The only duty we owe to history is to rewrite it1.  2 A.-F. Boureau-Deslandes,

The only duty we owe to history is to rewrite it1.  2 A.-F. Boureau-Deslandes, Histoire critique de la philosophie où l’on traite de fon origine, de fes (...) « Quand on a une fois goûté la philosophie moderne, il est assez difficile de s’apprivoiser avec celle des Scholastiques. Tout y respire la rudesse et la barbarie. Les questions les plus abstraites et les plus inutiles, celles dont on n’aurait jamais dû s’aviser, sont accumulées les unes sur les autres : et loin que l’expression répare le fond des choses, elle y ajoute un nouveau désagrément, par sa tristesse et son obscurité… La peine d’un voyageur qui traverse des campagnes arides et incultes n’est pas plus grande que celle d’un esprit raisonnable qui est obligé par devoir de se donner aux Scholastiques, de lire […] les vingt et un volumes in-folio d’Albert le Grand […] ou les dix-sept attribués à saint Thomas d’Aquin2. » 1Monsieur l’Administrateur, Mesdames, Messieurs les Professeurs, Chers collègues, Chers amis, 2Voilà ce qui vous attend. Ou, plutôt, voilà ce que serait à partir d’aujourd’hui notre commun destin, à nous qui avons au moins une fois « goûté la philosophie moderne », à moi qui « suis obligé » par le devoir de ma charge de « me donner aux Scholastiques », à vous que le désir de savoir conduirait une nouvelle fois peut-être dans cette vénérable enceinte ; oui, voilà ce qui nous rassemblerait si le diagnostic posé en 1737 dans son Histoire critique de la philosophie par André-François Boureau-Deslandes, commissaire général de la marine et membre de l’Académie de Berlin, était fondé. Obscurité, tristesse, ennui : redoutable trio qui, il faut l’avouer, hélas, résume bien l’opinion que l’on eut longtemps, et naguère encore, de la philosophie au Moyen Âge.  3 Dans le Nouveau Dictionnaire historique ou histoire abrégée de tous les hommes qui se sont fait un (...)  4 G.-C. Le Gendre de Saint-Aubin, Traité de l’opinion ou Mémoires pour servir à l’histoire de l’espri (...)  5 Cf. Z. Kaluza, « Les étapes d’une controverse. Les nominalistes et les réalistes parisiens de 1339 (...)  6 V. Le Clerc, Discours sur l’état des Lettres, in V. Le Clerc et E. Renan, Histoire littéraire de la (...) 3On dira que l’avis de l’auteur de L’Art de ne point s’ennuyer et des Réflexions sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant ne saurait clore l’affaire3. Sans doute. Mais il est loin d’être isolé. Dès 1735, le marquis Le Gendre de Saint-Aubin brossait, dans son Traité de l’opinion, l’identique portrait d’un âge philosophique irrémédiablement gâté par l’abus de la logique4. Certes, sous sa plume, on s’y ennuyait moins que sous celle de Deslandes : on y voyait les deux « sectes » divisant le péripatétisme, les nominaux et les réalistes, se faire la « guerre » « jusqu’à l’extravagance », livrer de « véritables batailles », « exciter la fureur par les disputes les plus vaines », au point que, pour faire cesser enfin les « désordres en France », Louis XI faisait « enchaîner les livres des Nominaux, avec défense de les ouvrir ». Le Gendre commente : « Quel triomphe pour un parti vainqueur ! […] cet enchaînement dans les bibliothèques était une invention admirable pour jouir de sa victoire. Les Scotistes, libres, feuilletés, comblés d’honneur, voïoient à côté d’eux, leurs ennemis honteusement enchaînés. » Un livre en toise un autre, l’un est dans les honneurs, l’autre est dans les fers : on savait écrire en 1700. On n’en était pas pour autant meilleur historien. Le récit que Le Gendre fait de la crise parisienne de 1474 et de l’édit de Senlis qui, le 1er mars, y met un terme provisoire, est approximatif5, peu précis sur les « livres enchaînés6 », et incomplet – il oublie le dénouement : l’abrogation de la mesure, sept ans plus tard ; surtout, il ignore l’éclat de rire qui saisit les contemporains. Le 25 février 1475, Robert Gaguin (1433/34-1501), ministre général des Trinitaires, écrit à Guillaume Fichet (1433-apr. 1476) :  7 Je cite la traduction de Amable-Guillaume-Prosper Brugière de Barante (1782-1866), in : Histoire de (...) […] le roi Louis vient d’ordonner que les livres [des Nominaux] restent sous clefs et enchaînés dans les bibliothèques, pour qu’il n’y soit plus regardé […]. Ne diriez-vous pas que ces pauvres livres sont des furieux ou des possédés du démon, qu’il a fallu lier pour qu’ils ne se jettent pas sur les passants7 ? 