1 Brève histoire des idées linguistiques L’histoire de la discipline observe tr
1 Brève histoire des idées linguistiques L’histoire de la discipline observe trois temps. Depuis l’Antiquité et jusqu’aux Lumières, la réflexion linguistique existe certes, mais reste soumise à des préoccupations qui lui sont étrangères : religion, droit, enseignement, politique, et surtout philosophie. Au fil du XIXe siècle et jusqu’à Saussure, la linguistique s’émancipe et s’institutionnalise en devenant une discipline universitaire autonome. Après Saussure, l’histoire de la linguistique du XXe siècle s’énonce en termes d’écoles, de théories et de programmes de recherches. De l’Antiquité aux Lumières Tendances générales De l’Antiquité aux Lumières, la réfl exion linguistique est secondaire et discontinue. Elle est secondaire dans la mesure où elle n’est pas une fi n en soi, étant toujours stimulée par des préoccupations qui ne sont pas proprement linguistiques. Ce sont par exemple des préoccupations religieuses : une longue tradition de grammairiens hindous que l’on peut faire remonter au XIIe siècle av. J.-C. et dont il nous est resté notamment les Huit Livres de Panini (IVe siècle env. av. J.-C.), s’est efforcée de décrire très minu- 6 INITIATION À LA LINGUISTIQUE tieusement le sanskrit, ancienne langue de l’Inde. Il s’agissait de faire face aux évolutions phonétiques et grammaticales qui affectaient la langue, afi n de garantir aux textes sacrés une interprétation et une prononciation correctes qui conditionnaient la validité des cérémonies. La réfl exion linguistique peut aussi procéder de préoccupations pédagogiques : dans l’Antiquité ou au Moyen Âge, la rédaction de grammaires était destinée à l’apprentissage de la langue. Ce peuvent être également des préoccupations politiques : au XVIe siècle, la codifi cation des langues européennes par la rédaction de grammaires obéissait à une volonté de centralisation du pouvoir. Corollairement, la réfl exion linguistique est discontinue parce qu’elle est stimulée de façon contingente et donc ne se capitalise pas. Tel fait linguistique sera particulièrement étudié ici, tel autre là. C’est le cas du traité de Panini qui ne trouvera une exploitation linguistique que 2200 ans plus tard avec l’avènement de la grammaire comparée. La préhistoire de la linguistique s’étend ainsi sur près de vingt-cinq siècles de réflexions hétéroclites qui font dire à P. Swiggers, historien de la discipline, que « l’histoire de la pensée linguistique est faite non d’une accumulation longitudinale de savoirs exploités en continuité, mais d’une combinaison d’apports latéraux et de superpositions, qui ne se recouvrent jamais parfaitement, et qui véhiculent des contenus doctrinaux souvent disparates. Mais la pensée linguistique retrouve une unité dans la mémoire qu’elle s’est constituée de ces méandres et de ces interstices : mémoire sélective, et dont certaines parties ne sont guère activées à telle ou telle époque, mais une mémoire qui a modelé notre conception du langage, et notre idée de la façon/des façons dont on peut l’étudier » (P. Swiggers, Histoire de la pensée linguistique, PUF, 1997, p. 263). La diversité et la discontinuité n’excluent donc pas la strati- fi cation, une stratifi cation de concepts et d’orientations théoriques et métho dologiques dont la linguistique contemporaine est l’héritière. C’est la raison pour laquelle une bonne compréhension des enjeux de la linguis tique au XXe siècle impose un bref rappel de certains des éléments constitutifs de cette mémoire sélective accumulée au fi l des siècles. PREMIÈRE PARTIE. FONDEMENTS THÉORIQUES 7 L’Antiquité La réfl exion linguistique procède avant tout de préoccupations philo- sophiques qui tentent d’articuler langage, pensée et réalité. La parole refl ète-t-elle la pensée et la réalité ? La pensée précède-t-elle la parole ? Y a-t-il concomitance ? Existe-t-il une pensée extérieure au langage ? La relation du mot à la chose est-elle nécessaire ? C’est dans ce contexte que deux controverses se font jour en Grèce dès les débuts de l’époque classique (VIe et V e siècles av. J.-C.), en même temps qu’une conscience linguistique accrue. La première oppose ano malistes et analogistes : pour les uns, la langue n’est qu’usage et exceptions ; pour les autres, elle se caractérise par son organisation, sa cohérence et sa régularité. Ce débat qui, dans l’Antiquité, oppose Stoïciens et Alexandrins, perdure jusqu’au Moyen Âge. La deuxième controverse, dont le langage n’est qu’un aspect, eut une fortune plus pérenne encore que la première. Elle porte sur l’origine des normes et insti tutions en vigueur dans une société : proviennent-elles de la nature même des choses en s’imposant à nous de fait (principe de l’arbitraire), ou bien résultent- elles d’une convention explicite ou non passée entre les hommes ? Ce questionnement appliqué à l’origine du langage est le thème du Cratyle de Platon qui expose les deux thèses sans vraiment trancher. Ce débat d’une longévité remarquable connaîtra une étape décisive avec Saussure qui défend le principe de l’arbitraire du signe (voir p. 49). Ce sont encore des préoccupations philosophiques qui incitent à rechercher des articulations entre catégories de pensée et catégories dans le discours. Dans ce domaine, Aristote est le premier à proposer un clas sement des composantes du discours, qu’on appellera plus tard parties du discours. On en doit le modèle le plus abouti au grammairien alexandrin Denys le Thrace (env. 170-90 av. J.-C.), dont la propose un classement devenu classique en huit parties du discours : nom, verbe, participe, article, pronom, préposition, adverbe et conjonction. Du reste, cette grammaire infl uencera toute la réfl exion linguistique à venir tant par son approche systématique que par la terminologie qui y est proposée. 8 INITIATION À LA LINGUISTIQUE Ce sont là les prémices d’une émancipation relative du linguistique, même si les grammaires qui fleurissent à la suite de celle de Denys le Thrace ont une visée principalement éducative : nous en sommes alors aux débuts de la philologie (étude, connaissance et interprétation des textes) qui requiert une description de la langue aussi précise que possible. Par la suite, les grammairiens latins n’innovent guère. La préoccupation d’un Varron (116-27 av. J.-C.) par exemple consiste surtout à transposer en l’adaptant au latin les acquis de la description du grec, avec les limites que cela implique : en dépit de similitudes nombreuses et importantes entre les deux langues, la description du latin ne saurait se fondre dans le moule descriptif élaboré pour le grec. Pour cette raison, l’Antiquité latine donne lieu à peu de découvertes importantes, mais elle voit se développer un travail conséquent de formalisation dans un souci pédagogique de description et d’exhaustivité qui caractérise en particulier l’Ars grammatica de Donat (IVe siècle) ou le volumineux Institutiones grammaticae de Priscien (Ve-VIe siècles). Ce sont deux ouvrages qui serviront à l’enseignement du latin littéraire classique au Moyen Âge, et même de modèle pour des grammaires de langues nationales. Le Moyen Âge Latin et langues vernaculaires Les grammaires se christianisent : le latin demeure l’objet privilégié de la description grammaticale, mais les exemples sont davantage puisés dans la Vulgate (version latine de la Bible) que chez les auteurs classiques. Les grammaires de référence demeurent celles de Donat et Priscien, ou du moins des adaptations de celles-ci. Le nom même de Donat finit par désigner des manuels de grammaire des langues vernaculaires (les langues effectivement parlées dans le pays). D’ailleurs, celles-ci commencent à faire l’objet de tentatives de des- cription dont on donnera quelques exemples. Le premier traité d’une langue d’Europe occidentale qui nous soit parvenu date du début du PREMIÈRE PARTIE. FONDEMENTS THÉORIQUES 9 VIIe siècle, et il s’agit d’une transposition au celte de la terminologie latine. Vers 1000, un abbé anglais nommé Aelfric ajoute quelques commentaires à sa traduction-transposition anglaise de Priscien. Au XIIe siècle en Islande, un anonyme rédige un traité grammatical conte- nant une théorie phono logique qui demeure longtemps inégalée et qui n’est publiée qu’en 1818 (nouvel exemple de la discontinuité de la linguis tique dans son histoire). En Italie, le De vulgari eloquentia (v. 1304) de Dante s’efforce de recenser les différents dialectes italiens. Dans le monde d’oc, l’existence de deux traités grammaticaux dès le milieu du XIIIe siècle ainsi que Las Leys d’Amors (1356) qui contiennent une grammaire de l’ancien provençal et une description phonétique, indiquent un intérêt croissant pour les langues vernaculaires. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette émancipation. À la nécessité constante de l’apprentissage des langues s’ajoute le fait que celles-ci sont désormais trop éloignées du latin pour se laisser décrire à travers lui. Le Moyen Âge voit ainsi émerger une conscience linguistique qui se traduit par une abondante littérature en langue vernaculaire. Grammaires spéculatives Les réfl exions sur la langue restent dans une large mesure soumises à la philosophie. La philosophie scolastique en particulier reproche aux grammaires latines d’être exclusivement descriptives, et de ne proposer aucune réflexion analytique et théorique. C’est dans ce contexte que se développent dans la seconde moitié du XIIIe siècle les grammaires spéculatives (du latin speculum, « miroir »). Bon nombre de traités étant intitulés De modis significandi, ces grammaires reçoivent également l’appellation de grammaires modistes. Celles-ci se donnent une double exigence de scientifi cité et d’universalité de l’objet et des méthodes, ce qui conduit à des thèses universalistes, d’après lesquelles, en reprenant la formule célèbre de Roger Bacon (1214- 1294), précurseur des modistes : « la grammaire est substantiellement la même uploads/Histoire/ breve-histoire-des-idees-linguistiques-pdf 2 .pdf
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- Publié le Mai 05, 2021
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