1 Les Gitans à Valence aux XVIe et XVIIe siècles Hélène Tropé Pour Vicente Grau
1 Les Gitans à Valence aux XVIe et XVIIe siècles Hélène Tropé Pour Vicente Graullera Sanz, qui connaît comme personne les fonds d’archives de Valence. En signe de très grande gratitude pour tout ce qu’il nous a appris et pour la direction de ces recherches. Les études dont nous disposons sur les étrangers dans l’Espagne de l’époque moderne sont aujourd’hui fort nombreuses. Les travaux pionniers d’Antonio Morel Fatio sur la présence des Allemands, d’Albert Girard sur les étrangers dans la vie économique de l’Espagne et sur le commerce français à Séville et à Cadix ont été complétés de façon substantielle par ceux, magistraux, d’Antonio Domínguez Ortiz sur les étrangers1 et notamment sur les Gitans2. Le sujet continue à intéresser les chercheurs comme le prouvent les nombreuses et récentes études qui complètent la bibliographie existante3. 1 Antonio Morel Fatio, Les Allemands en Espagne du XVe au XVIIIe siècle (RFE, 1922, 277-97) ; Albert Girard, « Les étrangers dans la vie économique de l’Espagne aux XVIe et XVIIe siècles », Annales d’histoire économique et sociale, tome V, novembre 1933 ; Albert Girard, Le commerce français à Séville et Cadix au temps des Habsbourg. Contribution à l’étude du commerce étranger en Espagne aux XVIe et XVIIe siècles, Bordeaux, Féret & fils ; Paris, E. de Boccard, 1932 ; Antonio Domínguez Ortiz, « Los extranjeros en la vida española durante el siglo XVII », Estudios de Historia Social de España, IV, vol. 2, Madrid, CSIC, 1960 (publié à nouveau dans Antonio Domínguez Ortiz, Los extranjeros en la vida española durante el siglo XVII y otros artículos, Sevilla, Diputación, 1996, p. 15-181). 2 Antonio Domínguez Ortiz, “Documentos sobre los gitanos españoles en el siglo XVII”, Homenaje a Julio Caro Baroja, Madrid, Centro de Investigaciones sociológicas, 1978, p. 319-326. 3 Par exemple, María Begoña Villar García y Pilar Pezzi Cristóbal (eds.), Los extranjeros en la España moderna (actas del I Coloquio Internacional, Málaga 28-30 de noviembre de 2002), Málaga, Graficas Digarza, S.L, 2003, 2 vols.; Tamar Herzog, Vecinos y extranjeros: hacerse español en la Edad Moderna, Madrid, Alianza Editorial, 2006; María Teresa Pérez Villalba, “Franceses en la Valencia del siglo XVI: apuntes acerca del proceso de integración y trayectoria ejemplar del mercader Joan Augier, Estudis, 38, 2012, p. 323-345. 2 S’il est juste de considérer avec Domínguez Ortiz que parmi les immigrants arrivant en Espagne aux XVIe et XVIIe siècles, il convient de distinguer nettement les hommes d’affaires des misérables (pícaros, mendiants, etc.), il n’en reste pas moins vrai que les Gitans ou Bohémiens constituent sans nul doute un groupe spécifique à bien des égards. Considérés comme de nobles étrangers et bien reçus lors de leur arrivée en Espagne vers 1425, il semble qu’assez vite cet accueil bienveillant se transmua en une franche hostilité4. Contrairement aux nouveaux-chrétiens de juifs (judéo-convers) ou aux morisques, même si l’authenticité de leur foi fut parfois mise en doute (par exemple parce qu’ils ne pratiquaient pas de mariage religieux, se mariaient quelques fois avec des parentes, ne baptisaient pas toujours leurs enfants, etc.), ils ne constituaient pas, à proprement parler, une minorité religieuse puisqu’ils se disaient catholiques, et la relative clémence de l’Inquisition à leur égard a été largement démontrée5. Leurs différences étaient donc autres même si le déracinement des Gitans, à l’instar de celui des morisques, ainsi que le traitement social des deux communautés et le regard porté sur eux par la société vieille-chrétienne sédentaire, a parfois conduit à assimiler les deux groupes ethniques et les Cortès à adopter à l’égard des uns et des autres des mesures très semblables. Depuis la législation répressive jusqu’à la littérature de création, de nombreux témoignages attestent qu’ils étaient ressentis comme particulièrement indésirables, y compris comme les plus importuns parmi tous les mendiants étrangers, ainsi que le montre par exemple ce passage de Mateo Alemán sur les différentes façons de demander l’aumône : “[…] les Allemands qui gueusent en chantant et de compagnie, les Français en priant, les Gitans en importunant, les Portugais en pleurant, les Italiens en haranguant, les Espagnols en faisant les bravaches, et se rendent par là réplicards, impatients et peu aimables”6. Tout en ne perdant pas de vue la situation générale des Gitans dans la Péninsule, nous nous proposons d’analyser dans ce travail le traitement réservé dans le royaume de Valence à ceux qui en franchirent les frontières à compter du début du XVe siècle, le plus souvent appelés Bomians dans la documentation locale. Complétant modestement les recherches pionnières de 4 Bernard Leblon, Les Gitans d’Espagne, Paris, PUF, 1985, p. 17-29. 