Revue d’histoire moderne et contemporaine Réinterprétation de la Renaissance ;

Revue d’histoire moderne et contemporaine Réinterprétation de la Renaissance ; les progrès de la capacité d'observer, d'organiser et d'abstraire Jean Delumeau Citer ce document / Cite this document : Delumeau Jean. Réinterprétation de la Renaissance ; les progrès de la capacité d'observer, d'organiser et d'abstraire. In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 14 N°3, Juillet-septembre 1967. pp. 296-314; doi : https://doi.org/10.3406/rhmc.1967.2962 https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1967_num_14_3_2962 Fichier pdf généré le 09/04/2018 CHRONIQUE RÉINTERPRÉTATION DE LA RENAISSANCE ; LES PROGRÈS DE LA CAPACITÉ D'OBSERVER, D'ORGANISER ET D'ABSTRAIRE I. — PROMOTION DE L'OCCIDENT L'histoire réinterprète et se corrige sans cesse. S'agissant de la Renaissance, elle a abandonné l'idée que celle-ci a consisté d'abord et surtout en un retour vers l'Antiquité. Autrement dit elle a vidé le terme « Renaissance » de son contenu traditionnel. Il importe donc de souligner fortement que ce mot magique n'est plus maintenant qu'une étiquette commode. Personne, d'autre part, ne croit plus à une rupture brutale et totale entre une époque médiévale d'obscurantisme et un temps — celui de l'humanisme — qu'aurait favorisé un brusque retour de lumière. Les recherches poursuivies depuis un siècle1 aboutissent, semble-t-il, a une constatation générale qu'on peut énoncer ainsi : Au cours d'une période qu'il faut probablement étendre de 1300 à 1600 2, la civilisation occidentale, riche de l'héritage antique et de toute l'expérience chrétienne et médiévale s'est progressivement transformée, au point de distancer largement et les civilisations du passé et celles qui étaient ses contemporaines dans les mondes musulman et chinois. Ainsi, ce que l'on continue d'appeler faute de mieux « Renaissance » a été en réalité le grand moment de la promotion de l'Occident. Les principaux aspects de ce bond en avant furent les suivants : essor artistique sans précédent accordant notamment à la peinture et à la musique une place qu'aucune civilisation ne leur avait jamais donnée ; ascensions simultanées jusqu'à la pleine expression littéraire de plusieurs grandes langues vernaculaires — Montaigne, Camoens, Cervantes et Shakespeare furent contemporains ; naissance en de nombreux pays d'Europe du sentiment national ; développement concomitant de l'individualisme sous ses formes les plus diverses ; montée de la 1. On trouvera daûs notre livre, La civilisation de la Renaissance (Arthaud éd.), 1967, une bibliographie consacrée à la « problématique de la Renaissance ». 2. La périodisation longue de la Renaissance, encore inhabituelle en France, mais que nous avons adoptée dans notre ouvrage cité à la note précédente, est de plus en plus celle des historiens étrangers. Cf. par exemple : E. Hassinger, Dos Werden des neuzeitlichen Europa (1300-1600), Brunswick, 1959 ; D. Weinstktn, The Renaissance and the Reformation (1300-1600), New-York, 1965. Dans le secteur de la musique, la Deutsche Gram- mophon Gesellschaft a consacré deux de ses douze « domaines de recherches » à la période 1350-1600 : IIP domaine, L'aube de la Renaissance, 1350-1500 ; IV* domaine : La haute Renaissance (XVI' siècle). CHRONIQUE 297 culture laïque, mais aussi approfondissement religieux marqué par les deux réformes protestante et catholique ; diffusion de l'instruction dans les classes possédantes, en particulier dans la noblesse ; progression économique considérable en dépit des aléas de la conjoncture ; importance croissante des affaires ; montée du luxe, sensible dans les demeures comme dans le vêtement ; main-mise sur le commerce d'Extrême-Orient et sur l'Amérique récemment découverte, cette main-mise apparaissant à la fois comme une conséquence de l'essor de l'Occident et comme la source pour lui de nouvelles richesses. Lorsque l'historien envisage ainsi dans leur complexité les progrès de l'Europe au début des temps modernes il échappe à plusieurs pièges qui le guettaient : ne prêter attention qu'au retour à l'Antiquité ; ne privilégier que les lettres et les arts ; ne s'intéresser qu'au cas de l'Italie. Or il s'est agi d'un mouvement général de tout l'Occident qui doit être compris et expliqué dans le cadre d'une histoire totale, étant toutefois entendu que l'Italie a souvent joué le rôle de moteur et que la redécouverte de l'Antiquité a constitué une sorte de stimulant et une invitation au dépassement. Les succès de l'Europe à l'époque de la Renaissance ne pouvaient être atteints, même dans l'ordre artistique — songeons à la peinture à l'huile et à la construction de coupoles vertigineuses — , sans une amélioration du niveau technique général. C'est le grand mérite de B. Gille 1 d'avoir mis l'accent d'une façon très neuve sur la promotion technique qui s'est alors produite en Europe. L'imprimerie et les armes à feu ne sont que les plus