La création verbale dans l’alchimie latine du Moyen Âge Dès son assimilation da

La création verbale dans l’alchimie latine du Moyen Âge Dès son assimilation dans le monde latin, au xne siècle, l’alchimie s’est signalée par son vocabulaire très particulier. Pour bien comprendre les méca­ nismes de création verbale qui en ont marqué le développement, il faut d’abord rappeler que l’alchimie s’est toujours distinguée des autres sciences par sa recherche délibérée de l’obscurité. On peut dire schématiquement que les alchi­ mistes ont écrit pour ne pas se faire comprendre : d’où le recours constant à des symboles, des termes mystérieux, des métaphores et des allégories, rendant les textes alchimiques inaccessibles aux profanes et parfois incompréhensibles même aux initiés. Au cours de son histoire, l’alchimie a parlé plusieurs langues : d’abord le grec, à partir du me siècle après Jésus-Christ, en Egypte puis dans l’empire byzantin; ensuite le syriaque, puis l’arabe, langue dans laquelle l’alchimie connut un très grand développement à partir du vme siècle ; au xne siècle, l’al­ chimie fit irruption dans le monde latin grâce à de nombreuses traductions de textes arabes, bientôt suivies d’une abondante production directement écrite en latin ; enfin, à partir du xme siècle, les langues vernaculaires européennes s’em­ parèrent de cette discipline, en concurrence avec le latinl. Les différents modes de création verbale dans l’alchimie latine médiévale sont les suivants : Io la reprise de mots grecs ou arabes tels quels et son corollaire, la création involontaire de nouveaux mots par déformation ; 2° le détournement du sens de certains mots latins d’usage courant, dotés d’une signification spécifiquement alchimique; 3° la création de syntagmes combinant de façon nouvelle des mots latins préexistants pour former des locutions alchimiques ; 4° la création de mots latins entièrement nouveaux. 1 La meilleure présentation d’ensemble de l’alchimie médiévale reste le livre de Robert H a lleu x, Les Textes alchimiques, Turnhout, 1979 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental 32). Il doit toutefois être utilisé avec précaution, notamment en ce qui concerne les attributions, au sujet desquelles les connaissances actuelles sont parfois plus précises. Ce livre comporte un chapitre sur les « Problèmes liés au langage » (p. 109-119), réédité sous le titre « Problèmes de lexi­ cographie alchimiste » dans La Lexicographie du latin médiéval et ses rapports avec les recherches actuelles sur la civilisation du Moyen Âge, Paris, 1981, p. 355-365. 138 JEAN-MARC MANDOSIO Les points 1 et 4 concernent les néologismes lexicaux, les points 2 et 3 les néologismes sémantiques. Ces deux derniers points sont, pour l’essentiel, régis par r emprunt au vocabulaire arabe, mais (contrairement au point 1) par traduc­ tion en latin et non par simple transcription. Nous verrons tout au long de cet article que le problème de l’emprunt se pose également au sujet de certains termes dont il est difficile de savoir s’ils ont directement été créés par les auteurs latins ou s’il s’agit de transcriptions devenues méconnaissables. Je vais examiner successivement ces quatre modes de création verbale, en insistant plus particulièrement sur les néologismes lexicaux. 1. Transcription de mots grecs ou arabes Les textes alchimiques grecs ne devinrent matériellement accessibles aux Latins que dans la deuxième moitié du xve siècle, et ils ne furent guère lus avant le siècle suivant. Mais, dès le haut Moyen Âge, quelques recettes grecques traduites en latin avaient été transmises dans divers recueils de procédés tech­ niques, tels que les Compositiones ad tingenda ou la Mappœ clavicula. On y trouve, à côté d’emprunts attestés depuis très longtemps dans la littérature latine (par exemple aurum obrizum pour désigner l’or pur, %puaoç ößpu^oc;), des expressions moins courantes, comme terra ogrizos, qui n’est pas une corruption d’obrizos, comme l’ont cru certains historiens, mais un dérivé de o%pa quali­ fiant une terre couleur jaune d’ocre2. La même question - a-t-on affaire à un terme nouveau ou à une corruption d’un mot déjà connu ? - se pose dans bien des cas. À la fin du xve siècle, le médecin Jérôme Torrella dit par exemple qu’«un or non alchimique, c’est-à-dire eurizon, est une matière mieux disposée à recevoir et à retenir l’image du lion3 » dans les talismans à usage thérapeu­ tique. D’où vient cet eurizon et que signifie-t-il? La formulation choisie par Torrella étant ambiguë, il existe trois possibilités : Io si eurizon est synonyme de non alquimicum, il signifie un or «non alchimique, c’est-à-dire pur», et eurizon est une corruption d’obrizon ; 2° l’adjectif euptÇoç est attesté en grec4, mais il semble peu vraisemblable qu’il ait été utilisé ici, car aurum non alqui­ micum seu eurizon signifierait alors «un or non alchimique, c’est-à-dire bien enraciné », ce qui n’a pas grand sens ; 3° si eurizon est synonyme à'alquimicum, il pourrait s’agir d’une transcription approximative (phonétique) de l’aoriste passif - r|ôp80r|v - du verbe eùpimcco, auquel cas Torrella aurait voulu dire qu’il faut utiliser un or qui n’est pas « alchimique, c’est-à-dire inventé », un or 2 Voir Dietlinde G oltz, Studien zur Geschichte der Mineralnamen in Pharmazie, Chemie und Medizin von den Anfängen bis Paracelsus, Wiesbaden, 1972 (Sudhoffs Archiv : Beiheft 14), p. 191. 