MAI 68 RACONTÉ À CEUX QUI NE L’ONT PAS VÉCU Extrait de la publication ÉDITIONS

MAI 68 RACONTÉ À CEUX QUI NE L’ONT PAS VÉCU Extrait de la publication ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe PATRICK ROTMAN MAI 68 RACONTÉ À CEUX QUI NE L’ONT PAS VÉCU Entretien avec Laurence Devillairs Extrait de la publication ISBN 978-2-02-112707-2 © Éditions du Seuil, février 2008. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.seuil.com Extrait de la publication La France ne fait jamais de réformes que dans la foulée d’une révolution. Charles deþGaulle Depuis la dernière guerre mondiale, il n’y a pas eu lame de fond plus importante dans notre pays. François Mitterrand Extrait de la publication Extrait de la publication 9 La faute à Nicolas Depuis quarante ans, le spectre de Maiþ68 hante la société française. Dès que les étudiants descendent dans la rue ou qu’une grève se prolonge, les fan- tômes du printemps des enragés semblent ressortir du musée Grévin. Lors de la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy a exorcisé à maintes reprises les mânes de 68 et appelé à liquider son héritage. C’est d’ailleurs ces incantations dont le président de la République a reconnu, une fois élu, qu’elles étaient «þterrifiantes de mauvaise foiþ», qui m’ont incité à répondre aux amicales sollicitations de Lau- rence Devillairs. Invoquer l’héritage de 68 pour dénoncer les golden boys qui font de lucratifs profits ne manquait pas d’audace. Il était d’autant plus facile de dire n’importe quoi que, aujourd’hui, les moins de soixante ans n’ont pas vécu l’événement. Extrait de la publication MAI 68 RACONTÉ À CEUX QUI NE L’ONT PAS VÉCU 10 Il s’agit donc de répondre à des interrogations simplesþ: qu’est-ce qui s’est passéþ? D’où sort Maiþ68þ? Quelles conséquences cette secousse a-t-elle entraî- nées sur la société françaiseþ? Ce livre est une sorte de récit analytique qui a l’ambition de raconter les «þévénementsþ» et de les commenter en même temps. J’y défends une idée force qui structure l’ouvrageþ: Maiþ68, ce ne sont pas dix semaines, mais dix ans qui ont changé la société française. 68 est l’épicentre d’une secousse sociale et culturelle qui a commencé au milieu des années soixante et s’est prolongée jusqu’au creux des années soixante-dix. C’est cette grande mutation que ce livre évalue. Je revendique évidemment la subjectivité de mon regard. Au cours des «þannées 68þ», il était fré- quent d’interrompre l’orateur d’une assemblée avec le mot de Lacanþ: «þD’où parles-tuþ?þ» – question qui n’a rien perdu de sa pertinence. On pourrait d’ailleurs envisager de la généraliser. J’affiche donc ma double casquette de «þtémoin engagéþ» et d’«þhis- torien amateurþ». Étudiant en histoire à la Sorbonne en maiþ1968, j’ai vécu, voire participé au mouvement avec l’enthousiasme de mes 19þans. J’avais récemment Extrait de la publication LA FAUTE À NICOLAS adhéré à la JCR de Krivine et Weber, organisation qu’on qualifiait à l’époque de «þguévaro-trotskisteþ». Le Che venait d’être assassiné et nous avions le cœur en berne, mais j’avoue, à ma courte honte, que je ne savais pas bien, à l’époque, ce qu’était le trotskisme. L’appartenance à cette petite confrérie sympathique où j’ai rencontré des personnes excep- tionnelles – dont certaines sont restées des amis pour la vie – m’a permis de vivre le mois de mai, étudiant du moins, en première ligne. Mon autre couvre-chef est cousu des travaux que j’ai menés sur cette époque. Devenu, au milieu des années soixante-dix, un «þbonþ» social-démocrate, je n’ai cessé, pendant trente ans, via des livres et des films, de revenir sur cette décennie. J’ai lu et médité des dizaines d’ouvrages, visionné des cen- taines d’heures d’archives, rencontré et interrogé un nombre incalculable d’acteurs. De cette his- toire, je crois donc pouvoir transmettre – ce sera ma modeste contribution – deux ou trois choses à ceux qui ne l’ont pas vécue. Patrick Rotman, janvierþ2008. Extrait de la publication 13 1 Tentative de définition Quels sont les événements que l’on place sous l’inti- tulé de «þMaiþ1968þ»þ? Maiþ68 a produit une vaste mythologie – nour- rie de légendes, d’idées préconçues, de partis pris idéologiques – très éloignée de la réalité historique. Les discours ont occulté les faitsþ: il faut donc retourner à l’histoire. Maiþ68 est un événement historique né de cir- constances particulières, dans un environnement culturel, social et international bien déterminé. Il convient de l’étudier comme n’importe quel autre épisode de notre histoire, même s’il constitue un moment décisifþ: les enquêtes d’opinion montrent en effet que, après la Seconde Guerre mondiale, Maiþ68 est considéré comme l’un des moments les MAI 68 RACONTÉ À CEUX QUI NE L’ONT PAS VÉCU 14 plus importants de l’histoire contemporaine. Pour retrouver la réalité historique, il faut libérer Maiþ68 de sa charge idéologique et se situer en dehors des débats passionnés qu’il a suscités. Ainsi, il est impossible de prendre «þ68þ» comme un bloc homogène en le qualifiant unifor- mément de monôme étudiant ou de révolution avortée. Dans le mouvement de 68 se mêlent une aspiration démocratique et un vertige messia- nique, une volonté libertaire et des comporte- ments totalitaires, une incroyable modernité et un affligeant archaïsme, le besoin d’une générosité collective et l’affirmation d’un individualisme exacerbé… Maiþ68 ne peut donc être réduit à une seule dimension, forcément partiale, forcément partielle. Ce premier point de méthode éclairci, il reste à caractériser Maiþ68. Plusieurs définitions se super- posent. La première délimite le «þmomentþ» au sens strict, c’est-à-dire les huit semaines entre le 3þmai 1968, marquant le «þdébut des événementsþ», et le 30þjuin 1968. Au cours de cette période se com- binent une crise universitaire, une crise sociale, et une crise politique. Extrait de la publication TENTATIVE DE DÉFINITION 15 Ensuite, une deuxième approche, sociologique, replace Mai 68 dans le continuum des années soixante et le considère comme l’épicentre d’une grande mutation culturelle et sociale. Maiþ68 se situe à mi-chemin entre la fin de la guerre d’Algérie et le premier choc pétrolier. Cette périodisation d’une douzaine d’années permet de saisir tant les petits mouvements moléculaires de la société qui annoncent Maiþ68 stricto sensu que les répercus- sions et la postérité de l’événement sur la société française. Enfin, une troisième forme de caractérisation, plus politique, invite à identifier l’époque des années soixante comme une période «þrougeþ» – le «þfond de l’air est rougeþ», pourrait-on dire, pour reprendre le titre d’un film de Chris Marker. Cette périodisation politique commence avec les pre- miers bombardements américains au Vietnam en 1965, et s’achève en 1975, avec la chute de Saigon. Elle englobe un vent de contestation sur presque tous les continents. Même si le Maiþ68 français présente des caractéristiques spécifiques, sur les- quelles nous reviendrons, il ne constitue que l’un des aspects d’un phénomène mondial, marqué par Extrait de la publication MAI 68 RACONTÉ À CEUX QUI NE L’ONT PAS VÉCU le réveil des peuples du tiers-monde et la guerre du Vietnam. La compréhension du contexte interna- tional est donc décisive lorsqu’on parle de Maiþ68 qui n’est pas un événement franco-français. On peut donc analyser Maiþ68 selon plusieurs perspectivesþ: se concentrer sur les dix semaines qui ont ébranlé la France entre mai et juinþ1968, le situer dans une analyse plus socioculturelle de cette décennie où tout bascule ou, enfin, mettre l’accent sur le contexte international très particulier des «þsix- tiesþ» qui favorise la résurgence de la radicalité révolu- tionnaire. Une bonne compréhension implique de combiner les trois dimensions. Extrait de la publication 17 2 Les années d’avant Pouvait-on prévoir Maiþ68 ou l’événement a-t-il sonné comme un coup de tonnerre dans un ciel sereinþ? Personne n’avait prévu Maiþ68. C’est un évé- nement qui, par son ampleur, sa profondeur, son caractère soudain, était totalement imprévisible. En quelques semaines, un pays entier a vacillé, les ins- titutions, les pouvoirs ont été violemment remis en cause, et personne ne pouvait l’imaginer à peine trois jours plus tôt. Avec le recul, il est certes pos- sible de comprendre pourquoi ces événements se sont produits sous cette forme-là, à ce moment et ce lieu précis. Comme le disait le président Maoþ: «þLa plaine était certainement sèche pour que l’allumette y mette le feu.þ» Il n’empêche qu’il MAI 68 RACONTÉ À CEUX QUI NE L’ONT PAS VÉCU 18 demeure une «þénigme 68þ», une part d’irrationnel qui échappe à l’explication et qui confère à cet évé- nement son originalité. Il nous faut donc revenir sur l’état de la société française et du monde avant maiþ1968. La caractéristique majeure de la France des sixties est la révolution démographiqueþ: les enfants du baby-boom sont désormais des adolescents, et ils revendiquent leur place dans une France encore figée. La présence physique de ces jeunes est un phénomène totalement nouveauþ: un tiers des Français ont moins de 20þans et l’on compte huit millions de jeunes entre 16 et 24þans en 1968. C’est cette classe d’âge, qui prend conscience de sa force, qui est l’acteur social de Maiþ68þ: la uploads/Histoire/ mai-68-raconte-a-ceux-qui-ne-l-ont-pas-vecu-entretien-avec-laurence-devillairs.pdf

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  • Publié le Jan 08, 2023
  • Catégorie History / Histoire
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