1 Du triptyque, ou d’une forme entre tradition et modernité Réflexion autour de
1 Du triptyque, ou d’une forme entre tradition et modernité Réflexion autour de la notion de « renaissance » du triptyque dans la peinture européenne (1879 – 1911)1 Charlotte IZZO « Ces jeunes artistes ont mis trois tableaux dans un même cadre : ont-ils fait un triptyque ? »2 Si au Salon de 1879, le critique d’art Jules-Antoine Castagnary s’interroge déjà à propos d’une « singulière invention de triptyques »3, il ne se doute pas que le phénomène qu’il pressent n’en est alors qu’à ses prémices. En effet, les triptyques qui fleurissent cette année-là sur les murs du Salon ne sont que les premiers symptômes d’un phénomène de plus grande ampleur : une véritable « renaissance » de la forme tripartite. Le triptyque est l’un des multiples visages du polyptyque, œuvre unique constituée de plusieurs panneaux, fixes ou mobiles : trois, en l’occurrence. Nul besoin de rappeler qu’il n’est pas une invention du XIXe siècle, mais une forme d’origine médiévale. Ainsi, son essence est double : à la fois historique et sacrée. Les premiers exemples de polyptyques apparaissent en effet entre le Xe et le XIIe siècle, qu’il s’agisse encore de petits objets – essentiellement des diptyques et triptyques – voués à la dévotion personnelle, ou bientôt de grands retables placés sur les autels des églises et des chapelles. Peint ou sculpté, le tableau multiple s’impose durant plusieurs siècles comme le lieu d’expression privilégié de la peinture religieuse. Sa formule est féconde, des exemples primitifs jusqu’aux plus spectaculaires, en passant par les propositions systématisées par la Renaissance italienne 1 Cette réflexion est issue d’un mémoire de recherche de master 1 – La renaissance du triptyque dans la peinture européenne (1879-1911) – et notamment de son Chapitre II, « Une forme d’origine religieuse entre tradition et modernité » (pp.28-46). Il a été réalisé par l’auteure de cet article à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Mme Catherine Méneux (soutenu en septembre 2013). 2 Jules-Antoine CASTAGNARY, « Salon de 1879 », Salons, tome II, Paris, éd. G. Charpentier et E. Fasquelle, 1892, p.386. 3 Ibid., p.385. 2 comme nordique. Constant, le recours au polyptyque l’est donc du XIIe au XVIIe siècle, moment où il tend à se raréfier, s’éteignant même après Rubens. Ce sont alors les peintres du XIXe siècle qui le redécouvrent, en plusieurs temps4. A l’aube du siècle, des tentatives sporadiques réveillent l’intérêt pour le tableau multiple, sans toutefois constituer de mouvement concret. Il faut attendre les années 1850 en Angleterre pour que les Préraphaélites ouvrent véritablement la voie à l’aventure du polyptyque moderne, au travers d’œuvres s’apparentant au retable. Mais l’âge d’or du tableau multiple – et plus précisément, du triptyque, forme la plus usitée – concerne bien le dernier quart du siècle. Ainsi, c’est à l’aube des années 1880 que débute vraiment le phénomène de « renaissance » du triptyque. Il atteint son point d’acmé quantitatif comme qualitatif dans les années 1890, puis s’essouffle dans un temps de latence préparant à une nouvelle ère du polyptyque. En France, l’année 1879 signe le point de départ du phénomène : les artistes s’essaient à la forme tripartite, et les critiques – à l’exemple de Castagnary, mais aussi, plus tard, de Louis Gillet5 – constatent son retour. Dès lors, le mouvement peut s’épanouir. Le triptyque 4 Voir à ce propos l’article de Bruno FOUCART, « Le polyptyque au XIXème siècle, une sacralisation laïque », dans Polyptyques. Le tableau multiple du Moyen Age au vingtième siècle, ouvrage collectif, (cat. expo. Paris, musée du Louvre, 27 mars – 23 juillet 1990), Paris, RMN, 1990, p.130-139. C’est l’un des textes fondamentaux sur notre sujet. B. Foucart y réalise une synthèse sur l’histoire du polyptyque au XIXe siècle, en faisant émerger ses différents moments, mais aussi ses principales caractéristiques. 5 Louis GILLET, « La Renaissance du triptyque », Revue de l’art ancien et moderne, avril-mai 1906, pp. 255-263 et 379-388. Ce double article est l’autre texte de référence, qui introduit la notion de « renaissance ». La Figure 1. Ernest-Ange Duez, Saint Cuthbert : Saint Cuthbert enfant en prière, Saint Cuthbert nourri par un aigle, Saint Cuthbert âgé s’entretenant avec les oiseaux, 1879, huile sur toile, triptyque, panneau central : 329x411cm, panneaux latéraux : 335x135cm, Musée d'Orsay (Paris) 3 qu’Ernest-Ange Duez (1843-1896) expose cette année-là au Salon de la Société des Artistes Français, Saint Cuthbert (Fig.1) semble être le premier jalon de cette renaissance ; à son propos, Louis Gillet évoque d’ailleurs un « véritable manifeste du triptyque moderne », qui donne à la peinture religieuse « sa vraie solution réaliste »6. En effet, l’œuvre porte déjà