webGuinée/Littérature/Alioum Fantouré/Le Cercle des Tropiques/Porte Océane Une
webGuinée/Littérature/Alioum Fantouré/Le Cercle des Tropiques/Porte Océane Une oeuvre, un auteur. Le Cercle des tropiques, etude critique Alioum Fantouré Le Cercle des Tropiques Paris. Présence Africaine, 1972. Grand Prix de la littérature d'Afrique noire, 1973 I. — Porte Océane Le premier sillon. Un creux laborieux tranché dans la terre. L 'un après l'autre, parallèlement soudés, ils se multipliaient jusqu'à se confondre avec ceux de mes voisins. Courbé, à mouvements saccadés, je luttais pour la première fois contre la nature. Une heure plus tard, derrière moi, des dizaines de mètres carrés de terrain labouré ; devant moi une étendue immense de paysage chauve cruellement marqué par le feu de brousse qui semblait avoir éliminé toute vie de l'espace où nous allions semer. Le soleil chauffait à blanc, nous brûlait le corps ; persévérants dans leur tyrannie, ses rayons devenaient un calvaire. Je haletais, mesurais mètre après mètre ma progression, calculais la position du soleil, inventoriais les douloureuses boursouflures de mes paumes teintées de sang. Un liquide, mélange sale de transpiration et de terre, bétonnait mes mains aux doigts recroquevillés par l'effort. Couvert de sueur, bientôt devenue crasse, je rêvais à l'eau de la rivière. Et pourtant je ne m'arrêtais pas de cultiver. Il fallait que le labour soit terminé avant les premières grandes pluies. Pas une minute à perdre, quitte à mourir de fatigue après la récolte … La saison des pluies, ravageuse avec ses averses continues s'était installée. II fallait agir vite. Les labours terminés, nous devions faire les semailles en quelques jours et construire en différents points de l'immense champ des huttes sur pilotis. Pendant la période de germination, je fis partie du groupe de garde. Nous arrivions avant le lever du jour et rejoignions le hameau tard dans la nuit. Les graminées donnaient un nouvel aspect au champ. Un tapis vert grandissant recouvrait la surface cultivée. Les céréales nous apportaient les premiers espoirs d'une bonne récolte. Il nous restait des mois de lutte contre les oiseaux et les singes. De vrais fléaux. Nous nous acharnions à ne pas leur laisser le temps de s'installer. Avec l'aube commençait notre angoisse, une lutte éperdue qu'il fallait gagner. Nous commencions par manifester notre présence en provoquant un bruit assourdissant de tam-tam à différents endroits. L 'effet ne manquait pas d'efficacité, les oiseaux s'envolaient pendant que les singes, eux, réagissaient par des cris désemparés. Pour garder en éveil la psychose de la menace de l'homme chez nos adversaires, nous passions le reste de la journée à lancer des pierres avec nos frondes … Ce fut enfin le temps des récoltes. Les hameaux voisins prirent contact avec nous. De l'aube au crépuscule, nous étions des centaines à faire l'ultime effort des travaux champêtres. En quelques jours, le labeur était terminé sur toute l'étendue de notre région, les stocks de riz et de fonio étaient rassemblés dans les greniers. Dès ce moment, les femmes prirent le relais. Il fallait planter les tarots, les ignames, les patates douces, les maniocs avant la fin de la saison des pluies. Une fois les récoltes stockées, nous avions procédé à la répartition des parts. Mais il fallut bientôt modifier l'affectation des portions. En effet, nous reçûmes les premières visites de citadins, de villageois, d'aventuriers, de vagues amis, de marabouts, de notables, de fonctionnaires indigènes, de charlatans, d'escrocs, de colporteurs, de diseurs de bonne aventure, toutes sortes de commensaux qui se rappelaient soudain l'existence de notre hameau. Nos visiteurs passaient une nuit chez nous, nourris, logés, blanchis, puis le lendemain exposaient leurs petites misères, proposaient leurs avantages matériels ou moraux à monnayer. Comme nous n'avions pas un sou à donner, au moment de leur départ, le hameau leur offrait du riz ou du fonio. Les profiteurs priaient Dieu pour nous et nos descendants. Il était bien entendu qu'ils reviendraient à la même date aux prochaines récoltes. De la totalité du produit de nos efforts, il ne restait plus que les deux tiers, le troisième s'était volatilisé en dons. Nous procédâmes à une nouvelle répartition. Nous nous rendîmes dès le lendemain au village le plus proche. C'était une agglomération du nom de Fronguiabé, centre florissant avec station de chemin de fer. J'avais l'impression de passer d'un monde à un autre. Le comportement des villageois avait quelque chose de différent de tout ce que j'avais connu jusque-là. La majorité des habitants portait des pantalons, des chemises, des chaussures en plastique achetés avec de l'« argent », au lieu des caftans, des boubous et des pantalons bouffants