1 Giacomo Todeschini Les pauvres et l'indignitas dans la canonistique avant le

1 Giacomo Todeschini Les pauvres et l'indignitas dans la canonistique avant le XIIe siècle (testo presentato nell’ambito del convegno Richesse, pauvreté et exclusion dans les sociétés du haut Moyen Âge, Reims 2016, in corso di stampa) Le lexique de la pauvreté entre neuvième et onzième siècle nous présente une gamme terminologique variable, résumée en gros par le mots pauper/pauperes, indigens/indigentes, egenus/egeni, inops/inopes1. Il faut quand même adjoindre à cette gamme assez connue et très répandue d’Augustin jusqu’à la canonistique du douzième siècle, quelque autre terme, vilis/viles, infamis/infames, ignotus/ignoti, indignus/indigni2 signifiant en soi la condition d’impotence sociale et de privation économique en tant qu’indigne de confiance. Cette série de définitions de la pauvreté comme condition suspecte est résumée par la périphrase dignam conversationem non habentes3 ou bien non bonae conversationis4. Bien que les historiens très souvent apparaissent oublier cet aspect du vocabulaire de la pauvreté qui souligne dans cette condition, en certains cas, une indignité civique et morale en soi découlant en même temps de la bassesse des travaux avec lesquels les pauvres organisent leur survie5, et de la manifeste ignorance des pauvres au regard des règles de foi et sociabilité contrôlées par les seigneurs des jeux et des rituels sociaux et politiques, il semble tout à fait difficile et contradictoire séparer nettement ces deux types de définitions dans le contexte qui, jusqu’à Gratien, compose graduellement ce qu’on désigne comme Droit canon. Il faut se rappeler avant tout que l’archétype discursif augustinien avait transmis au discours législatif produit par les églises d’Occident une notion de pauvreté 1 M. Mollat ed., Études sur l'histoire de la pauvreté, Paris, PUF, 1974 ; S. Todd Lowry, Barry Lewis John Gordon edd., Ancient and Medieval Economic Ideas and Concepts of Social Justice, Leiden, Brill, 1998; S. A. Farmer ed., Approaches to Poverty in Medieval Europe. Complexities, Contradictions, Transformations, c. 1100–1500, Turnhout, Brepols, 2016. 2 G. Todeschini, Au pays des sans-nom. Gens de mauvaise vie, personnes suspectes ou ordinaires du Moyen Âge à l’époque moderne, Paris, Verdier, 2015 (ed. italienne, Bologna, il Mulino, 2007). 3 Epistola Decretalis Stephani Papae Hilario Episcopo Directa, Quid sint infames: “Hi omnes nec ad sacros gradus debent provehi, nec isti nec liberti neque suspecti nec rectam fidem vel dignam conversationem non habentes summos sacerdotes possunt accusare” (http://www.pseudoisidor.mgh.de/html/047.htm) 4 G. Martinez Die zed., La Colección canónica hispana. II.Colecciones derivadas, p. 120: “Qui non bonae conversationis sunt clericos non accusent ...”; Collectio capitularium Ansegisi (MGH, Capitularia regum Francorum, Nova series, Hannover 1996, p. 454): “XXXV. De his qui non sunt bonae conversationis”. 5 G. Todeschini, Servitude et travail à la fin du Moyen Âge La dévalorisation des salariés et les pauvres « peu méritants », « Annales HSS » janvier-mars 2015, n° 1, p. 81-89. 2 économique en soi ambiguë puisque radicalement connectée à la parallèle notion de pauvreté de foi. Dans son commentaire au psaume 93, en faites, Augustin avait posé une question cruciale : Qui sunt pauperes? Qui sunt inopes? Qui spem non habent nisi in illo solo, in quo solo spes non fallitur. Adtendite fratres qui sunt pauperes et inopes. Non omnino pauperes qui nihil habent, videntur dici ab Scriptura, quando laudantur pauperes.6 L’idée d’une pauvreté, voire d’une impuissance déterminée par la misère quotidienne, pouvait donc renvoyer au problème de l’attitude mentale et morale des pauvres, mais surtout à leur capacité de croire, à leur foi, c’est-à-dire à leur réelle appartenance à une paroisse voire à une église territoriale. De ce point de vue, le pauvre méritant, et somme toute le vrai pauvre devenait ce qui, bien que miséreux, se reconnaissait et en même temps était reconnaissable comme fidèle su Seigneur, brebis protégé par un pasteur et à son tour, comme avait très clairement affirmé l’Évangile de Jean, capable de le reconnaître comme pastor. Comme le dira la chronique de Montecassino plusieurs siècles après Augustin, dans le climat post-grégorien qui accompagne la fabrication du code canonique, il y a parmi les pauvres, des pauvres substantia pauperes mais pauperiores fide.7 Si on a clairement devant les yeux cette distinction déjà patristique, mais en suite développée dans une perspective juridictionnelle par les conciles visigothiques et franques, et finalement réorganisée en termes spécifiquement juridiques par la doctrine ecclésiologique des évêques carolingiens dans le contexte polémique qui aurait caractérisé l’épiscopalisme des textes pseudo-isidoriens et d’Hincmar de Reims, on peut bien comprendre que la double représentation des pauvres ainsi qu’on la retrouvera dans les écrits de Rathier de Vérone et puis dans la canonistique du onzième siècle préliminaire au Décret, plonge ses racines dans le discours canonique qui évolue surtout entre neuvième et onzième siècle, concernant d’un côté la gestion du patrimoine sacré des églises et de l’autre le droit des églises d’administrer le peuple des chrétiens soit d’un point de vue fiscal soit d’un point de vue judiciaire. 