en germe l’ambiguïté caractéristique des triptyques de la fin du XIXe siècle : une ambivalence entre tradition et modernité. Structurellement, le tableau anciennement cintré évoque les retables dédiés aux saints placés dans les chapelles ; iconographiquement, les scènes de la vie de saint Cuthbert – de l’enfance à la vieillesse – relèvent d’une même tradition. Pourtant, c’est bien au Salon de 1879 que l’œuvre est destinée ; sa facture n’a d’ailleurs rien d’historique. Ce triptyque se fait remarquer par sa monumentalité – plus de six mètres de long – et a un succès immédiat. Médaillé de première classe et acquis par l’Etat, il donne la preuve de la compatibilité de la forme tripartite avec la scène artistique moderne. Cette reconnaissance, ainsi que le basculement esquissé par Duez vers une formule moderne du triptyque nous conduisent à considérer l’œuvre comme le premier jalon de la renaissance du triptyque : ainsi débute son aventure moderne, en France, en 1879. Si l’on ne devait retenir qu’un mot pour la définir, ce serait certainement « hétérogène ». Malgré un cadre tripartite commun, les triptyques du tournant du siècle sont en effet infiniment variés – tout comme le positionnement des artistes à leur égard : certains sont de grands peintres de polyptyques, comme le Belge Léon Frédéric (1856-1940), d’autres ne s’y essaient qu’à de rares, voire uniques, occasions. L’on peut toutefois tenter de distinguer une double tendance du triptyque : la première serait du côté de la mouvance naturaliste, la seconde de la mouvance symboliste. Cette distinction, bien que réductrice, laisse tout de même poindre certaines caractéristiques du triptyque moderne. La démarche naturaliste trouve en effet des réponses dans la forme tripartite, qu’il s’agisse de ses ressources narratives triplées ou de sa capacité à légitimer les sujets modernes, et notamment les scènes de genre si chères aux naturalistes. Du côté des symbolistes, les sujets se tournent vers l’allégorie, le mythe, le symbole : dans ce sens, le triptyque apporte avec lui un surplus d’idéal et de sacré, grande quête de l’art symboliste. Si le Saint Cuthbert inaugure la période du côté naturaliste, c’est d’ailleurs une œuvre au symbolisme accru qui pourrait la clore : le triptyque Evolution7, première partie est une étude comparative des spécificités anciennes et modernes du triptyque, la seconde interroge les raisons de cette renaissance et ses formes nouvelles. 6 Ibid, p.256. 7 Piet Mondrian, Evolution, 1910-1911, huile sur toile, triptyque, panneau central : 183x87.5cm, panneaux latéraux : 178x85cm, Gemeentemuseum (La Haye). 4 de Piet Mondrian (1872-1944). Entre 1879 et 1911, le retour de la forme tripartite revêt ainsi des visages bien différents, qui ne se succèdent pas dans le temps, mais se superposent. Malgré tout, la distinction de ces mouvances ne doit pas cacher une réalité artistique plus complexe : souvent, le triptyque contribue même à la mise en relief de l’ambivalence entre naturalisme et symbolisme. Pour compléter le panorama, il faut signaler l’existence d’une troisième tendance du triptyque, qui le conduit vers des expérimentations décoratives, notamment chez les artistes issus de l’école de Pont-Aven ou du groupe des Nabis 8 . Rappelons enfin que la renaissance du triptyque n’est pas isolée, mais d’échelle européenne. Le phénomène est donc immense, du point de vue chronologique comme géographique, mais aussi par ce qu’il révèle de l’art de la fin du XIXe siècle. Il existe toutefois un point commun à tous les triptyques modernes, qui est à la fois le plus évident et le plus subtil : leur réinvestissement d’une forme ancienne d’origine sacrée, leur position ambigüe entre tradition et modernité. En 1880, peindre un triptyque n’a rien d’anodin, c’est la marque de l’intention, de la volonté créatrice. Les artistes qui réinvestissent cette forme sont tout à fait conscients de sa lourde symbolique historique comme religieuse, et font volontairement parler la dialectique. C’est donc à la notion complexe de « renaissance » que nous confronte le phénomène ; pour comprendre l’identité du triptyque moderne, c’est à son filtre qu’il faut l’interroger. Au XIXe siècle comme au XXIe siècle, le terme de « renaissance » a deux significations principales. La première, au sens propre de « re- naissance », est celle de seconde ou nouvelle naissance, qui suppose donc une mort antérieure. C’est bien le cas du phénomène qui nous occupe, puisque le triptyque disparaît des usages des peintres durant près de deux siècles. Mais dans une acception plus large, la « renaissance » signifie aussi le renouvellement, c’est-à-dire une uploads/Histoire/ 4-izzo-triptyque.pdf
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- Publié le Mar 19, 2022
- Catégorie History / Histoire
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