mai 2002 - sciences et avenir ● 97 Archéologie Découvrir 96 ● sciences et aveni

mai 2002 - sciences et avenir ● 97 Archéologie Découvrir 96 ● sciences et avenir - mai 2002 Vilnius, mars 2002. Les der­ nières plaques de neige viennent enfin de disparaître. Arrivé le matin même dans la capitale lituanienne à la demande de son collègue Rimantas Jankauskas, Olivier Dutour, anthropologue à l’université de Marseille, con­ temple l’impressionnante fosse qui s’ouvre devant lui. « Quand les premiers corps sont appa- rus en novembre dernier, les ouvriers qui posaient des ca- nalisations dans le quartier de Siaures Miestelis ont immé- diatement appelé la police », explique à son homologue fran­ çais le responsable du labora­ toire d’anatomie de l’université de Vilnius. « Personne ne s’at- tendait à une telle découverte dans cette ancienne caserne désaffectée de l’armée sovié- tique. Sur le coup, la police a rapporté à l’Institut médico- légal tout ce qu’elle a pu ras- sembler. Il y avait cent soixante corps entassés pêle-mêle ! » Après une interruption des fouilles de trois longs mois, due à l’arrivée de l’hiver, les anthro­ pologues lituaniens exhu­ ment, fin février, cinquante nou­ velles dépouilles. « Aujourd’hui nous en sommes à un millier. Mais ce n’est qu’une évaluation. Il y en a probablement beaucoup plus. Des corps congelés, des fémurs, des tibias, des crânes… Hier, à l’université, j’en ai reçu un camion entier. Il y avait même deux chevaux ! J’avoue ne plus savoir où les mettre. » Ce sont des lambeaux de drap bleu et vert – vestiges des uniformes de l’infanterie et de la cavalerie –, des morceaux de guêtres, des boutons numérotés au chiffre des régiments et une pièce de 5 francs frappée du profil impérial qui ont alerté les chercheurs. Les corps disloqués gisant dans la fosse de Vilnius ne sont ni plus ni moins que ceux de soldats de Napoléon ! Des hommes de la Grande Ar­ mée morts pendant la retraite de Russie ! Peut-être même quelques vieux soldats de la garde impériale (lire l’encadré p. 106). Jusqu’à ce jour, aucune fosse datant des guerres napo­ léoniennes n’avait été décou­ verte malgré les centaines de milliers de victimes. Vilnius est donc un tournant. En décembre dernier, à l’an­ nonce de la découverte, l’am­ bassadeur de France en Lituanie avait été immédiatement dépê­ ché sur les lieux. « Voir tous ces soldats morts pendant la re- traite de 1812 était très émou- vant », se souvient son collabo­ rateur Olivier Poupard. Car même après deux siècles, l’évocation de cette campagne, qui se solda par un désastre , Emouvante découverte, à Vilnius, en Lituanie Les grognards de l’armée morte C’est le premier charnier napoléonien jamais mis au jour : un millier de soldats, entassés pêle-mêle dans une fosse commune. Morts au cours de la terrible retraite de Russie. >> La fosse aux braves Plus d’un millier de fantassins, cavaliers, officiers, hussards ou vieux grognards de la garde impériale gisaient depuis deux siècles dans la terre gelée de la capitale lituanienne. Rien ne devait entraver l’avancée des troupes lors des campagnes napoléoniennes. Surtout pas les blessés. Ci-contre, on distingue, posé dans l’orbite d’un crâne, un bouton d’uniforme. Les archéologues en ont retrouvé plusieurs portant les numéros de régiments de la Grande Armée. La retraite de Russie, octobre-décembre 1812. photos olivier dutour/université méditerranée-CNRS akg paris Sans titre-2 96-97 13/02/15 10:05 mai 2002 - sciences et avenir ● 99 98 ● sciences et avenir - mai 2002 résonne toujours comme un effroyable souvenir. Après avoir survécu à la faim, au froid et aux incessantes attaques des Cosaques, certains de ceux qui se retrouvent jetés pêle-mêle dans le charnier de Vilnius avaient réussi à traverser, entre le 25 et le 29 novembre 1812, l’enfer de la Berezina ! (voir carte ci-dessus et lire l’encadré p. 107). Fleuve d’eau glacée qu’il leur avait fallu franchir sous le feu nourri de l’armée de Koutouzov et les attaques co­ saques. Combien de ces survi­ vants avaient cru que Vilna, – le nom de Vilnius à l’époque – se­ rait une délivrance ? N’y avait-il pas dans la place une garni- son française forte d’environ 6000 hommes et une autre équi­ valente réunissant des forces de la coalition ? Au lieu du secours tant attendu, Vilnius allait devenir leur sépulcre. Quelques jours à peine après leur arrivée, les Russes sont déjà là. En 1812, les éléments de l’ar­ mée napoléonienne qui parvien­ nent à atteindre les faubourgs de Vilnius, la « Jéru- salem du Nord », la « Cité aux cent synagogues », forment une armée de fantômes faméliques. Selon des témoignages de l’époque, jamais l’hiver n’avait été aussi rigoureux. Le thermo­ mètre oscillait entre -30 et -40 °C. « La route de Vilna était couverte d’hommes et de che- vaux morts… des soldats pri- sonniers étaient réduits à manger de la chair humaine, celle de leurs camarades morts de faim et de froid… », racon­ teront des survivants. Mais plus abominable encore, explique Natalie Petiteau, spécialiste des guerres napoléoniennes à l’université d’Avignon, « ce sont les malheureux qui meurent à l’hôpital. Dans les guerres napoléoniennes, mieux vaut périr sur le champ de bataille qu’agoniser dans ces dispen- saires où il n’y a rien pour af- fronter la souffrance. Pas d’anesthésie pour les amputa- tions… Pas de médicaments pour les infections ». A partir de février 1813, deux mois après leur arrivée à Vilnius, et celle quasi simultanée des Russes, les soldats blessés s’y retrouvent piégés. Dans ses Notes d’un prisonnier en Rus- sie, le colonel Roederer ra­ conte : « Les morts et les mou- rants de l’hôpital de Vilna étaient jetés par les fenêtres… Le général Lenormand, mort à l’hôpital, fut jeté dans la cour a v e c tous les autres cadavres… Sur 1400 malades qui étaient à l’hôpital de Werki, près de Vilna, le 22 janvier 1813, il ne restait que 128 survivants au cours du mois de mars de la même année… Sur les 120 pri- sonniers malades de celui des sœurs de l’Enfant Jésus, lorsque l’armée russe y entra le 8 décembre 1812, ils n’étaient plus que 27 vivants quatre m o i s plus tard… » Les hommes qui gisent dans la fosse de Vilnius font-ils partie de ces malheureux ? Quel­ ques- uns des 40 000 morts que l’his­ toire décompte à Vilna ? C’est à cette question, entre autres, que tentent de répondre Olivier Dutour et son équipe de paléo­ pathologistes marseillais. « Les autorités lituaniennes nous ont permis de travailler ici en- core trois semaines, avant le comblement de la fosse. A nous d’obtenir le maximum d’infor- mations pour tenter d’identi- fier ces corps, connaître les régiments auxquels ils appar- tenaient, leur nationalité. Des cas sont bouleversants. Cer- tains étaient tellement exté- nués qu’ils sont morts accrou- pis. Congelés assis sur leurs talons. Position dans laquelle nous les avons retrouvés », poursuit le chercheur phocéen. De leur côté, les responsables du Centre d’histoire de la Dé­ fense, en charge du dossier, s’interrogent : « Ce sont bien sûr des soldats français, mais aussi des soldats étrangers qui ont combattu sous l’uniforme français. Va-t-on vers une ré- inhumation des ossements dans un cimetière de Vilnius ? Un monument commémora- tif ? Aucune décision n’a en- core été prise. » « Il n’y a pas de monuments pour commémorer les victimes des guerres napoléoniennes, conclut l’historienne Natalie Petiteau. Quelques stèles en Egypte ou sur le champ de ba- taille de la Moskova. Mais pas de tombes. Des centaines de mil- liers de familles n’ont jamais pu faire de deuil. Elles n’ont jamais eu droit qu’au mot “dis- paru” ou “prisonnier” sur les registres matricules de l’ar- mée. »  Bernadette Arnaud Pour en savoir plus Les Guerres napoléoniennes, Gunther E. Rothenberg, Editions Autrement, 2000. Histoire militaire de la France, Jean- Archéologie Archéologie >> P eu de noms dans l’his­ toire sont aussi évoca­ teurs de désastre total que celui de Berezina, ni syno­ nyme d’autant d’actes de bra­ voure. L’armée ennemie s’étant emparée de l’unique pont permettant de traverser la rivière, les Français décou­ vrent un passage à gué à 18 kilomètres en amont. 400 pontonniers du génie se jet­ tent dans l’eau glacée pour élever deux ponts sur cheva­ lets et permettre à des mil­ liers de leurs camarades de passer sur l’autre rive. 50 000 hommes mourront ou seront faits prisonniers. Les survi­ v a n t s q u i poursuivent en direction de Vilna sont moins de 30 000. Le 5 décembre, Napoléon abandonne ses troupes pour rentrer à Paris. Il vient d’ap­ prendre qu’une tentative de coup d’Etat a eu lieu. ❑ LE piÈge de la berezina C ommencée en juin 1812, la campagne de Russie s’acheva six mois plus tard dans un épouvantable fiasco. Conscient des difficultés de l’entreprise, Napoléon avait fait des préparatifs considérables : l’armée des Vingt Nations ras­ semblait 614 000 hommes, di­ visés en 12 corps d’armée diri­ gés par des maréchaux. Parmi les 450 000 soldats formant les premières lignes se trouvaient des Polonais, et leur Légion de la uploads/Histoire/ les-grognards-de-l-x27-armee-morte.pdf

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  • Publié le Oct 31, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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