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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : info@erudit.org Article « Clausewitz et notre temps » Raymond Aron Études internationales, vol. 43, n° 3, 2012, p. 339-370. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/1012810ar DOI: 10.7202/1012810ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Document téléchargé le 4 November 2016 06:20 Clausewitz et notre temps 1 Raymond ARON L’œuvre de Clausewitz, comme toutes les grandes œuvres de philosophie et surtout de philosophie politique, se prête à des lectures multiples. Relire Clausewitz : depuis vingt-cinq ans le conseil a été suivi, en France et plus encore aux États-Unis et en Grande-Bretagne, pour beaucoup de ceux qui ont voulu penser la guerre. M. Camille Rougeron a intitulé « Actualité de Clausewitz » l’introduction écrite pour la traduction française du livre, plus souvent cité que compris, De la guerre (Vom Krieg). Il a cherché la preuve de cette actualité dans quelques no- tions ou propositions célèbres : supériorité de la défensive sur l’offensive, point culminant de l’offensive, défense d’une frontière montagneuse sur le versant ami, inviolabilité des fronts solidement fortifi és. Si suggestifs soient-ils, ces commentaires présentent un inconvénient : ils concernent des problèmes strictement militaires, dont la solution dépend de données variables, à savoir l’état de la technique du combat. Les propositions re- latives à la défense d’une frontière montagneuse ou d’une ligne de fortifi cations ont pu être vérifi ées maintes fois, au cours de l’histoire, jusqu’à notre temps in- clusivement. Ces sortes de régularités, historiques ou sociologiques, demeurent- elles vraies dans n’importe quel contexte, même quand le feu devient atomique et le mouvement aérien ? La victoire israélienne dans la guerre des Six Jours, en juin 1967, ne réfute pas le principe – réservons provisoirement la signifi cation exacte de ce mot – de la supériorité de la défensive sur l’offensive. Encore faut-il interpréter ce principe, reprendre les arguments sur lesquels Clausewitz le fonde afi n de préciser les conditions dans lesquelles il demeure valable. Manifeste- ment, les chapitres consacrés au cantonnement des troupes ou au passage des fl euves n’intéressent plus guère que les historiens de l’art de la guerre (pour user de l’expression d’Hans Delbrück, Kriegskunst). En fait, tantôt Clausewitz se donne par la pensée des États et des armées qu’il connaît, États européens (cf. par exemple Livre VI, 62) pratiquant la diplo- matie ou la guerre selon certaines coutumes ou règles non écrites, armées qui se déplacent à pied et dont les étapes quotidiennes ne dépassent pas les forces du fantassin, tantôt, à partir de son expérience historique, il écrit en philosophe et il 1. Note de la rédaction : Raymond Aron a écrit sur la page de garde du dossier comprenant le manuscrit : « Clausewitz et notre temps (manuscrit de l’été 1969) manque une conclusion et peut-être une analyse de la guerre prolongée dans le style de Marx ». L’édition de ce texte a été effectuée par Elisabeth Dutartre-Michaud et Jean-Vincent Holeindre. Ces derniers ont inséré quelques notes de bas de page relatives au manuscrit original, lesquelles sont signalées par l’abréviation NdlR. Les autres notes sont d’Aron lui-même. 2. Raymond Aron a utilisé la traduction francaise de De la guerre par Denise Naville, en la mo- difi ant légèrement la plupart du temps. Le texte allemand, indiqué par les initiales T. A., est cité dans l’édition publiée en Allemagne de l’Est en 1957. Sur l’usage des différentes éditions de Clausewitz par Aron, voir Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz. Vol. 1 : L’âge européen, Paris, Gallimard, 1976, p. 8. (NdlR). Revue Études internationales, volume XLIII, no 3, septembre 2012 340 Raymond ARON élabore des concepts ou formule des propositions que la diversité historique des institutions ou des idées ne saurait infi rmer ou rendre anachroniques. L’actualité de Clausewitz, il convient de la saisir non dans des remarques, marginales ou épisodiques, auxquelles les événements postérieurs ont donné une résonance particulière, non pas même dans des régularités de l’histoire militaire par les- quelles Clausewitz justifi e une doctrine stratégique ou tactique, mais dans le système de pensée, dans la structure conceptuelle de l’œuvre, dans la question centrale que l’offi cier prussien, admirateur-ennemi de Napoléon, s’est posée et a résolue. Cette règle de relecture s’impose avec d’autant plus d’évidence que la conjoncture