LA PASSION DE L'ORIGINE FICTIONS ARCHÉOLOGIQUES OLIVIER SCHEFER Pour Martin, ar

LA PASSION DE L'ORIGINE FICTIONS ARCHÉOLOGIQUES OLIVIER SCHEFER Pour Martin, archéologue en herbe. Q uelle étrange passion ou obsession pousse donc les hommes à creuser inlassablement, à exhumer du sol ou de sa surface des vestiges du passé ? La simple curiosité envers d'autres civilisa- tions ? Ou le désir plus profond de remonter le cours du temps pour suppléer à une mémoire individuelle, nécessairement défaillante et incomplète ? Comme si ces objets et ces lieux sortis du passé - silex, vases, amphores, mégalithes, nécropoles - venaient silencieusement répondre à une question que notre vie même pose au temps : où étions-nous, nous autres hommes, quand nous n'étions pas encore ? Platon aimait à penser que les Égyptiens étaient plus proches des dieux que les Grecs, qu'ils détenaient pour ainsi dire le secret de l'ori- ginaire et de l'immémorial. Dans le Timée, Critias apprend ainsi à Solon qu'Athènes - cette constitution politique exemplaire du Ve siècle - aurait en réalité existé 9 000 ans plus tôt et aurait livré bataille aux Atlantes. Mais les « Anciens » l'étaient-ils justement ? Tout dépend des Anciens, estime Platon avec ironie, qui fait dire à Solon par un « très vieux prêtre » que les Grecs, oublieux de leur propre origine, « sont toujours des enfants, et [qu'il] n'y a pas de vieillards en Grèce (1) ». Ce thème d'une jeunesse des Anciens nous rappelle aussi, mais en des termes qui ne sont plus ceux de Platon cette fois-ci, que LA PASSION DE L'ORIGINE Fictions archéologiques l'Antiquité est une invention des modernes. « Ceux que nous appe- lons anciens, écrit Pascal, étaient véritablement nouveaux en toute chose, et formaient l'enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leur connaissance l'expérience des siècles qui les ont suivis, c'est en nous que nous pouvons trouver cette Antiquité que nous révérons chez les autres (2). » Ce remarquable renverse- ment de perspective, qui touche à l'archéologie d'intime manière, démythifie quelque peu notre représentation d'un passé archaïque et d'un présent vierge, page blanche de l'avenir. Voilà pourquoi les représentations cinématographiques contemporaines de l'archéolo- gie, conçue comme une épopée héroïque (les épisodes d'Indiana Jones ou de la Momie), restent très en deçà de la belle proposition de Pascal. Au demeurant bien ficelés, ces films prétendent jeter des ponts entre le présent et le passé lointain, quand ils ne font que creuser l'écart entre les mondes et conforter une conception mythique et mystique de l'originaire : celle du passé « en soi ». Les lieux sacrés, dès lors qu'ils sont foulés, s'y révèlent maléfiques, rece- lant tous les maux possibles et inimaginables réservés à l'humanité sacrilège (voir le redoutable îndiana Jones et la Dernière Croisade dans lequel l'archéologue est conduit à s'incliner devant le Saint Graal, à renoncer en somme à sa science pour épouser la foi du charbonnier). La leçon est assez simple : il s'agit de punir les mo- dernes, ces méchants impies, ces profanateurs d'origine, en les condamnant à une soumission absolue devant un passé qui doit res- ter inaltérable, pur et très vieux. Mais à aucun moment n'est effleurée la question vertigineuse que se pose le petit d'homme : où étais-je quand je n'étais pas encore ? Nulle part. Mais l'homme, et déjà l'en- fant, ne peut imaginer ce « nulle part » ; alors il fouille, creuse et exhume un passé qu'il (re)crée tout autant qu'il le découvre. Art contemporain et archéologie Autrement plus pertinentes que ces grosses machines ciné- matographiques, plusieurs œuvres contemporaines recourent à l'archéologie pour entremêler le passé et le présent, compliquant et enrichissant singulièrement notre approche linéaire de l'histoire de l'art. Je pense en particulier aux maquettes de sites antiques, 155 LA ÇASSIOOE njRIGINE. Fictions archéologiques reconfigurés par la mémoire sensible des lieux, proposées par Anne et Patrick Poirier (3), mais aussi à certaines pièces de Robert Smithson et de Michael Heizer (4), aux photographies de fossiles imaginés par Joan Fontcuberta, tel cet étonnant squelette de sirène à la queue effilée, disposé à même la terre comme s'il venait d'être exhumé (5), ou encore à l'entreprise étonnante de Beauvais Lyons dont je reparlerai. Plus qu'une science de civilisations passées, riche en interrogations métaphysiques et théologiques, l'archéolo- gie devient ici une relation fictionnelle à l'originaire. Parce que le passé est solidaire de l'expérience qu'on en a, toute relation au passé n'est-elle pas en même temps de l'ordre de la fiction ? Et tout artiste n'est-il pas en ce sens idéaliste plutôt que réaliste, si l'on admet que le propre de l'idéalisme est de tenir pour réelles nos relations aux choses plus