6 Augustin d’Hippone, Enarrationes in Psalmos, 93, 7, 36 ss. dans Aurelii Augustini Opera Pars X, 2 ed. Dekkers = CCsl XXXIX, Turnhout, Brepols, 1956, p. 1308. H. Rondet, Richesse et pauvreté dans la prédication de Saint Augustin, "Revue d'Ascétique et de Mystique" 30 (1954), 193-231 ; P. Allen, B. Neil, W. Mayer, Preaching Poverty in Late Antiquity: Perceptions and Realities, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, 2009 ; V. Toneatto, Les Banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (IVE- début du IXE siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012 ; P. Brown, Through the Eye of a Needle: Wealth, the Fall of Rome, and the Making of Christianity in the West, 350-550 AD, Princeton, Univ. P., 2013. 7 Chronica monasterii casinensis III 57, MGH Scriptores XXXIV, Hannover 1980, p. 437. 3 On pourra donc détecter soit dans les additamenta aux lois de Louis le Pieux, soit dans le texte des collections attribuées au Pseudo Isidore, une évidente préoccupation des législateurs ecclésiastiques – qui arrivera jusqu’aux Décrets de Burchard de Worms et d’Yves de Chartres – pour ce qui concerne la présence dans l’espace sacerdotal et procédural des gens viles quaeque et servili condicione, des hommes ex suspicione conversationis pravae et naturae8. Il ne faut pas, quand même, mésinterpréter le sens de ces prohibitions faites aux pauvres en tant que inferiores de témoigner contre les supérieurs ou d’entrer dans l’ordre clérical (ad presbyteratus ordinem). Si, en fait, à une première lecture ces dispositions ont à faire uniquement avec l’illégitimité des personnes abjectes en tant que asservies ou suspectes dans l’espace sacerdotal et seigneuriale et donc avec l’impossibilité de les admettre dans le périmètre élitaire de la confiance, une analyse plus attentive des textes révèle, dans le choix même du vocabulaire utilisé pour décrire les relations entre sujets appartenant aux différentes couches sociales, un vocabulaire caractérisé par des mots-clés comme vilis, servilis et pravus, la volonté des auteurs des textes de rapprocher des catégories humaines très différentes, dans une condition caractérisée simultanément par la pauvreté et l’infériorité: les gens d’origine et naissance incertaine, les serfs, les criminels, les personnes exerçant un métier déshonorant. Le mot indignitas semble, en cette lumière, le mot résumant, en force de son appartenance au lexique ecclésiologique de l’admissibilité, la série hétérogène des situations de pauvreté autrement non représentables par le vocabulaire désignant les pauvres an tant que sujets dignes d’une tutelle, voire d’une protection par les églises, dignes donc d’être sustentés en tant que mineurs en leur réservant une partie des substances sacrées. La proximité souvent soulignée par les textes ecclésiastiques du neuvième siècle entre servitude et vilitas, mais aussi, plus spécifiquement, entre naissance honteuse et illégitime (manzeres, 8 MGH, Capitularia regum francorum, I, 173, p. 436 : “Quapropter et nos ob amorem et honorem dei ac domini nostri Jesu Christi et ob exaltationem sanctae matris nostrae catolicae ecclesiae, quae est corpus ejus, in qua et nos membrum ipsius per bona opera effici cupimus, consuetudinem pravam et valde reprehensibilem , qua usque in praesens viles quaeque et servili condicione obligatae personae ad presbyteratus ordinem passim admittebantur, abolere cupientes, congregatis undique sanctarum ecclesiarum rectoribus, episcopis videlicet et abbatibus, et adunato sollemniter populi nostri conventu, conpertaque omnium super hujusce modi negotio voluntate, adnuente adque consentiente et quod his majus est, etiam petente sacrosancti concilii devota atque concordi unanimitate, statuimus atque decrevimus, ut abhinc in futurum nulla vilis et servili condicioni obnoxia persona ad gradum presbyterii adspirare permittatur”; II (Capitula singillatim tradita et Hludovico Pio vel Hlotario adscripta), p. 334: “De non accipiendis qualiscumque personibus in iuditio, in accusation et testimonio. Hoc sancimus ut in palatiis nostris ad accusandum et iudicandum et testimonium faciendum non se exhibeant viles persones et infames, histriones scilicet, nugatores, manzeres, scurrae, concubinarii, neque ex turpium feminarum commixtione progenitii aut servi aut criminosi. Frequenter enim homines huiusmodi ex suspicione conversationis pravae et naturae, ut inferiors non videantur, quod placet asserere nituntur contra digniores”. 4 ex turpium feminarum commixtione progeniti), servitude et criminalité (infames, criminosi) et métiers déshonorants récapitulés et emblématisés par l’art scénique (histriones), révèle l’existence, dans le flux textuel qui forme graduellement l’arsenal des définitions qui sera utilisé au douzième siècle par les codificateurs du Droit canon, d’une représentation de la pauvreté comme infériorité et dépendance sociale douteuse et potentiellement uploads/Histoire/ aula-5-todeschini-les-pauvres-et-lindignitas-dans-la-canon.pdf

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  • Publié le Mar 16, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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