4Lier plutôt que lire : belle anagramme. Mais, disais-je, après le rire des humanistes vient l’abrogation : nous sommes en France. Le prévôt de Paris, Jean d’Estouteville, écrit à « Monsieur le Recteur, et MM. de notre mère l’Université de Paris », que le roi l’a chargé de « faire déclouer et défermer tous les livres des Nominaux » et de faire « savoir » dans les collèges que chacun y étudierait désormais « qui il voudrait ». 5Un des premiers historiens modernes de l’Université de Paris, Eugène Dubarle, commente, en 1829 :  8 E. Dubarle, Histoire de l’Université, depuis son origine jusqu’à nos jours, t. I, Paris, J. L. J. B (...) Cette nouvelle disposition du roi fut accueillie avec acclamation, et elle produisit les effets ordinaires ; les nominaux n’étant plus persécutés ne tardèrent pas à tomber dans l’oubli8.  9 Cf. Condillac, Histoire moderne, livre VIII, chapitre VII, De la scholastique, et par occasion, de (...) 6On pourrait ajouter : et avec eux tous les scolastiques – l’adhésion à un monde social, culturel et politique nouveau, quelque nom qu’on lui donnât : humanisme, Renaissance, Réforme, ayant scellé le rejet de l’ancienne manière de pensée, l’abandon des faux savoirs médiévaux au profit, dira-t-on, de la vraie science ou de la théologie vaine au profit de la vraie foi. Le problème est que tout le monde ne s’accorde pas sur la fin du Moyen Âge, et qu’il ne suffit pas que son temps soit réputé révolu pour qu’on en soit sorti. « Nous sommes encore plus scolastiques que nous ne pensons », écrit en plein XVIIIe siècle l’abbé de Condillac, dans le Cours d’études rédigé pour Ferdinand de Bourbon, petit-fils de Philippe V9, avant de préciser que « par scolastique, il entend ce mélange confus de philosophie et de théologie », canonisé en même temps que « saint Thomas » par Jean XXII le 18 juillet 1323.  10 É. Gilson, « Le Moyen Âge et le naturalisme antique », Archives d’histoire doctrinale et littéraire (...) 7Depuis le XVIIIe siècle, l’histoire a progressé. Notre Moyen Âge n’est plus celui de Condillac, moins encore celui de Deslandes et Le Gendre. Il est moins obscur, moins confus, moins triste, moins ennuyeux. Mais, qu’est-ce au fait que ce Moyen Âge ? Notre Moyen Âge ? Certes, pas un « nouveau Moyen Âge », ni l’objet vite nominé, plus vite oublié, d’un courant d’air du temps qu’on appellerait « nouveau médiévisme ». Le Moyen Âge que je dis « nôtre » est celui que je tiens de mes maîtres à la Ve Section de l’École pratique des hautes études : Paul Vignaux, qui y enseignait l’Histoire des théologies médiévales ; Jean Jolivet, les Religions et les Philosophies dans le christianisme et l’islam au Moyen Âge. C’est aussi celui du prédécesseur de Paul Vignaux à la section des Sciences religieuses, Étienne Gilson, directeur d’études d’Histoire des doctrines et des dogmes, avant d’être élu à une chaire d’Histoire de la philosophie du Moyen Âge au Collège de France et d’y prononcer, le 5 avril 1932, une leçon inaugurale intitulée Le Moyen Âge et le naturalisme antique, où il rendait hommage aux deux savants dont « l’esprit de son “propre” enseignement ne cesserait, disait-il, de porter la marque », bien qu’aucun des deux ne fût médiéviste : le philosophe, sociologue et ethnologue Lucien Lévy-Bruhl et Henri Bergson10.  11 É. Bréhier, « Y a-t-il une philosophie chrétienne ? » Revue de métaphysique et de morale, vol. 38, (...)  12 Pour une vue précise du débat Vignaux-Gilson, de sa genèse, de sa nature et de ses enjeux, voir P. (...)  13 Cf. P. Vignaux, Philosophie au Moyen Âge, Paris, Vrin,3e éd. 2004, p. 94-95 : « L’historien qui a r (...) 8Le Moyen Âge ou, plutôt, les Moyen Âge qu’un étudiant pouvait, à la fin des années 1960, découvrir dans les livres d’Étienne Gilson, qui avait quitté le Collège de France dès 1950, ou dans les séminaires de Paul Vignaux, tenus en Sorbonne jusqu’en 1976, étaient en réalité bien différents : Gilson, engagé depuis la fin des années 1920 dans le débat sur la « philosophie chrétienne », suscité par la célèbre formule d’Émile Bréhier : « on ne peut pas plus parler d’une philosophie chrétienne que d’une mathématique chrétienne ou d’une physique chrétienne11 », considérait que « le progrès vers la vérité métaphysique plusieurs fois décrit par Thomas d’Aquin trouvait sa place dans l’économie divine du salut » ; Vignaux, qui n’avait cessé de travailler sur le uploads/Histoire/ libera-lecon 1 .pdf

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  • Publié le Jan 10, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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