encore que les choses elles-mêmes ? Définition que Proust, cet archéologue littéraire et ce grand artiste idéaliste, n'eût sans doute pas désavouée... Dans l'un de ses énigmatiques récits dont il a le secret, Tlôn Uqbar Orbis Tertius, Borges imagine la civilisation d'une planète inconnue, et totalement fictive, Tlôn, dont tout est fait pour nous donner à penser qu'elle est bien réelle. Tlôn est une planète entière- ment soumise à la loi de ce qu'on pourrait appeler la « fiction vraie », ou encore à celle d'un idéalisme radical. Pour ses habitants, l'univers n'est pas constitué d'objets, mais de séries de processus mentaux irréductibles. « Des siècles et des siècles d'idéalisme, note Borges, n'ont pas manqué d'influer sur la réalité. » Ainsi les objets réels se dédoublent en objets secondaires, les hrônir, issus de la fantaisie des hommes, de leur « distraction » ou de leur « oubli » momentané. Différents des premiers, ces objets perdus sont aussi plus « conformes à l'attente » des hommes. Et Borges de décrire d'é- tonnantes fouilles archéologiques visant ni plus ni moins à exhumer, c'est-à-dire à produire méthodiquement, ces fictions vraies qui se mettent à proliférer au fur et à mesure des investigations. À l'inverse, quand cessent les recherches, les choses disparaissent. « Dans Tlôn les choses se dédoublent ; elles ont aussi une propension à s'effacer et à perdre leurs détails quand les gens les oublient. Classique est l'exemple d'un seuil qui subsista tant qu'un mendiant s'y rendit et que l'on perdit de vue à la mort de celui-ci. Parfois des oiseaux, un cheval, ont sauvé les ruines d'un amphithéâtre (6). » 156! LA PASSION DE L'ORIGINE Fictions archéologiques S'inspirant de cette nouvelle de Borges, mais aussi d'une connaissance réelle de différents sites archéologiques à Bagdad et à Téhéran, l'artiste américain Beauvais Lyons est une figure assez exemplaire de ce travail contemporain sur la « fiction vraie (7) ». Professeur dans une école d'art du Tennessee, Beauvais Lyons a créé dans les années quatre-vingt un musée archéologique entièrement imaginaire et non moins réel, qui abrite les Hokes Archives (8). Ces archives archéologiques recueillent des pièces de plusieurs civilisa- tions ancestrales n'ayant jamais existé, telles les Arenot qui auraient disparu au cours d'un suicide collectif vers 1500 avant J.C., les Aazud censés avoir vécu aux alentours de 3500-2000 avant J.-C., ou encore les Apasht. On peut découvrir dans ce musée la recons- titution d'un temple Aazudian, un surprenant cratère dont le bec verseur est tourné vers l'intérieur, ou encore le squelette sous verre d'un Centaure plus vrai que nature. Toutes pièces également fictives, mais présentées, un peu comme dans la nouvelle de Borges, avec force références savantes qui apportent une incontestable caution scientifique à l'entreprise (lieux des fouilles, dates, sources scriptu- raires). Ces Hokes Archives, archives du faux, élèvent le canular au rang des beaux-arts (rappelons que le terme anglais Hoax signifie canular). L'intérêt et la curiosité de cette entreprise est à coup sûr de jouer avec ironie de tous les ressorts du monde de l'art et du musée. Il ne s'agit pas, comme le proposait Duchamp, de confron- ter le musée à son dehors absolu (les fameux ready-made), mais plutôt de faire craquer de l'intérieur l'institution elle-même, en mettant à nu ses rouages intimes. Car tout dans ce dispositif mime le sérieux d'un musée archéologique. Son inventeur, fort de sa position officielle de docteur et de conservateur, propose des visites guidées avec le ton scolaire d'usage. Il y met ce qu'il faut d'em- phase et de théâtralisation pour que des spectateurs attentifs puissent se douter de quelque chose, car le but avoué de son travail d'ordre « didactique » est de réveiller une conscience critique chez le spec- tateur. Beauvais Lyons se plaît à - commenter les artefacts à la manière d'un conservateur de musée, comme s'ils avaient été faits par quelqu'un d'autre ». Distance ironique à l'égard de lui-même et mise en scène truquée de son rôle de conservateur, proche de quelque performance : l'humour notoire de l'entreprise nous rap- pelle également de loin en loin les expositions iconoclastes, sou- 157 Fictions archéologiques vent potaches, d'un Jules Lévy, inventeur de l'Art incohérent à la fin du XIXe siècle. Beauvais Lyons insiste surtout sur la dimension ironique de son art requérant le plus grand sérieux. C'est ainsi qu'il a glissé dans son musée plusieurs indices, fonctionnant comme autant de pièges tendus à la perception et à l'esprit critique du. spectateur uploads/Histoire/ archeologie-et-art.pdf

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  • Publié le Sep 08, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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