historique après 1815, milieu et origine de la méditation de Clausewitz, ressemble à certains égards à la conjoncture après 1945. Au lendemain de la tour- mente révolutionnaire et impériale, et de même au lendemain de la deuxième guerre de Trente Ans, l’humanité, ivre de violence, recrue d’horreur, s’interroge sur elle- même, sur sa fureur apaisée, sur les causes ultimes des batailles dont la grandeur fas- cine, dont la cruauté terrifi e. La révolte, politique autant que morale, contre le coût des confl its menés jusqu’au bout, jusqu’à l’écrasement total d’un des belligérants, réveille la nostalgie des temps anciens, des régimes policés qui, par coutume ou par sagesse, limitaient l’intensité et, du même coup, les ravages des combats. Le contraste entre les guerres en dentelles du 18e siècle et les guerres na- poléoniennes, entre la modération des guerres européennes de 1815 et 1914 et l’ampleur hyperbolique des guerres déclenchées entre 1914 et 1939 (ou de la guerre déclenchée en 1914 et qui se termine en 1945) offre au philosophe le point de départ, le thème de sa réfl exion. Ce dernier ne se demande pas, à la manière du moraliste ou du politique, s’il faut préférer les guerres limitées aux guerres hyperboliques ou inversement celles-ci à celles-là, il se demande quand et pour- quoi les guerres deviennent hyperboliques, quand et pourquoi elles demeurent limitées. Simultanément, il cherche le concept sous lequel subsumer à la fois les uns et les autres. La première question ressortit à la sociologie historique, la deuxième à la théorie pure ou à la philosophie. Comme Clausewitz ne distingue pas explicitement ces deux questions, la théorie désigne les réponses données tantôt à la pensée, tantôt à la seconde, voire les conseils (ou la doctrine) qui s’en déduisent. Enfi n, Clausewitz, tout au long du livre II, précise la nature et les limites de la théorie par rapport à la pratique, à l’action du chef militaire en une conjonc- ture singulière. La théorie doit être un mode de considération (Betrachtung) et non pas un enseignement (Lehre)3. Étude analytique, elle décompose le donné complexe pour examiner un à un les facteurs principaux et parvenir à des vérités générales (allgemeine Wahrheiten). Elle contribue à former l’esprit, à l’entraî- ner pour ainsi dire, « elle est destinée à éduquer l’esprit du futur chef de guerre, disons plutôt à guider son auto-éducation et non à l’accompagner sur le champ de bataille, tout comme un pédagogue avisé oriente et facilite le développement 3. Aron a barré « doctrine » (NdlR). 341 CLAUSEWITZ ET NOTRE TEMPS spirituel du jeune homme, sans pour autant le tenir en laisse tout au long de sa vie4 ». La recherche théorique, celle qui, par l’intermédiaire de l’analyse, tend à la généralité, exige donc, à titre de complément, de confi rmation et de matériel, la critique ou, ce que l’on appellerait en langage moderne, l’étude des cas : la critique historique, telle que Clausewitz l’applique à la conduite des batailles ou des campagnes par les hommes de guerre, fût-ce les plus grands, consiste à dégager les relations entre causes et effets, à déterminer la congruence ou discor- dance entre les moyens employés et les résultats obtenus, à imaginer après coup ce qui se serait probablement passé si d’autres moyens avaient été employés. « La considération critique n’est pas seulement l’examen (Prüfung) des moyens réellement employés, mais aussi de tous les moyens possibles qu’il faut donc d’abord spécifi er, c’est-à-dire imaginer (erfi nden), et d’ailleurs on ne peut jamais blâmer un moyen si l’on est incapable d’en indiquer un autre meilleur5. » Le lecteur familier avec la pensée de Max Weber ne manquera pas d’évo- quer la théorie de la causalité, développée par le sociologue : pour mesurer l’effi - cacité d’un événement, il importe de comparer ce qui se serait passé en l’absence de cet événement ou si cet événement aurait revêtu un autre caractère (défaite au lieu de victoire à Marathon). Clausewitz, comme Max Weber, souligne que la référence à ces consécutions irréelles exige la connaissance de propositions générales. L’un et l’autre soulignent aussi que pour comprendre (Max Weber), pour louer ou blâmer l’acteur (Clausewitz), il faut se mettre par la pensée dans la situation où se trouverait ce dernier : « Si la critique veut prononcer des élo- uploads/Histoire/ clausewitz-et-notre-temps-aron-pdf.pdf

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  • Publié le Sep 14, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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