Annales. Economies, sociétés, civilisations Alimentation et catégories de l'his
Annales. Economies, sociétés, civilisations Alimentation et catégories de l'histoire Fernand Braudel Citer ce document / Cite this document : Braudel Fernand. Alimentation et catégories de l'histoire. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 16ᵉ année, N. 4, 1961. pp. 723-728; doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1961.421725 https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1961_num_16_4_421725 Fichier pdf généré le 21/03/2019 ENQUÊTES OUVERTES HISTOIRE DE LA VIE MATÉRIELLE Bulletin n° 2 Nous n'en avons pas terminé, bien sûr, et dès notre premier Bulletin, avec l'histoire multiple de l'alimentation. D'ailleurs nous n'avions pas l'intention d'en finir aussi vite, mais bien de traverser ce vaste domaine d'un pas rapide, quitte ensuite à y revenir fréquemment, autant que le nécessitera la présente enquête. Alimentation et catégories de l'histoire. D'entrée de jeu, il y a tout avantage à s'en persuader : le secteur de l'histoire alimentaire est l'un quelconque des domaines de la recherche et de l'interprétation historiques, il se présente donc avec les mêmes monotones régularités que les autres. Et il est justifiable très souvent, sinon toujours, des mêmes hypothèses3 des mêmes interprétations, des mêmes présentations que les plus classiques et les plus prospectés de nos habituels domaines. Ses éléments sont emportés par les mêmes courants que les éléments les plus nobles de l'histoire. Plantes, animaux, recettes de cuisine sont tous des biens culturels. Les anthropologues nous l'ont appris depuis longtemps, et les historiens le savent et le répètent avec plus ou moins de conviction. Entre civilisations bien assises, ou à demi assises, un échange continu de biens culturels est la règle. D'où des voyages, des mouvements : tout est emporté à la fois, aussi bien les hommes, eux surtout, que les animaux ou les plantes domestiques, que les techniques, les façons de penser, de voir et d'agir, que les détails des costumes ou des logis, ou que les plus modestes recettes de cuisine. Nous nous proposons, dans un prochain bulletin, d'ouvrir l'énorme dossier des plantes nourricières et voyageuses. 723 ANNALES Entre ces multiples voyages nous n'avons, bien entendu, que l'embarras du choix. Ou parler du lent voyage de la canne à sucre et du sucre autour du monde, ce périple s'accomplissant en vingt-cinq siècles au moins, ou du voyage, celui-ci précipité par comparaison, du caféier et du café à travers le monde et dont nous donnerons, dans un prochain numéro, la carte d'après un croquis déjà ancien. Mais pour ces mouvements d'hommes, de plantes, de nourritures, rien ne vaut, pour l'argumentateur ou l'historien pressé, le vaste destin du Nouveau Monde accédant à une européanité sans cesse améliorée après les voyages de Colomb. Si l'on veut s'en convaincre, le livre de Mariano de Career y Disdier 1 sur les problèmes de « trasculturación indoespanola » dont Pierre Chaunu a signalé l'existence dans les Annales, serait le plus riche, le plus vivant, sinon le plus clair des guides. Mais faut-il plaider cette cause gagnée d'avance ? Evénement et conjoncture. En fait, l'histoire de l'alimentation se décompose régulièrement, comme une histoire quelconque en tranches chronologiques de plus ou moins grande épaisseur. Les festins princiers ou publics, si souvent retenus par les chroniqueurs, ne sont après tout que des événements avec leur signification peut-être intéressante, sûrement limitée. Gino Luzzatto hier, m'opposait, les fastes alimentaires de la cour des Ducs d'Urbino par exemple, alors que je soutenais la médiocrité régulière, en Méditerranée et même en Italie, des nourritures des hommes du xvie siècle. Un peu de vin, mais pas toujours, du pain, du cervelas de Bologne, n'est-ce pas le repas d'un pauvre, si l'on en croit tel ou tel détail des Novelle de Bandello, bon témoin ? Dans cette direction, il est sage après tout de rechercher une histoire majoritaire. Les tables des riches et même de leurs serviteurs, on le sait à l'avance, portent témoignage sur des vérités exceptionnelles à courte portée. Voici, relevés par Mme Gloria Lolivier qui me les a communiqués, les comptes de table du Duc de Duras, ambassadeur du Roi Très Chrétien, à Madrid (1753) dont Frank Spooner tirera dans un prochain numéro le difficile calcul correspondant en calories. N'en déduisons pas de trop larges conséquences ! Il y a bien sûr des conjonctures courtes et longues. Courtes, si sont valables ainsi ces réflexions des contemporains sur l'abondance du vivre et de la boisson pendant les deux ou trois premières décades du xvie siècle, en France notamment. Si l'on ajoute foi, comme je le conseille à mes risques et périls, à telle remarque bien connue du Sieur de Gouber- ville (1560) : « Du temps de mon père, écrivait-il, on avait tous les jours 1. Trasculturación indoespanola, 1956, p. 235. 