1 DE LA GRAMMAIRE HISTORIQUE À LA GRAMMAIRE DESCRIPTIVE. LE RÔLE DE LA COMPOSAN
1 DE LA GRAMMAIRE HISTORIQUE À LA GRAMMAIRE DESCRIPTIVE. LE RÔLE DE LA COMPOSANTE HISTORIQUE DANS LES GRAMMAIRES DESCRIPTIVES DE LÉON CLÉDAT Peter LAUWERS (K.U.Leuven – F.W.O.-Vlaanderen) Dans l’histoire de la grammaire française, Léon Clédat occupe une position charnière. Nous avons déjà insisté sur l’extension et l’évolution graduelle dont témoignent ses activités scientifiques (cf. l’introduction à ce volume). Non qu’il ait légué à la syntaxe française un cadre théorique nouveau. Bien au contraire, le modèle dans lequel il s’inscrit est on ne peut plus traditionnel: c’est le modèle appelé Word & Paradigm, modèle dans lequel la syntaxe se résume à l’emploi des parties du discours et des morphèmes qui y sont attachés (cf. Lauwers 2004b). Peut-être son principal mérite réside-t-il dans le fait même de s’être occupé, en tant que professeur de faculté, d’une discipline aussi mal cotée que la grammaire descriptive du français contemporain — qui passait à l’époque pour un art —, et de lui avoir ouvert, progressivement, les colonnes de la RevP. L’une des caractéristiques les plus marquantes de sa méthode, dont Bourquin (2002) a déjà extrait la “substantifique moëlle”, concerne l’intégration d’une composante diachronique dans la description synchronique du français. Sur ce point, les grammaires de Clédat ne font que refléter l’engouement de l’époque pour la perspective historique dans l’enseignement de la grammaire (cf. e.a. Chervel 1977, Chevalier 1985, Desmet – Swiggers 1992, Savatovsky 1998). Dans cette contribution, nous nous pencherons sur le fonctionnement de la composante historique dans les grammaires descriptives de Clédat (2.) et sur les dangers que comporte une telle démarche (3.), qui se trouve aux antipodes du principe saussurien de la séparation de la synchronie et de la diachronie (4.). Mais avant d’examiner le plan microstructurel de la description grammaticale, il convient d’aborder l’objet de l’extérieur, en examinant la production grammaticographique de Clédat à la lumière des rapports entre grammaire historique et grammaire descriptive (1.). 1. De la grammaire historique à la grammaire descriptive 1.1. La Nouvelle grammaire historique du français (1889; 19084) La confection d’une grammaire historique suppose qu’on réponde à au moins trois questions d’ordre méthodologique1: le choix du cadre ou plan, la “profondeur” historique de l’analyse et la directionnalité de la description. Par cadre, il faut entendre l’ensemble des titres constituant la charpente de la grammaire. On ne trouve guère d’exemples de grammaires historiques du français agencées selon la périodisation dictée par l’histoire de la langue (p.ex. la partie 1 Et quelquefois à une quatrième: privilégiera-t-on la filiation formelle (sémasiologique) et/ou la filiation fonctionnelle (onomasiologique)? Cette problématique est thématisée par von Ettmayer (1910) et par Brunot (1922). 2 phonétique chez Meyer-Lübke 1908)2. La plupart des grammaires historiques adoptent un cadre systém(at)ique. Il reste alors à déterminer l’état de langue qui servira de base au cadre. Plusieurs états de langue entrent en ligne de compte: le terminus a quo (le latin (vulgaire) ou l’ancien français, selon le cas), le terminus ad quem (le français moderne), ou, encore, un cadre mixte (qui tient compte des deux termini), comme chez Brunot (1887), par exemple. Le plan de la Nouvelle grammaire historique de Clédat reflète la structure de la langue contemporaine, comme le montrent la présence des articles et la description de la morphologie verbale, par exemple. Outre le problème du cadre, l’auteur doit déterminer quel poids il accordera à chacune des époques de la langue, question qui, bien sûr, concerne surtout le rôle du latin et de l’ancien français. Dans sa grammaire historique, Clédat se limite à dégager les grandes lignes de l’histoire. Il fait le plus souvent l’impasse sur les particularités de l’ancien français, notamment sur celles qui ne sont pas pertinentes pour le présent. Sur ce point, il se distingue, par exemple, de Brunot (1887). Pour n’en donner que quelques exemples, la description de l’ancien français chez Clédat laisse de côté les déclinaisons du nom, la syntaxe des mots invariables et la syntaxe de position. Cela tient en partie au fait que Clédat prévoit une certaine complémentarité entre sa grammaire historique et sa grammaire de l’ancien français: “La présente Grammaire historique part au contraire de la langue moderne pour remonter jusqu’aux origines. Je néglige les particularités de l’ancienne langue qui ont disparu sans laisser de traces et que l’on trouvera signalées dans la Grammaire du vieux français [sic], mais j’insiste sur l’explication historique de la grammaire moderne” (Clédat 19084: V-VI). Pour obtenir une vue d’ensemble, le lecteur est obligé de juxtaposer les deux grammaires, démarche qui est facilitée par les nombreux renvois. Cette complémentarité fonctionne aussi dans l’autre sens. Ainsi, dans sa grammaire de l’ancien français, Clédat (19084: V) “signal[e] au besoin les traces laissées dans la langue actuelle par les anciennes tournures disparues, mais néglig[e] à dessein les particularités grammaticales qui se sont identiquement conservées jusqu’à nos jours”, le but étant de faciliter la lecture de textes en ancien français “en donnant les règles tombées en désuétude, et non d’expliquer la formation des règles que nous appliquons encore” (19084: V). Celles-ci seront en effet traitées dans sa grammaire historique, comme il l’annonce dans la préface de la deuxième édition de sa grammaire de l’ancien français (Clédat 18872, préface). En fait, tant le cadre que la sélection de la matière dans sa grammaire historique sont dictés par le français contemporain. On peut en déduire que, assez tôt, la grammaire historique en France fut en proie à une espèce de manuélisation3 du savoir. Une fois le cadre et la matière sélectionnés, il reste à déterminer la directionnalité qu’on adoptera pour l’exposition des faits. Partira-t-on du latin pour aller au français moderne (directionnalité progressive), ou, remontera-t-on dans le temps à partir de l’état actuel de la langue (directionnalité régressive)? La directionnalité — problème traité dans la célèbre Einführung de Meyer-Lübke (19213 2 Dans la partie phonétique, l’ordre adopté dans la description reflète l’ordre organique du développement de la langue. L’auteur retient cependant la tripartition voyelle / consonne / voyelle non tonique, qui lui apparaît comme une concession faite à ce principe. 3 Avec Chevalier (1985), on peut dire que l’apparence des premières grammaires historiques publiées en France est trompeuse: au lieu de couvrir toute la chronologie, elles sont centrées sur le français moderne et visent un public non spécialisé, les recherches plus pointues et originales se déroulant dans les colonnes des revues. 3 [19011]) — ne dépend pas entièrement du cadre, car, même dans un cadre “systématique” axé sur la langue moderne, on peut incorporer une directionnalité progressive. C’est justement ce qui se passe chez Clédat. Le cadre ‘français’ instaure un mouvement en deux temps: à un moment rétrospectif (les formes latines dont dérivent les formes françaises) succède un mouvement prospectif (l’évolution à partir du latin)4. Prenons, à titre d’exemple, le chapitre sur la morphologie verbale (Clédat 19084: 166-200). Après avoir esquissé dans une introduction (19084: 166-168) les vicissitudes subies par le système depuis la latinité — “les temps du verbe français viennent des temps correspondants du verbe latin, sous les réserves suivantes” (19084: 166) —, Clédat enchaîne par la description détaillée de la morphologie, cette fois-ci à partir d’un cadre “moderne”, qui pour chaque élément poursuit l’évolution depuis le latin (donc: français moderne → latin → français moderne). 1.2. De la grammaire historique à la Grammaire raisonnée (1894a) et la Grammaire classique (1896) Si le cadre de la grammaire historique de Clédat est, malgré tout, un cadre qui rappelle celui des grammaires descriptives, il n’en reste pas moins qu’il est peu étoffé, pour ne pas dire squelettique. Il prend cependant un peu de consistance dans la partie syntaxique de la grammaire. Ainsi, dans le chapitre — fort éclectique — sur la syntaxe du verbe, le cadre “descriptif” est élaboré à tel point qu’il offre pour presque chaque aspect traité une description de l’état actuel de la langue. La part de l’histoire se résume à quelques digressions incrustées dans le texte. Ceci dit, en quoi la Nouvelle grammaire historique diffère-t-elle encore, pour ce qui est de la syntaxe, de la Grammaire raisonnée (= 1894a)5, grammaire qui se veut descriptive et raisonnée (c’est-à-dire expliquée par l’histoire)? Une comparaison s’impose. Étant donné le poids excessif de la partie phonétique/orthographe et l’absence d’une section consacrée à la lexicologie dans la Grammaire raisonnée, nous limiterons la comparaison à la seule section morphosyntaxique6. Comme on pouvait s’y attendre, la part de l’histoire se réduit encore. Prenons le chapitre sur le verbe, qui s’ouvre sur la restriction suivante: “Toutes les formes de nos conjugaisons dérivent de formes latines, mais non pas toujours des formes latines correspondantes. Pour éviter des confusions qu’amenait l’application des lois phonétiques, la langue a créé des temps nouveaux, d’ailleurs formés d’éléments latins; d’autre part, les types de conjugaison, les personnes, les temps ont réagi les uns sur les autres. L’étude de 4 Sur ce point, Clédat suit la plupart de ses contemporains, comme Brunot (1887), par exemple. De façon globale, la directionnalité est prospective, à quelques exceptions près [p. ex. les listes d’emprunts (Brunot 1887: 185-194) et de suffixes (Brunot 1887: 156-162)]. La partie phonétique, qui se prête davantage à un traitement prospectif, est uploads/Histoire/ de-la-grammaire-historique-a-la-grammair-pdf 1 .pdf
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- Publié le Jan 09, 2021
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
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