1 Le rôle des imaginaires aménageurs dans la production d’un fleuve. Le cas du

1 Le rôle des imaginaires aménageurs dans la production d’un fleuve. Le cas du Rhône Titre court : le Rhône et les imaginaire aménageurs. Résumé Notre but est de reconsidérer la production d’un espace fluvial, le Rhône, à travers deux siècles de développement du capitalisme libéral sous l’angle de la recomposition des imaginaires aménageurs. Nous proposons une histoire empirique focalisée sur l’expression de ces imaginaires dans des sites singuliers du fleuve sélectionnés pour leur forte charge symbolique. Nous entendons expliquer les transformations successives du fleuve par la sollicitation d’imaginaires aménageurs répondant à des potentialités techniques et des contraintes émanant de la régulation de l’accumulation capitaliste. Ces imaginaires sont mobilisés par une logique sans cesse renouvelée dans l’histoire moderne, celle de la normalisation de l’objet fluvial par une rationalisation technique. Dans cette lecture, nous reconsidérons le nouveau paradigme de la restauration écologique du Rhône comme la reproduction de cette logique normative. Mots-clés Acteurs, fleuve, histoire, imaginaire, représentation, Rhône, social. The role of imaginaries in the production of a river. The case of the Rhône (France) Summary The aim of this article is to elaborate a geohistory of the Rhône through two centuries of capitalism based on a social understanding of imaginaries. Through an empirical analysis we document the embededness of todays management practices within historical constructions. We consider the historical making of the Rhône as the product of imaginaries intertwinned with technologies. Those imaginaries make possible the realization of capitalist accumulation into local space. This analysis sheds light on the continuity of logics that characterize todays river ecological restoration, which might consist in the reproduction of a normalization of local space. Key-words Actors, history, imaginaries, representation, Rhône, river, social. Louis Dureya* 2 a Université Jean Monnet – Saint Etienne UMR 5600 Environnement Ville Société (EVS) louisdurey@wanadoo.fr * Auteur correspondant : Tel : +33 (0)7 80 39 44 02 3 INTRODUCTION Avec la mutation générale de notre économie et la montée en force des préoccupations écologiques, notre société actuelle semble redécouvrir le rôle joué par nos rivières et nos fleuves dans l’histoire du capitalisme moderne. Une récente communication sur le Rhône avançant l’existence d’une relation entre ses transformations socio-environnementales et l’accumulation capitaliste (Comby et al., 2018) illustre ce regain d’intérêt pour reconsidérer l’histoire des fleuves dans l’avènement de notre modernité. De la période dominée par l’impératif de production à notre temps actuel où s’affirment les considérations esthétiques et écologiques, se présentent une succession de choix politiques et de décisions qu’il convient d’interroger. Le fleuve n’est-il que le témoin historique, le marqueur des changements de société et de modes de production ? Nous entendons répondre à cette question par la négative, tout d’abord en attirant l’attention sur l’opération fondamentale consistant à penser le fleuve. On sait depuis le célèbre ouvrage de l’anthropologue Maurice Godelier que la société se pense et se fabrique elle- même en même temps qu’elle fabrique sa relation matérielle à la nature (Godelier 1984). En cela, l’histoire de la matérialité du fleuve, donc de ses transformations techniques, répondant à des problèmes économiques, conduit inévitablement à celle des imaginaires du fleuve. L’espace du fleuve renvoie de cette manière à une matérialité « faite » de systèmes de symboles en concurrence les uns les autres (Chivallon, 2008). La mobilisation du concept d’imaginaire inscrit notre démarche dans la lignée de géographies dites culturelles, notamment celle de Marcel Roncayolo lequel a proposé une définition de l’imaginaire appliquée à son objet de recherche privilégié, la ville : « ensemble des conceptions, représentations ordonnées ou pas, exprimées clairement ou implicites, qui déterminent la construction et l’interprétation de la ville » (Roncayolo, 1990 : 79). Munis de ce cadre, nous entendons interroger l’histoire du Rhône, non pas comme simple marqueur mais plutôt envisagé comme un espace socialisé, dont le rapport social se trouve surdéterminé (Lipietz, 1987) dans la construction des problèmes productifs. Par les imaginaires, l’espace fluvial, matériel, accueille des techniques et des mouvements économiques et par cela devient production. Nous présentons les études de cas qui suivent comme autant de moments d’expression des imaginaires aménageurs dans l’espace fluvial, moments dont l’étude permet d’apprécier les changements dans l’articulation des techniques et des exigences de l’accumulation. Les premiers investissements privés dans la navigation à vapeur à l’embouchure du Rhône à la seconde moitié du XIXe siècle sont le lieu de la maturation d’un régime imaginaire se manifestant sur un temps long dans la répétition d’un rapport productif à l’objet fluvial. Ce 4 régime se construit et se renforce dans les évolutions des possibilités matérielles et techniques, comme