OBSERVARE Universidade Autónoma de Lisboa ISSN: 1647-7251 Vol. 3, n.º 1 (Printe
OBSERVARE Universidade Autónoma de Lisboa ISSN: 1647-7251 Vol. 3, n.º 1 (Printemps 2012), pp. 79-96 LE DROIT INTERNATIONAL HUMANITAIRE: LA CONTROVERSE CONSTRUCTION HISTORIQUE D'UNE MORALE UNIVERSELLE Soraya Nour Sckell sorayanour@yahoo.com Soraya Nour Sckell est chercheuse rattachée au Sophiapol, Université Paris Ouest Nanterre la Défense, et à l'Observare, Universidade Autónoma de Lisboa. Elle a mené de recherches aux Universités de Saint Louis (SLU), Nanterre, Francfort sur-le-Main et Berlin (HU) et a enseigné aux Universités de São Paulo, Munich, Metz et Lille ainsi qu’au Collège International de Philosophie de Paris. Lauréate du Prix de l’Amitié Franco-Allemande et Vice-Présidente de l’Association Humboldt France. Ses recherches portent sur la philosophie du droit international, les relations internationales et le mouvement pacifiste. Auteur de À Paz Perpétua de Kant. Filosofia do Direito Internacional e das Relações Internacionais (São Paulo, 2004). Direction d’ouvrages collectifs: The Minority Issue. Law and the Crisis of Representation (Berlin 2009); (avec Christian Lazzeri) Reconnaissance, identité et intégration sociale (Nanterre 2009); (avec Olivier Remaud) War and Peace. The role of science and art (Berlin 2010); (avec Damien Ehrhardt) La Fascination de la Planète. L’éthique de la diversité (Berlin, 2012); (avec Damien Ehrhardt) Interculturalité et Transfert (Berlin 2012). Résumé Le droit humanitaire fut conçu par le normativisme juridique et moral fondé sur des principes universels. En dépit de son indéniable contenu moral universel, ses formulations et ses modes d’application sont cependant le résultat de conflits historiques. Cet article vise à analyser la façon dont le caractère universel du droit humanitaire est produit par des conflits hautement controversés. Il est nécessaire de surmonter l’antagonisme entre une analyse qui met l’accent sur la valeur morale indéniable du droit humanitaire en ignorant ses controverses et une analyse qui met l’accent sur les antagonismes sociaux mettant en question la possibilité de réalisation de la valeur morale et universelle du droit humanitaire. Pour cela, il faut considérer que celui-ci est une construction. Il apparaît comme autonome, comme indépendant des rapports de forces, fondé sur la rationalité de la morale et ainsi bien digne de la reconnaissance universelle, et pourtant, son développement n’est possible que lorsque l’on prend en compte les racines historiques de la raison. C’est seulement par la lutte politique que la rationalité universelle du droit humanitaire se réalise dans l’histoire. Tout d’abord, il s’agit d’analyser le caractère universel mais en même temps hautement controversé de la codification du droit humanitaire rappelant les controverses autour de la création des Protocoles additionnels de 1977 (Section 1). Ensuite, il s’agit d’analyser le caractère conflictuel des organisations de soutien du droit humanitaire en prenant en compte les conflits entre la Croix-Rouge et les Médecins Sans Frontières, ainsi que les controverses autour des ambitions de passer d’un droit humanitaire à un droit d’intervention humanitaire (Section 2). Enfin, il s’agit de réfléchir sur la façon dont les théories des relations internationales les plus appropriées pour saisir la nature universelle du droit humanitaire international doivent être complétées par une «sociologie historique de l’universel» qui embrasse la dimension conflictuelle dans la construction historique de l’universel (Section 3). Mots-Clés: Droit Humanitaire; Droit de la Guerre; Conventions de Genève; Croix Rouge; Médecins sans Frontières Comment citer cet article Sckell, Soraya Nour (2012). "Le Droit International Humanitaire: la controverse construction historique d’une morale universelle”. JANUS.NET e-journal of International Relations, Vol. 3, N.º 1, Printemps 2012. Page consulté [en ligne] à la data de la dernière visite, observare.ual.pt/janus.net/pt_vol3_n1_art4 Manuscrit reçu en Mars 2012 et accepté pour publication dans Avril 2012 JANUS.NET, e-journal of International Relations ISSN: 1647-7251 Vol. 3, n.º 1 (Printemps 2012), pp. 79-96 Le Droit International Humanitaire: la controverse construction historique d'une morale universelle Soraya Nour Sckell 80 LE DROIT INTERNATIONAL HUMANITAIRE: LA CONTROVERSE CONSTRUCTION HISTORIQUE D'UNE MORALE UNIVERSELLE Soraya Nour Sckell1 Introduction Le droit humanitaire, autrefois jus in bellum (droit de la guerre), le droit du champ de bataille, étendu par la suite à tous les genres de situations catastrophiques non militaires, connaît une grande vogue depuis les années 90: ses significations se sont multipliées, une «polysémie inquiétante» (Chemillier-Gendreau, 2002: 79), qui a donné origine au substantif «humanitaire», mais qui a aussi justifié l’idée d’un «devoir d’ingérence». Comme Laidi analyse, en face de l’absence d’un ennemi préalable, c’est la logique d’une situation appelant à un engagement qui fait surgir «l’humanitaire» (Laidi, 2001: 186), dans un procès qui l’autonomise de plus en plus de la politique. La vogue de l’humanitaire s’explique ainsi par une stratégie sans hauts coûts politiques (perte en vies humaines), économiques (transfert de ressources) ou sociaux (migration); l’humanitaire remplit les exigences de disposer d’une légitimation irrécusable (sauver des vies), d’être limité dans le temps (avant les doutes de l’opinion publique) et d’offrir une esquive de solutions de fond qui mettraient en cause des responsabilités passées ou qui demanderaient de massives ressources économiques ou militaires. Lors du conflit au Kurdistan, l’intervention humanitaire servait à une politique objective de protéger les kurdes, de garantir l’autonomie du Kurdistan et d’éviter que des réfugiés kurdes déstabilisent la Turquie; en Yougoslavie, par contre, son rôle privilégié s’expliquait surtout par l’absence de quête d’une solution politique pour le conflit; et en Somalie (où des organismes humanitaires sont intervenus pour soigner les victimes de la «guerre humanitaire» conduite par l’ONU), il fut quand même attendu que l’humanitaire donne lieu à une politique de réconciliation (Laidi, 2001: 168-170). Le scepticisme que toutes ces difficultés constitutives du droit humanitaire ont géré donne cependant aussi l’occasion de repenser les cadres dans lesquels il peut encore avoir un sens. Cela demande d’associer ces fondements théoriques essentiellement «morals» à une conception «politique» du droit humanitaire, qui explicite qu’en dépit de consacrer des valeurs universelles, conçues comme produits d’une «raison universelle» ou d’un «consensus», ses formulations et sa mise en œuvre sont aussi le résultat d’un «compromis» politique et juridique très conflictuel. Cet article vise à analyser la façon dont le caractère universel du droit humanitaire est produit par des conflits hautement controversés. Tout d’abord, il s’agit d’analyser le caractère universel mais en même temps hautement controversé de la codification du droit humanitaire rappelant les controverses autour de la création des Protocoles additionnels de 1977 (section 1). Ensuite, il s’agit d’analyser le caractère conflictuel des 1 Je remercie à Jacques R. Prgomet pour la soigneuse relecture et correction du français. JANUS.NET, e-journal of International Relations ISSN: 1647-7251 Vol. 3, n.º 1 (Printemps 2012), pp. 79-96 Le Droit International Humanitaire: la controverse construction historique d'une morale universelle Soraya Nour Sckell 81 organisations de soutien du droit humanitaire en prenant en compte les conflits entre la Croix-Rouge et les Médecins Sans Frontières, ainsi que les controverses autour des ambitions de passer d’un droit humanitaire à un droit d’intervention humanitaire (Section 2). Enfin, il s’agit de réfléchir sur la façon dont les théories des relations internationales les plus appropriées pour saisir la nature universelle du droit humanitaire international doivent être complétées par une «sociologie historique de l’universel» qui embrasse la dimension conflictuelle dans la construction historique de l’universel (Section 3). 1) Les controverses politiques dans la codification d’un Droit Humanitaire universel Des règles ancêtres du droit humanitaire sont rencontrées dans toutes les cultures: dans l’Inde ancienne, chez les traditions africaines coutumières, grecques, romaines, perses, sumériens, hittites, chez le Code de Hammourabi, les grandes œuvres littéraires (Mahabharata), religieuses (la Bible et le Coran), les règles de l’art de la guerre (les lois de Manu et le Bushido japonais) et les règles de chevalerie du Moyen Âge. Si la réflexion éthique sur l’humanité même de l’ennemi remonte aux temps anciens des différentes traditions culturelles, c’est dans l’Aufklärung que nous trouvons sa formulation juridique moderne. Jean Jacques Rousseau consacre la différence entre combattant et non-combattant: «La guerre n’est point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes, ni même comme citoyens, mais comme soldats, non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs…». (Rousseau, 1962: 240-241). Kant critique le fondement du traditionnel «droit à la guerre» (jus ad bellum), le droit qu’un État prétend avoir d’utiliser la vie et les choses de ses citoyens ou de les mettre en péril pour faire la guerre. Cela signifie le droit de faire ce qu’on veut des propriétés – ce qui peut valoir pour des choses, mais non pas pour des êtres humains, qui ne sont pas «des poulets», «des porcs», «des vaches» ou «des pommes», qu’on peut consommer, mais «des personnes» (Kant, 1797: 344-345). Cette critique de Kant au droit à la guerre, auquel se lie la distinction entre «guerre juste» et «guerre injuste», qui justifiait les agressions à l’époque moderne, représente une de ses attaques au droit des gens classique des plus relevant. Celui-ci entend par «droit à la guerre» le moyen permis à un État qui a souffert une violation effective (première agression) de défendre son droit. Pour Kant, ce droit signifie qu’il est «juste» que les êtres humains «s’exterminent mutuellement, retrouvant ainsi la paix perpétuelle dans la vaste tombe qui recouvre toutes les horreurs de la violence aussi bien que ses auteurs» (Kant, 1795: 143). uploads/Histoire/ 2012-droit-humanitaire-janus 1 .pdf
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- Publié le Mai 01, 2021
- Catégorie History / Histoire
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