REV. DR. ULB - 35 - 2007 DU NÉGATIONNISME AU DEVOIR DE MÉMOIRE : L’HISTOIRE EST

REV. DR. ULB - 35 - 2007 DU NÉGATIONNISME AU DEVOIR DE MÉMOIRE : L’HISTOIRE EST-ELLE PRISONNIÈRE OU GARDIENNE DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION? par Kenneth BERTRAMS Historien Chercheur qualifié au FRS-FNRS — Université libre de Bruxelles et Pierre-Olivier DE BROUX Historien et avocat Assistant aux Facultés universitaires Saint-Louis Les liens entre l’histoire et la liberté d’expression sont étroits. Cette liberté est en effet essentielle pour assurer la liberté de la recherche historique, le développement de celle-ci et la publication des résultats qu’elle livre (1). L’historien, amateur ou professionnel (2), doit pouvoir enquêter et s’expri- mer sur tout, le champ historique ne semblant a priori limité que par l’avenir. La liberté d’expression n’est cependant pas absolue. Selon l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, elle peut être limitée par des mesures considérées comme «nécessaires dans une société démocratique». Et c’est au (1) Selon la Cour européenne des droits de l’homme, «la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression» (Cour eur. D.H., arrêt du 29 juin 2004, Chauvy et autres c. France, §69). A titre d’introduction, voy. également A. Callamard, «A-t-on le droit de tout dire», Le Monde Diplomatique, avril 2007. (2) Pour une parfaite compréhension de la présente contribution, il convient de noter que l’utilisation ultérieure du terme «historien» renvoie à ces deux acceptions d’amateur et de professionnel; c’est la méthode suivie, plus que le diplôme, qui nous paraît conférer au sens large la qualité d’historien. 76 kenneth bertrams et pierre-olivier de broux REV. DR. ULB - 35 - 2007 nom d’une prétendue nécessité de répondre à des besoins sociaux spécifiques que des mesures législatives de plus en plus nombreuses interviennent dans le champ de l’histoire, restrei- gnant plus ou moins directement, de manière plus ou moins consciente, la liberté de la recherche. Depuis la fin des années 1980, les relations entre histoire, mémoire et droit se sont en effet «emballées». Si ces rapports étaient déjà complexes sur un plan strictement bilatéral, leur interconnexion a débouché sur une forme d’«ascension aux extrêmes» de nature à brouiller les pistes d’une réflexion plus commune et générale. La production récente de formules rela- tivement floues et polémiques («lois mémorielles», «judiciarisation du passé», «diktat mémoriel») n’a certes rien fait pour apaiser les termes du débat (3). On serait bien en peine de leur fournir une définition univoque. Cela dit, malgré leur imprécision, ces appellations n’en demeurent pas moins révélatrices pour pouvoir affirmer avec certitude que quelque chose s’est passé dans le commerce du droit avec l’histoire, de la justice avec la mémoire, de l’Etat avec son passé. Cet évé- nement a ceci de particulier et de neuf qu’il sort précisément du registre restreint de l’instrumentalisation de l’histoire, un registre aussi ancien que la discipline historique elle-même (4). Il se caractérise, par une inflation des opinions et des passions — un «emballement» noté plus haut — et par une extension du cadre social — ainsi, la question épineuse des relations his- toire-mémoire a-t-elle débordé de son lit épistémologique pour constituer un véritable enjeu identitaire. C’est la raison pour laquelle il faut aller chercher ailleurs que dans la prétendue «crise» des sciences historiques les racines de ce phénomène (5). (3) Une encyclopédie virtuelle très populaire définit péremptoirement une loi mémo- rielle comme étant «une loi déclarant, voire imposant, le point de vue officiel d’un Etat sur des événements historiques» (v° loi mémorielle, http ://fr.wikipedia.org [consulté le 21 sep- tembre 2007]). (4) «S’inscrivant dans la durée, la politique se réfère nécessairement au passé, que ce soit pour s’en dissocier ou pour y puiser à pleines mains exemples et arguments… Rien n’est plus banal que l’instrumentalisation du passé» (R. Rémond, «L’Histoire et la Loi», Etudes, juin 2006, p. 763, cité par J.P. Nandrin, «Politique, mémoire et histoire : trio infernal», Politique, n° 47, (Numéro spécial «L’injonction faite à l’histoire. La loi doit-elle sanction- ner les vérités historiques?»), décembre 2006, p. 12). (5) Voir, pour le cas français, G. Noiriel, Sur la «crise» de l’histoire, Paris, Belin, 1996; J. Candau, Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998. du négationnisme au devoir de mémoire 77 REV. DR. ULB - 35 - 2007 Cette recherche constitue une première étape de la présente contribution. Elle passe d’abord par un bref examen des prin- cipaux facteurs de cette évolution des relations entre mémoire, histoire et droit (1.). Les relations du législateur et du juge avec le passé seront ensuite cataloguées (2.). En insistant enfin, d’une part, sur l’historicité des ces dispositifs législatifs spécifiques, c’est-à-dire en investiguant le contexte