connues des inventions qui ont jalonné les années 1300-1600, mais surtout le siècle qui s'étend de 1450 à 1550. La mise au point de la caravelle, de l'avant-train mobile, de l'horloge mécanique, du rouet à ailette, la réalisation de la fonte de fer, celle du verre blanc permettant lunettes et vitres, le développement du machinisme qu'attestent les livres d'Agricola, de Biringuccio et de Ramelli, les recherches technologiques des « Ingénieurs de la Renaissance », prouvent que l'humanité, en Occident, est alors parvenue à accroître de façon sensible son autorité sur la nature. Mais, de même que l'imprimerie répondait à une pression du public et à une soif de culture, de même les inventions prises en bloc traduisirent les besoins d'une société plus attentive au concret, et aussi plus capable d'esprit méthodique. Notre propos sera donc ici d'insister, par une étude des mentalités, sur un aspect souvent négligé et pourtant capital de la Renaissance : les progrès conjoints de l'observation, de l'esprit d'organisation et de la capacité d'abstraction. Quittant progressivement les chemins de l'idéalisme, les artistes d'Occident, à partir du xrv6 siècle, ouvrirent de plus en plus les yeux sur la réalité extérieure et en prirent la mesure. Ils ne s'intéressèrent plus seulement à Dieu, aux anges, aux surhommes que sont les saints et aux démons, mais aussi à l'homme quelconque, à son corps, à son visage, fût-il laid. D'où 1. B. Gille, Les ingénieur? de la Renaissance, Paris, 1964. Voir aussi sa contribution à l'Histoire générale des techniques (sous la direction de M. Daumas), t. II : Les premières étapes du machinisme, 1450-1730, Paris, 1965. 298 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE l'extraordinaire succès du portrait au xv8 siècle, en Flandre et en France comme en Italie. Si la Renaissance a été, dans son mouvement le plus profond, un retour vers l'homme, alors il faut aussitôt conclure que les portraitistes du xv* siècle ont été de grands humanistes et d'authentiques créateurs de la culture nouvelle. Autre preuve de l'intérêt accru pour le monde extérieur : la place grandissante accordée au paysage, à la nature examinée parfois avec une curiosité presque scientifique. Les 248 figures de l'Agneau mystique se détachent sur un paysage aéré et lumineux qui peut paraître artificiel, mais où les botanistes ont identifié plus de cinquante espèces de plantes et de fleurs. Dans les scènes de chasse et de vie rurale qui remplissent les Très riches heures du duc de Berry, sont évoqués des lieux parfaitement reconnaissables, encore qu'ils soient embellis et stylisés : forêts de Vincennes, champs au pied du Louvre, vignes en contre-bas du château de Saumur. Le tableau de Conrad Witz intitulé la Pêche miraculeuse qui se trouve au musée de Genève n'est pas exempt de naïves maladresses, mais il fut à sa date (1444) la plus exacte représentation d'un paysage européen. On y distingue, en effet, non seulement le lac et la ville de Genève, mais encore la masse du Salève et, au loin, les neiges des grandes Alpes. Quarante ans plus tard Wit Stwosz, dans son grand retable de Cracovie, ne se contente pas de faire surgir d'un ciseau vigoureux les jeunes filles et les vieillards, les bourgeois et les soudards de la ville. Il représente en outre des villages, des châteaux et la campagne des environs. Il restitue avec exactitude, au milieu des gazons, des fleurs telles que la violette et le muguet. Il fait même place à des plantes qui ne poussent pas en Europe centrale, mais dont il avait dû trouver des modèles dans des planches illustrées de l'époque. Un livre entier serait nécessaire pour dresser le bilan de la conquête du réel réalisée par les Européens au cours des siècles de la Renaissance. Grâce aux dissections, à la science des armuriers (qui travaillaient sur mesure et devaient connaître le jeu des articulations), grâce aux observations des sculpteurs, des peintres et des médecins, l'anatomie humaine au temps de Léonard, de Michel-Ange et de Vésale était maintenant connue correctement. Une attention plus grande aux plantes d'Europe, la découverte de l'Amérique et la fréquentation des mondes exotiques permirent de grossir énormément le catalogue des plantes inventoriées l. Au milieu du xvra? siècle Linné utilisait encore la Plantarum seu stirpium historia du Lillois Mathias de Lobel publiée en 1576. Une nouvelle édition de cet ouvrage (1581) réalisée par Plantin, comprit une traduction française, un index en sept langues, un album de 2 491 dessins et l'indication de toutes les citations antérieures se rapportant aux différentes espèces. Au début du xvn* siècle le Bâlois Gaspard Bauhin connaissait 6 000 végétaux. Les progrès en zoologie furent uploads/Histoire/ delumeau-reinterpretation-de-la-renaissance.pdf

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  • Publié le Jan 06, 2023
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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