HISTOIRE D’UNE VIE AHARON APPELFELD Histoire d’une vie traduit de l’hébreu par
HISTOIRE D’UNE VIE AHARON APPELFELD Histoire d’une vie traduit de l’hébreu par V alérie Zenatti ÉDITIONS DE L ’OLIVIER L ’édition originale de cet ouvrage est parue aux éditions Keter (Jérusalem) en 1999, sous le titre Sippurhayim. ISBN 2.87929.439 8 ©Aharon Appelfeld, 1999. © Éditions de l’Olivier / Le Seuil pour l’édition en langue française, 2004. Préface Les pages qui suivent sont des fragments de mémoire et de contemplation. La mémoire est fuyante et sélective, elle produit ce qu’elle choisit. Je ne prétends pas qu’elle produit uniquement le bon et l’agréable. La mémoire, tout comme le rêve, saisit dans le flux épais des événements certains détails, parfois insignifiants, les emmagasine et les fait remonter à la surface à un moment précis. Tout comme le rêve, la mémoire tente de donner aux événements une signification. Dès mon enfance j’ai senti que la mémoire était un réservoir vivant et bouillonnant qui me faisait palpiter. Tout petit, je m’isolais pour me représenter les vacances d’été chez les grands-parents. Je restais assis des heures près de la fenêtre, je revoyais le voyage qui nous avait conduits vers eux. Tout ce dont je me souvenais des vacances précédentes refaisait surface et se dévoilait à moi de façon plus stylisée. La mémoire et l’imagination vivent parfois sous le même toit. Durant ces années mystérieuses, elles semblaient concurrentes. La mémoire était réelle, solide, d’une certaine façon. L ’imagination avait des ailes. La mémoire tendait vers le connu, l’imagination embarquait vers l’inconnu. La mémoire répandait toujours sur moi douceur et sérénité. L ’imagination me ballottait de droite à gauche et, finalement, m’angoissait. Plus tard j’appris que certaines personnes ne vivent que par la force de l’imagination. Mon oncle Herbert était de celles-là. Il avait hérité de biens importants mais, comme il vivait dans le monde de l’imagination, il les dilapida et se ruina. Lorsque je fis sa connaissance, il était déjà pauvre, subsistant grâce à la charité familiale, mais même misérable il ne cessa d’imaginer. Son regard était planté au-delà de vous, et il parlait toujours de l’avenir, comme si le présent et le passé n’existaient pas. Les souvenirs d’enfance, lointains et enfouis, sont étonnamment clairs, en particulier ceux qui sont liés aux montagnes des Carpates et aux larges plaines qui s’étendent à leurs pieds. Durant les dernières vacances d’été, nous avions arpenté ces montagnes et ces plaines avec une nostalgie terrifiée. Comme si mes parents savaient que c’étaient là les dernières vacances, et que désormais la vie serait un enfer. J’avais sept ans lorsque éclata la Seconde Guerre mondiale. L ’ordre temporel s’en trouva bouleversé, il n’y eut plus d’été ni d’hiver, plus de longs séjours chez les grands-parents à la campagne. Notre vie fut comprimée dans une chambre étroite. Nous restâmes un temps dans le ghetto et à la fin de l’automne nous fûmes déportés. Nous passâmes des semaines sur les routes, pour arriver finalement au camp. De l’évasion, je parlerai en temps voulu. Durant la guerre je ne fus pas moi. Je ressemblais à un petit animal qui possède un terrier ou, plus exactement, plusieurs terriers. Les pensées et les sentiments avaient rétréci. En vérité, une interrogation douloureuse s’élevait parfois en moi – pourquoi et à quelle fin étais-je resté seul ? –, mais ces questions s’évanouissaient dans les brumes de la forêt, et l’animal qui était en moi revenait m’envelopper de sa fourrure. Je me souviens très peu des six années de guerre, comme si ces six années-là n’avaient pas été consécutives. Il est exact que parfois, des profondeurs du brouillard épais, émergent un corps sombre, une main noircie, une chaussure dont il ne reste que des lambeaux. Ces images, parfois aussi violentes qu’un coup de feu, disparaissent aussitôt, comme si elles refusaient d’être révélées, et c’est de nouveau le tunnel noir qu’on appelle la guerre. Ceci concerne le domaine du conscient, mais les paumes des mains, le dos et les genoux se souviennent plus que la mémoire. Si je savais y puiser, je serais submergé de visions. J’ai réussi quelquefois à écouter mon corps et j’ai écrit ainsi quelques chapitres, mais eux aussi ne sont que les fragments d’une réalité trouble enfouie en moi à jamais. Après la guerre, j’ai passé plusieurs mois sur les côtes italienne et yougoslave. Ces mois furent ceux d’un merveilleux oubli. L ’eau, le soleil et le sable nous pétrissaient jusqu’au soir, et la nuit nous nous asseyions près du feu, nous faisions griller des poissons et nous buvions du café. Sur les plages erraient des êtres que la guerre avait façonnés : musiciens, prestidigitateurs, chanteurs d’opéra, acteurs, sombres prédicateurs, trafiquants et voleurs, et aussi des enfants artistes de six ou sept ans que des imprésarios sans scrupule avaient adoptés et trimballaient d’un endroit à l’autre. Chaque soir il y avait un spectacle, parfois deux. L ’oubli creusait alors ses caves profondes. Avec le temps, nous les transportâmes en Israël. Lorsque nous arrivâmes en Israël, l’oubli était solidement ancré en nos âmes. De ce point de vue, Israël était le prolongement de l’Italie. L ’oubli trouva là une terre fertile. Bien sûr, l’idéologie de ces années-là contribua à l’édification de cette forteresse, mais pour nous, l’ordre de se retrancher ne venait pas de l’extérieur. Parfois, des scènes de guerre réapparaissaient et réclamaient leur droit à l’existence. Il n’était cependant pas en leur pouvoir d’ébranler les fondations de l’oubli et la volonté de vivre. Et la vie disait alors : Oublie, fonds-toi dans le paysage. Les kibboutzim et autres centres pour adolescents étaient des serres merveilleuses dans lesquelles s’épanouissait l’oubli. Pendant de longues années, je fus plongé dans un sommeil amnésique. Ma vie s’écoulait en surface. Je m’étais habitué aux caves enfouies et humides. Cependant, je redoutais toujours l’éruption. Il me semblait, non sans raison, que les forces ténébreuses qui grouillaient en moi s’accroissaient et qu’un jour, lorsque la place leur manquerait, elles jailliraient. Ces éruptions se produisirent quelquefois, mais les forces du refoulement les engloutirent, et les caves furent placées sous scellés. Le tiraillement entre ici et là-bas, en haut et en bas, dura plusieurs années. Les pages qui suivent éclairent l’histoire de cette lutte, laquelle s’étend sur un front très large : la mémoire et l’oubli, la sensation d’être désarmé et démuni, d’une part, et l’aspiration à une vie ayant un sens, d’autre part. Ce n’est pas un livre qui pose des questions et y répond. Ces pages sont la description d’une lutte, pour reprendre le mot de Kafka, une lutte à laquelle toutes les composantes de mon âme prennent part : le souvenir de la maison, les parents, le paysage pastoral des Carpates, les grands-parents et les multiples lumières qui abreuvaient alors mon âme. Après eux vient la guerre, tout ce qu’elle a détruit, et les cicatrices qu’elle a laissées. Enfin les longues années en Israël : le travail de la terre, la langue, les tourments de l’adolescence, l’université et l’écriture. Ce livre n’est pas un résumé, mais plutôt une tentative, un effort désespéré pour relier les différentes strates de ma vie à leur racine. Que le lecteur ne cherche pas dans ces pages une autobiographie structurée et précise. Ce sont différents lieux de vie qui se sont enchaînés les uns aux autres dans la mémoire, et convulsent encore. Une grande part est perdue, une autre a été dévorée par l’oubli. Ce qui restait semblait n’être rien, sur le moment, et pourtant, fragment après fragment, j’ai senti que ce n’étaient pas seulement les années qui les unissaient, mais aussi une forme de sens. 1 Où commence ma mémoire ? Parfois il me semble que ce n’est que vers quatre ans, lorsque nous partîmes pour la première fois, ma mère, mon père et moi, en villégiature dans les forêts humides et sombres des Carpates. D’autres fois il me semble qu’elle a germé en moi avant cela, dans ma chambre, près de la double fenêtre ornée de fleurs en papier. La neige tombe et des flocons doux, cotonneux, se déversent du ciel. Le bruissement est imperceptible. De longues heures, je reste assis à regarder ce prodige, jusqu’à ce que je me fonde dans la coulée blanche et m’endorme. Un souvenir plus clair est lié chez moi à un mot extrêmement long et difficile à prononcer, Erdbeeren, « fraises » en allemand. C’est le printemps. Ma mère se tient devant la fenêtre grande ouverte, je suis près d’elle, juché sur une chaise, lorsque soudain surgit d’une ruelle adjacente une jeune Ruthène portant sur la tête un panier rond et large rempli de fraises. « Erdbeeren », s’exclame Maman. Elle ne s’adresse pas à la jeune fille mais à Papa, qui est descendu dans la cour et se trouve non loin de la jeune fille. Papa arrête donc la jeune Ruthène, elle fait glisser le panier de sa tête et ils discutent un instant. Papa rit, sort un billet de la poche de son manteau et le tend à la jeune fille qui lui donne en échange le panier avec toutes les fraises qu’il contient. Papa monte les escaliers et uploads/Histoire/ appelfeld-aharon-histoire-d-une-vie-2013-vetaurel-taz 1 .pdf
Documents similaires










-
28
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Aoû 26, 2022
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
- Taille du fichier 0.6425MB