auxquels j'étais habitué. On pouvait donc entrer dans une boutique et choisir. On me l'aurait dit, je ne l'aurais jamais cru. Nous nous rendîmes à la foire pour rencontrer les commerçants de la place. Dès notre arrivée un boutiquier nous fit entrer dans son dépôt et commença par nous faire vider tous les sacs. Munis d'un pilon, ses employés broyèrent une petite quantité de grains dans un mortier, vérifièrent leur blancheur. Il leur fallait à tout prix trouver quelque chose de douteux. Ils pesaient et palpaient les grains décortiqués pour en découvrir les imperfections. L 'échoppier quelque peu méprisant renchérit : — Ce riz n'est pas très blanc, mal cultivé ! Notre patriarche, l'air déçu, tira sur sa barbiche et riposta à voix basse : — C'est pourtant une bonne récolte, la terre est généreuse cette année. Le commerçant tournait et retournait le riz dans ses mains, puis, comme s'il s'obligeait malgré lui, il dit : — Pour vous rendre service je le prendrai, mais à mon prix. Un tarif de misère. Bonillonnant de révolte je ne pus me contenir, je proposai aux adultes d'aller chez un autre intermédiaire. L 'un de mes aînés se crut obligé de me défendre auprès du boutiquier : — Ne l'écoutez pas, il est trop jeune pour comprendre. Nous pouvons nous entendre avec vous. Mais n'en profitez pas, tout de même. Le commerçant déclara d'un ton supérieur : — Surtout ne comptez pas sur ma générosité pour acheter cette mauvaise marchandise. Je vous vois venir. Tous les ans, c'est la même chose avec vous, les broussards, vous offrez des mauvais produits et réclamez des prix exorbitants. Je ne marche pas. Je vous donne ce que je peux, c'est à prendre ou à laisser ! D'ailleurs inutile de me raconter des histoires, l'eau est réputée mauvaise pour les cultures dans votre région. Vous ne pouvez pas me dire le contraire ! Le patriarche, tant bien que mal, tenta d'expliquer la portée des sacrifices consentis avant, pendant, et après les récoltes. Les produits ne pouvaient qu'en bénéficier. Rien n'y fit. Le boutiquier nous acheta, à son prix, le produit de neuf mois de travail. A notre sortie du magasin le patriarche murmura avec humilité : — Nous étions obligés de nous soumettre à sa volonté. Ailleurs nous aurions gagné encore moins. C'était vrai, les boutiquiers de la région se connaissaient du premier au dernier. Ils se passaient le mot dès l'approche des récoltes. Solidaires comme ils l'étaient, nous n'aurions pas pu écouler notre riz et notre fonio chez un autre. Nous nous étions installés sous un arbre. Je regardais les adultes compter et recompter nos gains. Triste revenu annuel. Il ne nous était même pas possible de nous offrir un repas. Nous soupesions le prix de nos efforts que le boutiquier obèse avait bien voulu nous payer « à ses conditions ». Compter sou par sou, recompter, recompter, recompter, pour déclarer finalement avec une mystique humilité : — Dieu l'a voulu. Après toutes ces additions, je crus voir une certaine angoisse se dessiner sur le visage des adultes. Quelqu'un demanda : — Qu'allons-nous faire ? Cette question m'enleva mes dernières illusions. Il restait à peine assez d'argent pour payer les impôts et les notables. Mes aînés étaient au bord de la panique. Nous nous rendîmes chez le chef du village, responsable coutumier et percepteur des impôts publics. J'écoutais les cultivateurs raconter leurs déboires devant le conseil des notables. Le chef du village se retranchant derrière la forteresse de l'administration, prétendait que « les toubabs ne seraient pas contents, si les impôts n'étaient pas payés ». Il n'était pas question de marchander. Les cultivateurs payèrent les impôts et les acomptes sur l'année à venir. Puis le conseil déclara que, d'habitude, l'administration ne rémunérait pas les notables : les cultivateurs payèrent. Nous nous fîmes des salamalecs, invoquâmes Dieu pour que les prochaines récoltes soient bonnes, louâmes des démiurges locaux pour qu'ils se montrent généreux pour les villages et les hameaux, pour que le paradis soit ouvert à tout le monde, pour que les toubabs soient plus gentils … Tout le monde se prépara à prier, mais le chef de village n'avait plus qu'une vieille babouche … Dieu n'admettrait pas qu'une chaussure de prière soit vieille et sale, et comme ce grand notable jouait le rôle d'imam, un des cultivateurs lui fit cadeau de la paire de babouches neuves qu'il venait d'acheter. Au nom du Créateur de la terre et du ciel, de l'univers, des ancêtres, des divinités de la région, le conseil des notables uploads/Geographie/ webguinee-litterature-alioum-fantoure-le-cercle-des-tropiques-porte-oceane.pdf
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- Publié le Mar 16, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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