3 « [...] Nam aurum non alquimicum seu eurizon est materia magis disposila ad recipiendum et retinendum talem leonis imaginem [...] » (Opus prœclarum de imaginibus astrologicis [1496], IV, 29, éd. Nicolas W eill-Parot, à paraître). Le texte a été publié à Valence vers 1500. 4 Cette hypothèse et la suivante supposeraient une certaine connaissance du grec par Torrella, qui n’est pas invraisemblable puisqu’il avait étudié en Italie et y avait fréquenté des humanistes. LA CRÉATION VERBALE DANS l’ALCHIMIE LATINE DU MOYEN ÂGE 139 non artificiel5. (Le sens de la phrase de Torrella reste le même dans tous les cas: l’or alchimique est moins bon que l’or authentique.) Quoi qu’il en soit, l’auteur n’a certainement pas eu la volonté de créer un mot nouveau; il ne mentionne l’alchimie qu’en passant et son style n’est pas particulièrement riche en néologismes. Peut-on alors parler de néologisme, même si eurizon ne semble attesté nulle part ailleurs que chez Torrella ? L’infiltration grecque antérieure au xne siècle s’était limitée à quelques recettes sporadiques qui ne constituaient pas un corps de doctrine. En revanche, lorsque les Latins commencèrent d’accéder à la vaste littérature alchimique arabe, ils découvrirent une discipline entièrement constituée, pour laquelle - contrairement à la plupart des autres sciences - les traducteurs ne disposaient d’aucun modèle préexistant, et qui n’avait même pas de nom dans leur langue. Ils durent donc recourir à un néologisme en empruntant à l’arabe le mot alchimia (avec ses variantes alchemia / alchymia, archimia / archemia / archymia, chimia / chemia / chymia, et ses dérivés : alchimista / archimista / chimista..., alchimicus / archimicus / chimicus..., alchimistica / archimistica / chimistica...), composé de l’article al et du mot grec xupeia ou %r|p£Îa, dont la signification exacte est encore discutée6. Des étymologies d’allure fantaisiste circulèrent : le Libellus de alchimia, également connu sous le titre Semita recta et faussement attribué à Albert le Grand, affirme ainsi que « l’alchimie est l’art découvert par Alchimus7 ; elle est ainsi appelée d’après le mot grec archymus, c’est-à-dire ‘masse’ en latin8». Que vient faire ici cette «masse»? Il s’agit en fait d’un mot grec, pàÇa, qui désignerait «un amalgame alchimique censé apporter la richesse9 ». Ce mot s’est trouvé retranscrit tel quel en arabe, puis en latin : la source du passage pseudo-albertien1 0 est en effet le Liber trium verborum, traduction latine d’un traité attribué au roi Khalid ibn Yazîd1 1 , où il est dit que «les Grecs», c’est-à-dire les Grecs de l’antiquité, ont appelé chimia ce que «les Latins », c’est-à-dire les Byzantins, appellent massa. L’homonymie avec le mot latin massa explique la méprise du pseudo-Albert. On voit par là que chimia n’était pas au départ le nom de la discipline, mais celui de la substance qu’elle enseignait à obtenir; c’est pourquoi l’un des premiers traités alchimiques traduits en latin - par Robert de Chester en 1144 - s’intitule Liber 5 On notera que, dans le commentaire de la Table d’émeraude par Hortulanus (xive siècle), la pierre philosophale est appelée lapis inventus, c’est-à-dire la pierre artificiellement « découverte » par les hommes (voir ci-dessous, note 17). 6 Voir R. H alleu x, Les Textes alchimiques, op. cit., p. 46-47. 7 Le Chymes des alchimistes grecs, personnage évidemment imaginaire. 8 « Alchimia est ars ab Alchimo inventa, et dicitur ab archymo græce, quod est massa latine » (Libellus de alchimia, ch. 2, éd. Pierre Jam m y, Lyon, 1651, p. 2). 9 Jean L etro uit, « Chronologie des anciens alchimistes grecs », dans Alchimie : art, histoire et mythes, Paris-Milan, 1995 (Textes et travaux de Chrysopœia 1), p. 86. 1 0 Comme l’a montré Marcellin B erthelot (Introduction à Tétude de la chimie des anciens et du Moyen Âge, Paris, 1888, p. 209). 1 1 « Alchimia est ars artium, scientia scientiarum ab Alchino (sic) inventa. Chimia autem græce, massa dicitur latine» (Liber trium verborum Kalid regis acutissimi, dans Bibliotheca chemica curiosa, éd. Jean-Jacques M an get, Genève, 1702, t. II, p. 189). 140 uploads/Histoire/ alma-2005-63-137.pdf

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  • Publié le Oct 08, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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