LE BOUC QUI S'EN VA Mary Douglas In Press | « Pardès » 2002/1 N° 32-33 | pages
LE BOUC QUI S'EN VA Mary Douglas In Press | « Pardès » 2002/1 N° 32-33 | pages 129 à 134 ISSN 0295-5652 ISBN 2912404827 DOI 10.3917/parde.032.0129 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-pardes-2002-1-page-129.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour In Press. © In Press. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Bien que ce disposi- tif soit présent dans les rites grecs et bibliques, il ne constitue pas le thème central de la cérémonie biblique, qui est décrite dans le chapitre 16 du Lévitique. La cérémonie du Lévitique concerne un véritable bouc, mais ce qu’on appelle “le bouc émissaire” dans les cérémonies grecques est un être humain. Dites, si vous voulez, que cela n’est pas important, mais attention : dans la version biblique le bouc s’échappe, dans la version grecque l’homme ne s’échappe pas, et il devient victime; on exerce une violence sur la victime grecque, mais aucune violence n’est exercée contre le bouc émissaire du Lévitique. Pour le rite grec, le bouc victime est choisi parmi de pauvres misérables, ou des individus laids, ou parmi les non-grecs. Il est chassé de la cité lors d’une procession accompagné d’une musique dissonante; on expulse alors un représentant du mal, il porte avec lui la honte et la culpabilité. Le rite grec a en effet un aspect punitif. Les rites grecs traitent la personne expulsée (pharmakos) au moins de façon irrespectueuse, souvent cruellement. Dans les versions mythologiques grecques, la victime est même tuée, évoquant chez les disciples de James Frazer 3 le souvenir des antiques sacrifices humains. À l’inverse, le bouc émissaire biblique est choisi par tirage au sort entre deux boucs. Ils doivent être sans défaut parce qu’ils vont être présen- tés au Seigneur. Cherchant des similitudes, un classiciste 4 note que dans certaines versions grecques le «bouc émissaire» est décoré, ce qu’il compare à une règle biblique qui commande que les cornes du bouc soient liées avec un fil rouge. Cette règle est un ajout rabbinique tardif et n’apparaît pas dans le texte du chapitre 16. Même si cela était le cas, ce serait une comparaison hors de propos. Le fil rouge est employé dans PARDÈS N° 32-33/2002 © In Press | Téléchargé le 27/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.228.12.56) © In Press | Téléchargé le 27/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.228.12.56) d’autres rituels bibliques sans aucun but décoratif : par exemple, on le brûle dans des rites de purification (Nombres, 19, 6, Lev. 14). Le Lévitique dit brièvement que Aaron réunit deux boucs et tire au sort celui des deux qui sera sacrifié et celui qui demeurera en vie (Lev 16, 7-10). Et lui, (Aaron) ayant mis les deux mains sur sa tête, il confessera toutes les iniquités des enfants d’Israël, toutes leurs offenses et tous leurs péchés; il les fera passer sur la tête du bouc, et l’enverra au désert par un homme destiné à cela. Ce bouc portera toutes leurs iniquités sur lui dans un lieu solitaire, et il le laissera aller dans le désert. (16.22). Le transfert des péchés sur le bouc n’est pas équivalent au transfert d’un fardeau. Il est vrai que dans la Bible quand un pécheur porte sa propre culpabilité, c’est comme une charge qui l’accompagne partout. Mais quand la culpabilité a été transférée sur un autre, elle ne se trouve pas déplacée à la façon d’une lourde pierre, mais supprimée – la faute n’existe plus. Celui qui porte les fautes de quelqu’un d’autre, n’en porte donc pas la charge. Cela entraînerait une idée trop concrète du péché, impliquant une conception magique qui n’a pas de place dans l’ensei- gnement lévitique. Le sens premier est que le transfert élimine le péché. Pour porter le péché de quelqu’un, il faut comme l’effacer, à la façon du pardon. Baruch Schwartz l’explique ainsi : «(ces termes) ont toujours signifié exactement ce qu’ils veulent dire : porter, traîner, tirer, porter le péché. […] Dans cet idiome particulier, le péché est une charge qui doit être portée… Le pécheur dont la charge est portée par quelqu’un d’autre n’en a pas transféré le poids sur l’autre…5». Schwartz montre que le verbe «porter» (nasso) en hébreu, a deux sens : le premier est celui de porter, d’être chargé, qui s’applique au pécheur avant la purification, et l’autre sens, utilisé quand le pécheur est soulagé de sa charge, signifie enlever, débarrasser 6. Dans le rite du bouc émissaire, la culpabilité transférée a été éliminée. L’affaire est terminée. Le Dieu du Lévitique n’est pas punitif mais miséricordieux, il n’est pas obsédé par le péché, mais cherche plutôt à établir l’alliance avec son peuple. Cela indique que le rite biblique et le rite grec sont loin d’être deux versions d’un même thème. Par ailleurs, le livre ne dit nulle part que la région solitaire où le bouc s’en va est un endroit inhospitalier. Ce n’est pas nécessairement une péni- tence que de vivre dans le désert, ni une sentence de mort, ni un exil cruel. Il suffit de comparer pour cela les cas parallèles dans le Lévitique où deux animaux sont soumis au même traitement. Comparez les couples 130 LE BOUC ÉMISSAIRE © In Press | Téléchargé le 27/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.228.12.56) © In Press | Téléchargé le 27/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 196.228.12.56) d’oiseaux des rites de purification où l’un est sacrifié et l’autre s’échappe (Lev 14). Nous voulons savoir ce qui arrive à l’oiseau qui n’est pas sacri- fié, et où il est envoyé. Quand un lépreux a été guéri, le rite de purifica- tion inclut ce qui suit : «Il trempera l’oiseau vivant, avec le bois de cèdre, l’écarlate, et l’hysope, dans le sang de l’oiseau qui aura été immolé, mêlé à de l’eau vive. Il fera sept fois les aspersions avec ce sang sur celui qui s’est purifié de la lèpre, et il lâchera l’oiseau vivant, afin qu’il s’envole dans les champs» (Lev 14, 6-7). Il en est ainsi pour la purification d’une maison : deux oiseaux à nouveau, l’un des deux est tué, l’autre plongé dans son sang, et libéré. Le texte dit, «Et lorsqu’il aura laissé aller l’autre oiseau, afin qu’il s’envole en liberté dans les champs, il priera pour la maison, et elle sera purifiée selon la loi» (Lev 14, 49-53). Remarquez que le même langage est utilisé pour la libération du bouc émissaire : «il laissera l’oiseau vivant partir», et il «laissera le bouc s’en aller ». Dans l’Exode, Moïse devait dire au Pharaon avec la même formule, «Laisse aller mon peuple» (Exode 10, 3). N’oublions pas, d’ailleurs, que la tradition pastorale du Pentateuque est imprégnée de ce goût pour la vie rurale. L’oiseau est simplement relâ- ché afin de s’envoler à travers champs, loin de la ville. De même, le bouc émissaire est libéré pour se rendre dans un lieu solitaire. Il peut s’agir de la différence entre la campagne et la cité. Dans la Bible, le désert n’est pas uniquement un mauvais lieu. C’est le refuge où les prophètes échap- pent à la persécution, le lieu où le Seigneur «courtise» Israël, sa fian- cée. Le livre ne dit pas que le bouc est envoyé à la mort ou condamné à une âpre existence. Il est plausible que le bouc ait été sélectionné préci- sément parce qu’il peut vivre dans une région sèche, là où une vache ou un mouton pourraient souffrir de la faim. Dans cette perspective le rite biblique n’aurait pas pour finalité le châtiment, mais plutôt une libération et un pardon. Mais l’histoire est un peu plus compliquée! Le texte dit que le bouc vivant doit être envoyé en un lieu, ou à une personne, dénommée Azazel (16, 7-10). Qui est Azazel? Ou que représente Azazel? Le mot «aza-zel» est composé de la contraction de «ez», bouc, et de «azal», s’en aller, c’est ce qui donne «le bouc qui s’en va». Dans les Septante ou la Vulgate, en accord avec la tradition rabbinique, cette étymologie a justifié l’interprétation d’Azazel simplement comme le bouc qui s’échappe, soit le bouc émissaire 7. Cependant, en hébreu, il uploads/Geographie/ parde-032-0129.pdf
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- Publié le Oct 19, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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