégration de la fin du xvIIIe siècle aux dernières décennies du xxe siècle Jean MOOMOU Le mot de Bushinenge1 désigne aujourd’hui l’ensemble des groupes de Marrons du Surinam (Djuka, Saramaka, Matawaï, kuinty, Aluku ancienne- ment nommés Boni, Paramaka) qui ont occupé un certain nombre de lieux dans la forêt puis certains axes fluviaux du Surinam (Saramakariver, Copéname, tapanahony) et de la Guyane française (le Maroni-Lawa) durant la seconde moitié du xVIIIe siècle. Originaires de l’Ouest-africain et ayant connu le système esclavagiste hollandais au Surinam, les Bushinenge se sub- divisent en groupes organisés autour d’éléments qui font référence aux socié- tés et aux cultures ouest-africaines, amérindiennes et européennes à travers un certain nombre de pratiques des colonisateurs du Surinam (notamment les Anglais et les Hollandais). Nous nous attacherons ici à une étude de la question du traitement réservé au peuple Boni en Guyane française au temps de la colonie (de 1776 à 1946) et du département (de 1946 à 1969). Dans un premier temps la position de la France est ambiguë. En effet elle oscille entre rejet et intégration (1776-1859), puis entre intégration et exploi- tation de ce potentiel humain que représente la population des Boni en matière de développement et d’extension de l’espace colonial (1860-1946). Dans un deuxième temps, après la départementalisation, l’administration française s’oriente volontiers vers l’adoption de mesures d’intégration. Avec le préfet René Erignac en 1962 s’engage la stratégie de la « francisation » : les Boni deviennent des citoyens français à part entière à partir de 1965, et à partir de 19692, c’est la création des communes mono-ethniques3. Les autres Bushinenge du Maroni notamment les Djuka et les Paramaka ne sont pas concernés par cette politique d’intégration, car ils sont d’obédience hollan- daise. Cependant en 1986, la guerre civile du Surinam4entraîne une migration 51 PREMIèRE PARtIE : PROBLéMAtIQUE DU DéVELOPPEMENt 1 L’orthographe du mot est variable selon les auteurs. Dans cet ouvrage, deux écritures ont été admises : Bushinenge et Businenge. 2 Date à laquelle prend fin le territoire de l’Inini créé en 1930. 3 Par exemple la commune de Papaï-Chton. 4 Colonie hollandaise jusqu’au 25 novembre 1975. de Bushinenge du Surinam (il s’agit de Djuka, de Cottica-nengue5 et de Paramaka) vers la rive française du Maroni. Dès lors se pose un autre pro- blème : celui de la prise en charge de ces populations qui expriment la volonté de vivre sous le drapeau de la France et d’obtenir la nationalité fran- çaise. Par ailleurs, parallèlement à l’entreprise d’exploitation de leur présence au profit des intérêts de la colonie française entre 1860 et 1946 (affirmation de la souveraineté française sur le Maroni-Lawa, exploitation de l’or et de la forêt, contrôle des populations…), les Boni ont cherché à satisfaire leurs propres intérêts. Rappelons que depuis leur installation en Guyane française en 1776, ils recherchent la protection de la France. Devenus «sujets français », ils se mettent au service des envoyés de l’administration6 pour assurer leur transport et ils offrent également leurs services aux orpailleurs7 français (des Créoles) entre 1860 et 1960. En contrepartie des services rendus (transports, surveillance de la frontière franco-hollandaise, acceptation du sacrement de baptême administré par le père Brunetti en 1886) les Boni attendent les signes de la reconnaissance de leur situation de « protégés » de la France. L’évocation de ces événements donne la mesure des facteurs qui sont intervenus dans l’évolution des sociétés bushinenge confrontées au monde colonial de 1776 aux années 1940. Depuis ces années-là, la migration vers les villes du littoral guyanais et surinamien, couplée à d’autres facteurs modifie la vie des hommes dans les villages bushinenge. Les Français et les Marrons Boni de la Guyane : tentative d’intégration, exclusion et instrumentalisation (1776-1860) Des tentatives d’intégration au rejet (1776-1841) Jusqu’au xIxe siècle, la Guyane n’a connu qu’une colonisation limitée à des poches comme les quartiers d’Approuague, de kaw, d’Oyapock, d’Ouanary, et d’Iracoubo, avec comme centre principal l’île de Cayenne. Pour certains membres de l’administration coloniale comme le gouver- neur Bessner, les Boni pourraient constituer une population utile à la coloni- sation de l’ouest de la colonie d’Iracoubo à Mana. Ils représentent à ses yeux un nouveau facteur de développement. En 1776, le projet de Bessner répond à un double objectif : celui de la mise en valeur de l’ouest et celui de la sécu- rité de la colonie. 52 COMPRENDRE LA GUYANE D’AUJOURD’HUI 5 Une branche du groupe Djuka qui vivait dans la région de Cottica au Surinam. 