et les con- ditions des débats au moment de leur genèse, et d’autre part, en privilégiant la voie d’une comparaison transnationale, nous tenterons de décrire et de comprendre le paysage fortement morcelé et hétérogène des «lois mémorielles» (3.). Comme le note l’un des observateurs les plus nuancés de la question, l’historien Benjamin Stora, il serait pour le moins absurde, en effet, de «vouloir réaffirmer des principes abstraits pour l’écri- ture de l’histoire, en faisant abstraction de l’Histoire elle-même. (…) Ces lois [mémorielles] ne sont pas fabriquées hors du temps et de l’espace!» (6). Au travers de cette analyse, nous chercherons alors à dépas- ser les limites ainsi assignées par le droit à l’histoire, à échap- per à «l’emprisonnement» que constitueraient ces limites (4.). Dans ces domaines si sensibles, l’histoire ne pourrait-elle pas en effet être elle-même garante, «gardienne», d’une liberté d’expression plus justement limitée et mieux à même de répondre aux besoins identitaires et sociaux qui surgissent aujourd’hui? 1. — Les relations de la mémoire, du droit et de l’histoire : quelques repères A. — Un enjeu socio-culturel : l’émergence du «devoir de mémoire» S’il ne fait aucun doute que les sorties de guerre ont toujours été propices au développement d’un culte du souvenir plus ou moins organisé et orienté, le régime de la mémoire qui s’est propagé à la suite de la Seconde Guerre mondiale étonne, cer- (6) B. Stora, «L’Histoire ne sert pas à guérir les mémoires blessées», Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 85 (Numéro spécial «Usages publics de l’Histoire en France»), janvier-mars 2007, p. 12. 78 kenneth bertrams et pierre-olivier de broux REV. DR. ULB - 35 - 2007 tes, par son intensité, mais plus encore par la pluralité de ses composantes. Les raisons en sont multiples. Parmi celles-ci, il convient de pointer le caractère universel de la guerre mon- diale, qui a engouffré des millions de civils par-delà leur appar- tenance nationale sur la base de critères prétendument ethni- ques ou socio-culturels. En outre, la politique d’extermination ciblée de ces groupes, et des Juifs en particulier, a été accom- plie systématiquement et méthodiquement, c’est-à-dire qu’elle a été mise en œuvre selon des caractéristiques qui s’apparen- taient jusque-là à des valeurs fondatrices de la modernité. Enfin, le sort confus et inapproprié réservé aux victimes et aux rescapés de la guerre, à l’issue de celle-ci, a engendré les condi- tions d’une incubation pénible des mémoires refoulées. Il a fallu plusieurs années, voire plusieurs décennies, pour ôter les soupa- pes qui les maintenaient cloîtrées. Celles-ci se sont alors réper- cutées, par ondes de choc, sur l’ensemble des mémoires mena- cées, impliquant d’autres groupes sociaux puisant leurs références dans d’autres événements historiques. Ainsi, bien qu’elle soit souvent invoquée, l’idée d’une perte des repères identitaires qui coïncide avec le déclin des idéologies transcen- dantes fournit-elle une explication nécessaire mais pas suffi- sante de l’émergence du régime actuel de la mémoire. Le regain du phénomène négationniste à la fin des années 70 s’est accompagné de la mise en place de contre-feux mémoriels dont les effets tangibles n’ont pas été immédiats. Au niveau des mentalités, ils se sont traduits par l’introduction et le déborde- ment de la notion de «devoir de mémoire». Comprise à l’origine, sous la plume de Primo Levi et d’autres, comme une injonction invitant les rescapés des camps à témoigner de leur expérience concentrationnaire, à ne pas demeurer dans le registre de l’indi- cible, le «devoir de mémoire» s’est peu à peu transformé en un dogme performatif aliénant (7). Et les historiens, qui croyaient avoir trouvé en la mémoire un concept de complaisance, se sont retrouvés happés par elle. La trajectoire des Lieux de mémoire, vaste entreprise éditoriale réalisée dans les années 80, illustre ce renversement des valeurs. Le bilan qu’en dresse son instigateur, Pierre Nora, dans un article qui clôt la série et qu’il (7) H. Rousso, La hantise du passé. Entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1998, pp. 42-44. du négationnisme au devoir de mémoire 79 REV. DR. ULB - 35 - 2007 a intitulé «L’ère de la commémoration», est assez révélateur de la perplexité de l’éditeur : «Etrange destinée de ces ‘lieux de mémoires’ : ils se sont voulus, par leurs démarches, leurs métho- des et leurs titres mêmes, une histoire de type contre-commémo- ratif, mais la commémoration les a rattrapés. (…) L’outil forgé pour la mise en lumière de la distance critique est devenu l’ins- trument par excellence de la commémoration» (8). Plusieurs dizaines d’années après les faits, victimes, bour- reaux et témoins uploads/Histoire/ du-negationnisme-au-devoir-de-memoire.pdf

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  • Publié le Jui 08, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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