5 Helena Sánchez Ortega, « Les Gitans espagnols face à l’Inquisition », Études Tsiganes, 2, 1978, p. 21-26 ; id., La Inquisición y los gitanos, Madrid, Taurus, 1988. 6 Mateo Alemán, Guzman d’Alfarache, Ire partie, livre III, chap. 2, in Romans picaresques espagnols, introduction, chronologie, bibliographie par Maurice Molho, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1968, p. 280, cité par Antonio Domínguez Ortiz, « Los extranjeros… », p. 342. 3 Sebastián García Martínez7 sur les Gitans à Valence, nous montrerons que cette communauté, qui n’eut jamais aucun accès au pouvoir ni à la représentation, tout en vivant en symbiose avec les populations sédentaires, a cultivé ses différences dans un esprit d’autoconservation, tandis que la classe dominante, tout au contraire, s’efforçait de gommer celles-ci en criminalisant tout le groupe ethnique et en l’assimilant, lorsque cela était possible, aux bandits, vagabonds et délinquants qui sévissaient à l’époque dans le royaume. Toutefois, l’exhibition – parfois burlesque et en tout cas toujours festive – de figures de Gitanes et de Gitans lors de certaines processions du XVIIe siècle valencien nous informe de la récupération, par les pouvoirs religieux et civils de cette cité, de ces figures de proscrits, à l’instar d’autres images de marginaux, à des fins d’auto-propagande. Dans la symbolique, le Gitan, banni mais dont on ne parvient pas à se défaire, est réinjecté imaginairement dans l’image globale de la société que les autorités se plaisent à montrer lors de ces fêtes comme un corps social idéalisé qui inclut jusqu’à ceux qu’il marginalise et, comme dans le cas des Gitans, qu’il exècre tout à la fois. Après avoir évoqué les premiers temps de l’arrivée des Gitans en Espagne, nous analyserons la législation valencienne les concernant et quelques cas significatifs exhumés des archives, essentiellement des procès criminels. Puis, nous nous intéresserons à l’assimilation, dans les représentations mentales valenciennes, d’un Gitan idéal, c’est-à-dire folklorique et non délinquant, à travers l’analyse de la présence dans les fêtes et les processions de certaines figures de Gitans, imités ou véritables. On peut distinguer avec María Helena Sánchez Ortega8 trois grandes étapes dans l’évolution du traitement législatif réservé aux Gitans dans la Péninsule : une époque de tolérance depuis leur arrivée au début du XVe siècle jusqu’à la reconquête du royaume de Grenade (1492) : les Gitans ont alors le statut de pèlerins et sont bien acceptés. Une fois la Reconquête achevée, à partir du moment où les Rois Catholiques commencent à mener une politique d’unification religieuse et territoriale, la multiplication de ces tribus gitanes et leurs différences culturelles inquiètent. Certes, leur nombre était sans commune mesure avec celui des quelque 300 000 morisques que comptait l’Espagne à la fin du XVIe siècle : le premier recensement de la population gitane dont on dispose date de 1783 ; elle est alors évaluée à 10 000 individus, 7 Sebastián García Martínez, « Otra minoría marginada : los gitanos bajo los Austrias », Primer Congreso de historia del País Valenciano, celebrado en Valencia del 14 al 18 de abril de 1971, 3 vols., Valencia, Universidad, 1976, vol. III, p. 251-269. 8 Sur cette évolution historique, voir María Helena Sánchez Ortega, El problema gitano desde una perspectiva histórica, Madrid, Asociación de Antiguos Alumnos del Instituto Escuela, 1981. 4 chiffre qu’elle devait être loin d’atteindre à la fin du XVIe siècle9. Toutefois, la singularité de leur mode de vie et surtout leurs relations conflictuelles avec le reste de la population étaient souvent source de désordre public. En conséquence, une politique d’ostracisme fut adoptée, visant à les expulser, politique qui sera poursuivie au moyen d’une série de pragmatiques répétitives jusqu’en 1633, date à laquelle Philippe IV, conscient du vide considérable laissé par l’expulsion des morisques, fait disparaître le décret d’expulsion. Commence alors une troisième étape caractérisée par des tentatives d’assimilation à la société vieille-chrétienne de tous les Gitans qui n’ont pas de métier, parlent une langue qui leur est propre – ressentie par les vieux-chrétiens comme un jargon –, et sont vêtus à leur façon10. Cette troisième période finirait, selon Teresa San Román, avec la pragmatique de Ferdinand VI de 1749 qui ouvre une époque d’assimilation forcée assortie de coercition et de menaces11. Tel est le cadre général dans lequel s’insère notre étude. Les premiers temps L’origine des Gitans a donné lieu à toutes sortes de conjectures, et cela dès le XVIIe siècle, comme le montre par exemple, un imprimé datant de cette époque, dont l’auteur, anonyme, se perd en hypothèses à leur sujet12. S’y trouvent reflétées toutes les représentations mentales que la uploads/Histoire/ bohemiens-6.pdf
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- Publié le Apv 19, 2021
- Catégorie History / Histoire
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