6 Explorateurs notamment Crevaux, Coudreau, tripot, mais aussi des missionnaires (Brunetti), des géographes (Jean Hurault). 7 A partir des années 1880, date à laquelle, l’or a été découvert dans le Lawa, espace de vie des Boni. « Nous n’avons plus un moment à perdre, dit-il, pour nous occuper des pré- paratifs qui doivent précéder l’établissement de ces peuplades. La disper- sion des cultivateurs blancs ayant été poussée jusqu’à Conamama, l’établissement des nègres libres ne doit commencer qu’à Iracoubo et finir à Mana. Il est nécessaire d’ordonner incessamment un défriché aussi étendu qu’on pourra le faire à l’embouchure d’Iracoubo, à la rive gauche, dans l’en- droit où le terrain commencera à être praticable et où il ne sera plus sujet aux inondations.[…]. Il est important de retirer ces peuples de l’intérieur des terres et de les fixer sur le bord de la mer et le long des rivières navigables. Dans cette position, l’accès de leurs établissements sera facile et il serait possible d’employer contre eux la force, si elle était nécessaire pour les contenir. Dans l’intérieur des terres la difficulté des communications les ren- drait non seulement indifférents au commerce, mais il serait également dif- ficile d’employer vis-à-vis d’eux dans une pareille position les moyens de les policer8…». […] Cette précaution nécessaire à notre sûreté procurerait à la colonie une population de gens robustes et utiles par leur travail et leur industrie et par la consommation qu’ils feraient des denrées et des marchandises de la Métropole »9. Chargé du développement de la colonie, Guisan, quant à lui, souhaite ins- taller les Boni dans le bas Maroni en préconisant une intégration par le métis- sage. « La base de ce projet consiste dans un mélange de populations ; en intro- duisant des blancs parmi eux pour qu’il en résulte comme chez les Portugais une nouvelle population qui sera toute de sang mêlé dans la suite (…) Il convient de donner aux missionnaires des ordres très précis […]. Il faudrait laisser leurs chefs aux marrons, au commencement. Ensuite les mission- naires s’immisceront dans leurs affaires de police; puis on pourra donner aux marrons des chefs sages qui leur feront supporter peu à peu le joug des lois et de l’autorité, qui les feront devenir enfin des sujets utiles. C’est le seul moyen d’éviter la terrible révolution qui se prépare sourdement par les peuples barbares dans toute l’étendue de la terre ferme de la Guyane,10… ». Par le biais de la religion et du métissage, Guisan entend donc enlever aux Boni toute velléité de révolte. Dans l’esprit de Guisan, ils perdraient ainsi ce qui fondait leur identité, à savoir les valeurs guerrières et religieuses, et leurs mœurs en ne se définissant plus que par rapport à la culture qu’ils auraient reçue. 53 PREMIèRE PARtIE : PROBLéMAtIQUE DU DéVELOPPEMENt 8 Arch. F.O.M. C14 42, F°151, 1777 : 1 Juin « Note relative au projet concernant les nègres libre de Surinam » par Bessner, in Jean Hurault et Monique Pouliquen: Histoire des Boni, Documents conservés aux archives du ministère de la France d’Outre Mer série C14 correspondance générale des xvIIIe et xIxe siècles, Paris, 1953, pp. 5 et 6. 9 Arch. F.O.M. C14 45, F° 19, 1777 : « Rapport sur les nègres marrons »; in Hurault et Pouliquen, p. 14. 10 Arch. Col., C14 60, F° 227-243, Mai 1786 : « Mémoire sur les nègres marrons qui se sont établis sur les terres de la Guyane française au bord du Maroni » par Guisan, in Hurault et Pouliquen, p. 62-63. Ce projet n’est pas approuvé par Malouet. Ce dernier effectue un voyage au Surinam à l’initiative du gouverneur Fiedmont, pour juger des possibilités d’application du projet de Bessner. Il en tire les conclusions suivantes : « ils sont en trop petit nombre et trop éloignés de nos possessions pour que nous ayions rien à craindre de leur part […] le projet d’attirer sur notre territoire n’aurait d’autre effet que de nous faire supporter un fardeau dangereux, pour en débarrasser nos voisins »11. S’ils paraissent intéressants du point de vue des autorités françaises, ces projets ne conviennent pas aux autorités hollandaises, qui privilégient la solu- tion militaire : il s’agit d’unir les forces françaises et hollandaises afin de «détruire » la population des Boni12. Objectif radicalement différent de ceux pour qui les Boni représentent une réponse à la question de la mise en valeur de l’ouest de la colonie. L’incertitude et la méfiance gagnant les autorités françaises, elles sont amenées à revoir leurs positions en tentant de se rapprocher des Boni uploads/Geographie/ les-bushinenge-en-guyane-entre-rejet-et-pdf.pdf

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