724 ENQUÊTES de la viande, les mets étaient abondants, on engouffrait le vin comme si c'eût été de l'eau. Mais aujourd'hui tout a bien changé ; tout est coûteux... la nourriture des paysans les plus à leur aise est bien inférieure à celle des serviteurs d'autrefois... » II y a, non moins, des conjonctures longues. Ainsi, à l'occasion de substitutions de nourritures, Henri Hauser avait l'habitude de répéter, (il a même écrit) que le sucre de betterave avait réclamé plus de cent ans pour s'acclimater en Europe et dans le monde. La fortune, en Europe, du maïs ou de la pomme de terre — nous y reviendrons dans un prochain bulletin — n'a certes pas été plus rapide. De même, dans le Japon du XVIIIe siècle, avec la montée démographique que tout signale, il a été nécessaire de mettre en culture de hauts terrains, très au-dessus des rizières des plaines, celles-ci, les rizières, taxées en nature, ceux-là, les nouveaux champs taxés en argent, chaque fois au profit du seigneur. Terres nouvelles, cultures nouvelles : c'est ainsi que s'introduisent, durant la période dite du Kyoho (1716-1735), les patates douces, qui deviennent une des nourritures de base de la paysannerie misérable, le riz étant, de plus en plus, réservé aux riches et aux villes 4 Un très bon exemple de conjoncture longue, voire très longue, nous est fourni, sans surprise, par les produits de l'Inde et de l'Insulinde, qui, des siècles durant, auront animé le commerce lointain de l'Europe. On sait que le luxe du poivre et des épices a dominé la Méditerranée et l'Occident (et pareillement la Chine d'ailleurs) des siècles durant. En Occident, ce luxe explique les fortunes et les gloires de Venise, de Gênes et plus tard les gloires portugaises... Or, avec le xvine siècle, plus ou moins tôt, plus ou moins tard, un immense changement de goût s'opère. Il s'affirme même dans les bilans de la Compagnie hollandaise des Indes Orientales. Les observateurs du XVIIIe siècle l'auront signalé, l'expliquant à leur manière. Les historiens n'ont donc que l'embarras du choix pour l'interpréter à leur tour. Faut-il en croire une page du livre classique de W. H. Moreland 2 ? Poivre et épices servaient aussi à conserver les viandes durant la période de l'hiver ; aussi bien l'apport régulier de viande fraîche, durant l'hiver, au XVIIIe siècle, fit reculer leur emploi; et y contribua aussi, plus encore, l'avènement des plats sucrés, conséquence de la très grande diffusion du sucre. Franco Borlandi, qui Га souvent dit sans l'écrire, à ma connaissance du moins, prétend que poivre et épices masquaient aussi le goût des viandes jadis mal conservées. Il est licite enfin d'imaginer que poivre et épices ont été relayés au bénéfice d'autres goûts exotiques, non seulement le sucre, mais le thé, le café, le tabac... En vérité, chaque siècle, jadis chaque millénaire, a eu ses drogues, ses moyens d'évasion, voire ses « tranquillisants ». 1. Matsuyo Takizawa, The Penetration of money economy in Japan, New York, 1927, pp. 76-77. 2. From Akbar to Aurengzeb, Londres, 1923, p. 21. 725 Annales (16e année, juillet-août 1961, n° 4) 7 ANNALES En tout cas, le poivre et la constellation classique des épices nous offrent un indéniable exemple de longue durée, de fidélité des goûts, de fixité des habitudes et des échanges exotiques. Nul étonnement, certes, à retrouver aussi, dans l'histoire de toute vie matérielle, des flux et reflux, caractéristiques, au vrai, de toute vie sociale, dans toute histoire... Les aliments entre eux, les boissons entre elles, tous, liquides et solides, se querellent, s'opposent, s'ajoutent, se substituent les uns aux autres. Que ne parlons-nous, à l'image de nos collègues géographes ou botanistes, d'associations alimentaires, comme ils parlent d'associations végétales ! Celles-ci, comme celles-là, varient avec les lieux, avec les époques. Mais qui écrira cette histoire complexe avec la précision qui conviendrait : non pas seulement l'histoire du pain (sur laqueUe nous avons toute une littérature) ou du vin (sur laquelle nous possédons au moins un très grand livre) \ mais l'histoire simultanée de ces associations alimentaires, lentes à se nouer puis à se dénouer, mais qui se dénouent au cours des siècles, ou même tel ou tel jour. Associations, le mot vaut-il mieux que régimes alimentaires ? Quel que soit le mot, il s'agit bien d'un assemblage à saisir dans ses éléments et dans sa durée, comme dans ses rapports avec d'autres assemblages — ce qui semble après tout, aller de soi. La vraie longue durée. Mais si l'on veut uploads/Histoire/ alimentation-et-categories-de-l-x27-histoire-braudel-article.pdf
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- Publié le Dec 19, 2022
- Catégorie History / Histoire
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