le montre l’expérience de Jonage avec l’intégration de l’élément déclencheur que constitue l’innovation de l’hydroélectricité. Il connait son apogée avec la montée en puissance de l’État comme figure organisatrice de l’espace marchand durant la seconde moitié du XXe siècle dans un mouvement initié par l’aménagement de Donzère-Mondragon, première de ses réalisations. Les transformations accomplies dans ce cadre suivent une logique énergétique puis fordiste associée à la navigation et l’industrialisation. Pour finir, l’aménagement actuellement controversé de Péage de Roussillon interroge les capacités de résilience d’un régime ébranlé par les crises économiques et environnementales à travers une nouvelle rationalisation du fleuve sur la base du développement durable et de l’hydrosystème. PORT-SAINT-LOUIS-DU-RHONE La première moitié du XIXe siècle connaît un engouement fort pour la navigation fluviale, dans laquelle le gouvernement voit un moyen privilégié pour structurer l’espace national (Le Sueur, 1997). Cet engouement répond à un problème majeur ; en effet dans la lignée de l’essor économique du siècle précédent, les besoins de transport augmentent considérablement (Le Sueur, 1989). L’affirmation de capacités techniques au sein de différents corps d’ingénieurs accompagne néanmoins le développement de controverses sur les meilleurs moyens de transport pour structurer l’offre de transport, notamment entre navigation à vapeur et rail. Ces controverses trouvent une déclinaison régionale au niveau du Rhône marqué par l’essor industriel des bassins lyonnais et stéphanois (Cotte, 2007, Lequin, 1977). De plus, ce fleuve prend une valeur particulière dans les débats en tant qu’il est le seul fleuve français proposant un débouché sur la Méditerranée. La perspective de faire du Rhône une grande artère d’échange notamment par la navigation vapeur favorise la cristallisation d’attentes fortes à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Cet imaginaire de la navigation rhodanienne est en effet renouvelé par les promesses du canal de Suez (percé entre 1859 et 1869) d’ouvrir à la France les horizons commerciaux de l’Afrique et l’Orient. C’est ce contexte qui suscite l’initiative d’Hyppolite Peut (1809-1889), un intellectuel et spéculateur parisien de l’époque, d’ouvrir la navigation commerciale du Rhône à la Méditerranée (et à l’Orient via le canal de Suez) par la construction du canal Saint-Louis à 5 l’embouchure du Rhône1. La navigation rhodanienne ne dispose en effet d’aucune ouverture au commerce maritime, l’embouchure du Rhône étant impraticable du fait de la présence d’une barrière de sédiments au sortir du fleuve, barrière que le canal Saint-Louis permet de contourner. Ce projet vient susciter un ensemble de discours et de revendications de la part des villes, chambres de commerce, départements et représentants de bateliers2 intéressés par le développement d’une région rhodanienne (voir figure 1). Il s’agit principalement des autorités des grandes villes rhodaniennes et ligériennes intéressées par l’essor économique que promet l’ouverture de la navigation au commerce maritime, à commencer par Lyon. Forts de ce soutien, H. Peut et ses associés3 obtiennent une déclaration d’utilité publique en 1863 pour commencer les travaux du canal Saint-Louis. Ils réalisent ainsi pendant une décennie un canal de grande section (40 mètres de large et 4 mètres de profondeur), d’une longueur de 4,5 kilomètres entre la tour Saint-Louis et la rade nommée l’Anse du Repos au niveau du Golfe de Fos. Cette initiative ne s’arrête pas là ; les pionniers du canal fondent en effet un port industriel (Port- Saint-Louis-du-Rhône) en spéculant sur les terres environnantes. Ils parviennent à attirer des industriels et une compagnie de navigation, favorisant le décollage économique de Port-Saint- Louis-du-Rhône à partir des années 18804. L’analyse des discours d’acteurs révèle une compétition dans la conception d’un intérêt général qui réside dans la capacité à proposer un projet régional prenant sa valeur dans son articulation à l’espace national. En effet, la lenteur dans l’exécution des travaux du canal Saint- Louis revendiqués dès 1848 par son promoteur s’explique par les oppositions qu’un tel projet suscite. Défendu par Lyon, l’apparition d’un nouveau port est vécue comme un manque à gagner dans la captation du commerce maritime de la part de Marseille et des autres ports du 1 Peut, H. 1848. Du Delta du Rhône et de son amélioration au moyen de la culture du riz. Agriculture, travaux publics. (Emploi immédiat de 15.000 travailleurs). Mémoire adressé à l'Assemblée nationale. Paris, 1848. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9803181g/f7.item.r=surell%20canal%20saint%20louis.zoom. Consulté le 08/03/2018. A. Jouve. Canal Saint-Louis état actuel de la question extrait du journal le moniteur de la colonisation des 28 mars et 3 avril 1860. Archives du Département du Rhône (ADR) cote VOI – 027-02 1847-1936 n°273 (cote provisoire), Lyon. 2 La majorité des délibérations sont prises dans les années 1850 et sont consultables dans l’archive suivante : Source uploads/Geographie/ proposition-d-x27-article-non-finalisee.pdf

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