POUR UNE ESTHÉTIQUE ÉCOLOGIQUE DU PAYSAGE Julien Delord Presses Universitaires

POUR UNE ESTHÉTIQUE ÉCOLOGIQUE DU PAYSAGE Julien Delord Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique » 2016/1 n° 17 | pages 43 à 60 ISSN 1969-2269 ISBN 9782130792505 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2016-1-page-43.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.153.17) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.153.17) études nouvelle Revue d’esthétique n° 17/2016 | 43 1. Le projet de cet article, ainsi que son idée directrice sont à l’ initiative de Baptiste Lanaspèze. Au fil des années de mûrissement de ce travail, il a changé sa vision et sa pratique du paysage, pour aller plus loin ; je ne saurai assez le remercier pour m’ avoir engagé sur cet itinéraire de pensée. Je tiens aussi à remercier le groupe de recherche Phiscivi de l’ université Toulouse-II où j’ ai pu discuter de ce projet, ainsi que Jacques Morizot pour ses conseils. 2. Voir Arne Naess, Écologie, communauté et style de vie, trad. fr. Charles Ruelle, Paris, Éditions MF, 2008. 3. Pour une anthologie relativement récente des réflexions philosophiques sur le pay- sage, voir Alain Roger (dir.), La Théorie du paysage en France (1974-1994), Seyssel, Champ Vallon, 1995. 4. Jean Untermaier, « La protection de l’ espace naturel : généalogie d’ un système », Revue juridique de l’ environnement, n° 2, 1980, pp. 111-145. JULIEN DELORD Pour une esthétique écologique du paysage [1] Avec l’ irruption de l’ éthique environnementale et de la deep ecology [2], l’ acte philosophique a changé de style. Ayant reconnu dans la pensée un phénomène qui relève en dernière instance du monde vivant qui l’ environne, il est devenu profondément significatif pour le philosophe de savoir que sa parole émane d’ un lieu sur cette Terre. Au primat antique de la « géométrie », on serait tenté de dire au penseur de l’ environnement : « Nul n’ entre ici s’ il n’ est géographe. » La philosophie de l’ écologie s’ est ainsi saisie ces dernières années de la question du lien au lieu par sa réflexion sur le paysage [3]. C’ est du reste dans la notion de paysage que s’ enracinent, dès le xixe siècle, l’ idée de patrimoine naturel et la démarche de classement des sites, de sorte qu’ il apparaît comme une propédeutique à l’ écologie – au sens le plus large du terme [4]. Le paysage est en tout cas devenu en France un lieu incontournable de la réflexion sur la relation homme/nature, à laquelle nous souhaitons contribuer à travers une critique écologique des théories paysagères de Gilles Clément. Le tournant écologique de la philosophie doit se matérialiser par l’ avènement d’ une esthétique écologique, non pas une esthétique des créations de nature écologique – comme le paysage – mais une esthétique qui se fonde directement sur les concepts écologiques. D’ une tradition anti-naturaliste assumée, nous proposons que la philosophie du paysage en France emprunte une piste de naturalisation des appréciations esthétiques pour effectuer sa mue écologique. Elle devra en particulier s’ ouvrir à toutes les dimensions du « sauvage ». LE PAYSAGE IDÉALISÉ DES PHILOSOPHES Afin de resituer la pensée de Gilles Clément et l’ élan qui nous pousse à prolonger sa réflexion, revenons d’ abord sur la constitution, ces dernières décennies, d’ une philosophie française « officielle » du paysage et sur son biais anti-naturaliste revendiqué. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.153.17) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.153.17) études | Varia nouvelle Revue d’esthétique n° 17/2016 | 44 5. François Dagognet (dir.), Mort du Paysage ? Philosophie et esthétique du Paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1982. 6. Georges Bertrand, « Le paysage entre la nature et la société », in Alain Roger (dir.), op. cit., pp. 88-108. 7. Alain Roger, « Histoire d’ une passion théorique ou comment on devient un Raboliot du paysage », in Augustin Berque (dir.), Cinq propositions pour une théorie du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1994, p. 109. 8. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. fr. Alain Renaut, Paris, Aubier, 1995, livre I, § 1. Urbanistes, architectes, ingénieurs, biologistes, écologues, sociologues, aménageurs, État, usagers – les interlocuteurs du paysagiste sont nombreux et hétérogènes. Pour pouvoir mener à bien le travail de synthèse auquel il est invité, ce dernier a tout intérêt à posséder de bons cadres théoriques. Or, la philosophie, régulièrement sollicitée sur les questions de paysage, n’ a eu de cesse jusqu’ alors de proposer une interprétation idéaliste et anti-naturaliste de l’ art paysager. Exemplairement symptomatique de ce constat, l’ ouvrage phare Mort du paysage [5] qui a popularisé l’ idée du paysage comme « artialisation de la nature » se trouve être une commande ministérielle où des philosophes furent convoqués devant un parterre de haut-fonctionnaires, d’ aménageurs et d’ architectes afin de les initier aux subtilités intellectuelles de l’ esthétique classique et les impressionner par leurs joutes discursives sur l’ art et la nature. Le paysage, nous « rappellent » en général ces philosophes, n’ est pas naturel. Il est né entre le xviie et le xixe siècle, dans le cadre doré des tableaux. Le paysage est un objet esthétique, lié à la perception et à la perspective, et donc une réalité fondamentalement culturelle, c’ est-à-dire historique et sociale. Là-dessus, les sociologues enfoncent le clou : la nature tout entière, ajoutent-ils, à l’ image du paysage, est construite par des actes sociaux, la transmutation en sujet pittoresque pour la peinture ou en espace regorgeant de « curiosités » pour le touriste [6]. Le paysage est ainsi trop souvent l’ occasion pour le philosophe de soliloquer ; il ne nous parle pas du paysage, mais avant tout de l’ esthète, c’ est-à-dire de lui-même. Et c’ est normal, insistera-t-il : dans le paysage, tout naturellement, le philosophe voit le primat du sujet kantien – celui de la première Critique en tout cas. Le paysage, en somme, c’ est la contrepartie d’ un sujet. Et ce sujet est bien sûr le point de référence ultime de toute réalité et de toute valeur comme le consacre le trop célèbre aphorisme d’ Oscar Wilde « la nature imite l’ art ». Évidemment, une origine ne constitue en rien une essence, mais s’ il en était besoin, l’ aveu d’ Alain Roger – que l’ on pourrait qualifier sans exagération de philosophe « officiel » du paysage – vaut plus que de longues critiques épistémologiques : « Rien ne me destinait à écrire sur le Paysage. De formation philosophique, j’ étais plutôt voué au transcendantal kantien [7]. » Que la notion de paysage renvoie à une problématique de la subjectivité, qui peut elle-même être référée à un dualisme homme/nature, voilà qui ne fait aucun doute. Tout cela est historiquement exact. Mais, si le concept de paysage possède quelque vertu, ce n’ est certainement pas de renforcer cette « défense du sujet », qui devrait être durement jugée pour au moins trois raisons : d’ un point de vue interne d’ abord, Emmanuel Kant lui-même désavoue dans sa troisième Critique une telle réduction de sa pensée en instituant l’ autonomie des jugements esthétiques par rapport aux jugements épistémiques et aux jugements moraux [8]. Ensuite, il s’ agit avec le paysage, d’ interroger avec audace les fondements de notre relation à la nature en s’ appuyant sur les réflexions théoriques tout à fait innovantes d’ urbanistes, d’ architectes, d’ artistes et de paysagistes qui n’ ont de © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.153.17) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.153.17) nouvelle Revue d’esthétique n° 17/2016 | 45 Pour une esthétique écologique du paysage | JULIEN DELORD 9. François Terrasson, La Civilisation anti- nature, Paris, Éditions du Rocher, 1994. 10. John Baird Callicott, In Defense of the Land Ethic, Albany, State University of New York Press, 1989, p. 3. 11. Gilles Clément, Manifeste du tiers-paysage, Paris, Éditions Sujet/Objet, 2004. cesse d’ interroger le grand partage Homme/Nature. Enfin, le dualisme auquel on est renvoyé est déjà une structure intellectuelle très largement dominante dans les mentalités et les pratiques françaises très cartésiennes liées à l’ aménagement du territoire. Si la notion de paysage, historiquement enracinée dans celle de jardin, renvoie en uploads/Geographie/ pour-une-esthe-tique-e-cologique-du-paysage.pdf

  • 30
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager