L'histoire et la méthode en urbanisme Le mot urbanisme, créé dans la deuxième m
L'histoire et la méthode en urbanisme Le mot urbanisme, créé dans la deuxième moitié du xixe siècle1, consacre l'ap- parition d'un discours spécifique sur l'urbain et d'une approche radicalement neuve de la ville comme objet : attitude instaurée par la grande coupure de la révolution industrielle, et dans laquelle il faut voir la répercussion des transformations tech- nologiques, économiques et démographiques, qui ont fait surgir une nouvelle pro- blématique de l'urbain et lire également la dimension critique qui désormais affec- tera les rapports de la société occidentale avec ses productions. Le discours sur l'urbain prétendit d'emblée se constituer en science et construi- sit à cette fin des modèles sur lesquels fonder l'urbanisme qui en est l'application pratique. Nous avons montré ailleurs 2 comment furent ainsi élaborés deux types de modèles et comment ceux-ci masquaient en fait deux idéologies que nous avons pu mettre en évidence en remontant plus avant dans le xixe siècle, et en analysant le corpus d'écrits dont nous avons désigné l'ensemble sous le concept de pré-urba- nisme : discours non pas de praticiens, mais de penseurs ou de réformateurs sociaux, discours coupé de la pratique, mais qui n'en ont pas moins constitué, avec les carac- tères qu'ils garderont jusqu'à notre époque, les deux grands modèles de planifica- tion que nous avons nommés progressiste et culturaliste. Rappelons-en très schématiquement les traits. Le premier nous ont été légué par les socialistes-utopistes Fourier et Owen et leurs disciples. Il est sous-tendu par l'image d'un homme-type qui exprime l'universalité de la raison, par la foi dans le progrès et un sentiment aigu de la modernité. Ses valeuis pratiques sont l'hygiène et le îendement. 1. Selon G. Bardet, il apparaît pour la première fois en français en 1910 dans le Bulletin de la Société géographique de Neufchâtel. Mais ses équivalents, Stàdtebau et city-planning (autres néolo- gismes) sont alors en usage depuis plusieurs décennies et, surtout, Idelfonso CERDA a explicitement proposé dans sa Teoria gênerai de Urbanizaciôn, en 1867, la création d'« una palabra nueva », urbanizaciôn, et de ses dérivés urbanizar, urbanizador et ciencia urbanizadora pour désigner « una materia completamente nueva, intacta, virgen ». 2. L'urbanisme, utopies et réalités, Le Seuil, Paris, 1965. 1143 Downloaded from https://www.cambridge.org/core. Tufts Univ, on 01 Aug 2018 at 13:23:59, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.3406/ahess.1970.422350 PROBLÈMES Son espace est éclaté et sans limites, classé, standardisé et géométrisé : A. Soria y Matta 1, Tony Garnier puis les urbanistes des Ciam en ont tenté la réalisation. Le modèle culturaliste ressortit à la pensée de Ruskin et de William Morris. Il est au contraire sous-tendu par l'image de la belle totalité culturelle des cités anciennes et vise la réalisation harmonieuse de la personne totale. Son espace est bien circons- crit, continu, différencié et clos. Son plus illustre théoricien-praticien fut Camillo Sitte. Urbanistes culturalistes et urbanistes progressistes ont témoigné d'une atti- tude bien différente à l'égard de l'histoire. Tandis que les premiers y faisaient large- ment appel pour construire leur modèle, les seconds en récusaient la valeur heuris- tique. Nous nous proposons ici de montrer dans un premier temps comment ces deux attitudes divergentes ressortissent, en fait, à une même approche épistémo- logique de l'objet urbain, qui leur fait également méconnaître (par excès ou défaut) le sens d'une contribution de l'histoire aux études urbanistiques. De fait, et malgré quelques anticipations méthodologiques apparues subrepticement dès le xixe siècle, l'histoire ne pouvait être intégrée dans le discours sur l'urbain que si celui-ci opé- rait une révolution épistémologique qui le situât de plain-pied avec les sciences humaines contemporaines. Dans un second temps nous voudrions montrer comment les travaux de l'an- thropologie et de la linguistique structurales ont rendu cette révolution possible. La planification urbaine pouvant aujourd'hui être structurée selon des cadres con- ceptuels radicalement neufs, l'histoire nous semble dès lors appelée à jouer dans la recherche urbanistique un rôle fondamental dont nous tenterons d'esquisser les principales facettes. I Camillo Sitte (1843-1903), l'initiateur de l'urbanisme culturaliste, était à la fois architecte et historien d'art2. Il consacra une partie de son existence à analyser in situ et exécuter des relevés d'aménagements urbains anciens. Son œuvre majeure, Der Stâdtebau nach seinen kunstlerischen Grundsâtze3, eut pour origine la colère de Sitte devant le « massacre » de Vienne par le plan de remodèlement ratifié en 1858 par François-Joseph. Dans ce manifeste de l'urbanisme culturaliste, Sitte érige en modèle la somme d'information que lui ont livrée les travaux de l'archéologie con- temporaine, ses propres relevés ou les commentairs des Anciens, Aristote, Vitruve, Alberti. Il sait pourtant que ces types d'organisation de l'espace sont liés à la parti- 1. 1844-1920, politicien, philosophe et journaliste espagnol qui fut aussi un théoricien des modes de communication et finit par se consacrer au problème du trafic urbain. Le Corbusier lui a emprunté, sans le nommer, une partie de ses idées et en particulier le concept de cité linéaire. Sur son œuvre, jamais citée dans la littérature en langue française, voir George R. COLLINS, « Linear Planning Throughout the World », in Journal of the Society of Architectural Historians, octobre 1959, et surtout George R. COLLINS et Carlos FLORES, « Arturio Soria y la Ciudad^lineal », Revista de Occi- dente, Madrid, 1968. 2. Il enseigna même l'histoire de l'art. Il participa avec son maître R. Eitelberger à la rédaction des Quellenschriften (documents importants pour l'histoire du Moyen Age) et préparait à l'époque de sa mort une monumentale Histoire de l'art, marquée en particulier par l'influence de Richard Wagner. 3. 1889. La traduction française publiée par Ch. Martin en 1902 est malheureusement complètement tronquée. G. R. et C. Collins ont publié la première traduction anglaise critique, assortie d'une remarquable étude sur Sitte : City Planning According to Artistic Principles, et Camillo Sitte and the Birth of Modem City Planning, Random House, New York, 1965. 1144 Downloaded from https://www.cambridge.org/core. Tufts Univ, on 01 Aug 2018 at 13:23:59, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.3406/ahess.1970.422350 L'HISTOIRE ET LA MÉTHODE EN URBANISME F. CHOAY cularité de communautés culturelles disparues. Il est conscient que la vie publique ne se passe plus à l'extérieur. (« Qu'y pouvons-nous, si les événements publics sont aujourd'hui racontés dans les journaux au lieu d'être proclamés, comme autrefois en Grèce et à Rome, par des crieurs publics dans les thermes ou sous les portiques ? Qu'y pouvons-nous si les marchés quittent de plus en plus les places... si les fontaines n'ont plus qu'une valeur décorative?»). Ce nonobstant, Sitte conçoit l'espace urbain comme un contenant. Et pour lui la puissance de l'esthétisme est telle que la forme du contenant pourra être dissociée de son contenu. Les anciennes structures urbaines se verront attribuer une valeur en soi, indépendante de toute référence signifiante à l'actualité. Ainsi les principes d'organisation spatiale des acropoles et des agoras antiques ou bien des anciennes places de Mantoue, Padoue, Florence, Pise, Parme ou Nuremberg seront directement projetés par Sitte et ses disciples dans les exten- sions d'Altona, de Munich ou de Dessau. Les mêmes structures dégagées des mêmes images urbaines vont être également transposées dans les premières garden-cities, par le canal de Der Stâdtebau devenu la bible des théoriciens et réalisateurs anglais : Ebenezer Howard, malgré son obses- sion de l'hygiène et du contact avec la nature, est marqué par Sitte autant que Ray- mond Unwin1, l'architecte qu'il choisira pour réaliser la première garden-city, Lech- worth. Mais, on pourrait penser que Patrick Geddes a su s'évader complètement du carcan sittesque et qu'il inaugure un rapport nouveau des urbanistes avec l'his- toire. Le titre même de son livre, Cities in Evolution 2, semble l'indiquer, où il invoque explicitement le patronage spirituel de son maître Darwin et de Bergson et où il dégage pour la première fois le concept de survey. On se rappelle que pour Geddes tout projet d'extension urbaine exige une enquête exhaustive (survey) préalable, portant sur le passé et le présent de la ville en cause. Par rapport à Sitte, non seule- ment le survey élargit le champ de l'histoire à l'ensemble des institutions (écono- miques, politiques, technologiques, etc..) mais il intègre également le présent. Il doit ainsi, dans l'esprit de son inventeur, permettre de saisir le caractère original d'une cité et de son développement, afin que l'élan créateur de l'urbaniste puisse en développer l'esprit et la logique propre. On observera que l'attitude esthéti- sante à l'égard de la ville se réintroduit ici par le biais de la conception de l'urba- niste comme créateur-artiste. Mais surtout la méthode du survey fonctionne au niveau monographique du cas particulier. La ville est à chaque fois conçue comme un individu, une personne 3. Dans la pratique de l'urbanisme (qu'il propose de nommer polistique) il échoue à sortir du particulier pour dégager des structures générales : fait d'autant plus paradoxal que nous devons à Geddes — grand créa- teur de néologismes — les concepts d'ères paléotechnique et néotechnique, de même que celui de conurbation. La saisie de ces grands bouleversements structurels n'a pas eu d'impact sur sa vision de la ville : uploads/Histoire/ choay-f-1970-l-x27-histoire-et-la-methode-en-urbanisme.pdf
Documents similaires










-
63
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Aoû 27, 2021
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
- Taille du fichier 0.9122MB