LES MODES DE PRODUCTION SEMIOTIQUE Par Lucie Guillemette et Josiane Cossette Un

LES MODES DE PRODUCTION SEMIOTIQUE Par Lucie Guillemette et Josiane Cossette Université du Québec à Trois-Rivières lucie_guillemette@uqtr.ca 1. RÉSUMÉ ECO Umberto Eco aborde l’univers sémiotique non comme étant composé de signes, mais bien de fonctions sémiotiques (signes-fonctions). En regard des triades de Peirce, il élabore donc une sémiotique non référentielle : les expressions utilisées peuvent l’être pour se référer aux choses ou aux états du monde, mais renvoient à la culture et aux contenus élaborés par une culture. Un signe (signe-fonction) ne correspond plus à un référent précis et figé (c’était le cas avec le signe linguistique), mais peut revêtir plusieurs significations, peut désigner différentes réalités en regard du contexte socioculturel. Par exemple, un octogone rouge ne revêt pas la même signification en Afrique qu’en Amérique, où, en raison d’une convention qui a donné lieu à un usage culturel, on l’associe à « arrêter ». Toutefois, même dans la culture américaine, l’octogone rouge peut changer de signification, s’il se trouve par exemple dans un manuel de géométrie. Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée : Lucie Guillemette et Josiane Cossette (2006), « Les modes de production sémiotique », dans Louis Hébert (dir.),Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/eco/modes-de-production-semiotique.asp. 2. THÉORIE top 2.1 ORIGINE ET FONCTION La théorie du signe de Eco a été développée dans les années soixante-dix (1972). Elle rejoint la conception de Derrida (1967) (voir le chapitre sur Derrida) selon laquelle il y a absence de signifié transcendantal (un seul signifié, un seul contenu, absolu, par signifiant, par forme du signe), mais plutôt une chaîne de signifiant à signifiant, infinie, s’apparentant à la sémiosis illimitée de Peirce (« aussitôt qu’un signe […] a atteint le niveau de l’interprétant, il est prêt […] à devenir le ground d’un nouveau signe » (Fisette, 1990 : 16)). Dans le sillage de ces deux théoriciens, la théorie développée par Eco met l’accent sur la non-univocité de la signification du signe et parlera, à cet effet, de signe-fonction. Cette théorie, qui comprend les « modes de production sémiotique », débouchera par la suite sur des théories de la lecture, selon lesquelles la signification d’un texte peut être dégagée par un lecteur modèle (voir le chapitre sur la coopération textuelle). 2.2 THÉORIE DES CODES La théorie des codes de Eco a été très critiquée et lui-même la remet en question dans Sémiotique et philosophie du langage (1988 [1984]). À la notion de code, il préfère celle d’encyclopédie, qui rendra l’activité de signification possible (voir le chapitre sur la coopération textuelle). On doit retenir entre autres, de cette théorie des codes, deux définitions de base (1988 [1984] : 69-70) qui seront importantes dans ses théories de la lecture : Dénotation : expression/mot pris au sens littéral. Par exemple : Le chat est gris. Connotation : second code qui prend appui sur le premier : métaphores, tropes, double-sens (le second code présuppose un signe plurivoque). Par exemple : Broyer du noir. 2.3 THÉORIE DE LA PRODUCTION DU SIGNE La notion de signe comme équivalence (expression = contenu) est remplacée par Eco, pour qui le « signe » déborde le simple signe linguistique (ex. : le panneau d’arrêt n’est pas un signe linguistique, les nuages non plus, etc.). Il propose plutôt une représentation du signe comme inférence et système d’instructions contextuelles, c’est-à-dire que « le signe est une instruction pour l’interprétation » (1988 [1984] : 33). « Néanmoins, une donnée sensorielle, même médiate par une empreinte, une trace, une réduction de dimensions, reste un signe à interpréter » (Eco, 1978 : 6). Comme trop de choses sont signe (inférences naturelles, équivalences arbitraires (par exemple, p≡q), diagrammes, dessins, emblèmes, cibles), Eco élimine la notion de signe pour conserver uniquement l’activité de signification et voir comment fonctionnent les processus de signification. L’étude des possibilités de production du signe montre qu’il existe un continuum sémiosique allant du code le plus fort (ratio difficilis) au codage le plus le plus ouvert et indéterminé (ratio facilis) (voir le tableau plus bas, tiré d’Eco, 1992 : 60). La condition d’un signe n’est pas seulement celle de la substitution, mais aussi celle de l’existence d’une interprétation possible. Le contenu interprété fait aller au-delà du signe originaire ; il est toujours ce qui ouvre à quelque chose d’autre. Typologie des modes de production sémiotique 2.3.1 FONCTIONNEMENT DU TABLEAU La classification des modes de production (et d’interprétation) sémiotique s’établit selon quatre paramètres : 1. Le travail matériel requis pour la production de l’expression, soit la reconnaissance, l’ostension, la réplique ou l’invention. 2. Le rapport type-occurrence (abstraction-manifestation concrète), qui s’échelonne de la ratio facilis (la manifestation concrète de l’expression concorde avec son propre type expressif selon des conventions institutionnalisées et compréhensibles lorsqu’on connaît le code. Par exemple, les symptômes sont reconnaissables grâce « à leur conformité à un type » (1988 [1972] : 144)) à laratio difficilis (« le type de l’expression coïncide avec le type du contenu » (1988 [1972] : 145), par exemple une flèche qui signifie « aller tout droit » le signifie par un lien motivé et dans divers types de situation. Cependant, même dépourvue de tout contexte, elle demeure spatio-sensitive) (1988 [1972] : 144). 3. Le continuum matériel à former (hétéromatériel motivé, homomatériel, hétéromatériel arbitraire). 4. Le mode d’articulation et sa complexité, qui va des systèmes où sont déterminées des unités bien codifiées à ceux dont les unités sont difficilement repérables (1988 : 141). Dans le cadre de ce chapitre, nous nous arrêterons aux points 1 et 2 et n’aborderons pas les suivants en raison de leur très grande spécificité. REMARQUE : SIGNES ET SIGNES-FONCTIONS Les objets enregistrés dans les cases correspondant à la rubrique « rapport type-occurrence » – empreintes, symptômes, indices, exemples, vecteurs, etc. – semblent être des « signes » selon l'usage établi par les classifications traditionnelles. Mais, selon cette typologie de Eco, ce n’en sont pas. Ils sont ainsi nommés puisque ce sont des simplifications pratiques : au lieu de /empreintes/ on devrait mettre l’expression /produire des empreintes/, au lieu de /vecteur/, /imposer un mouvement vectoriel/, etc. Il s’agit vraiment de signes-fonctions et non de « signes ». 2.3.2 RECONNAISSANCE La reconnaissance a lieu lorsqu'un objet ou un événement est interprété par un agent, qui ne l'a pas produit, et qui le met en relation avec un contenu. L'objet ou l'événement, qui est produit soit par la nature ou l'action humaine, est interprété « soit en fonction d'une corrélation prévue par un code, soit en fonction d'une corrélation prévue directement par le destinataire. Cet acte de reconnaissance permet d'identifier l'objet en tant qu'empreinte, symptôme ou indice » (1992 : 72). REMARQUE : DESTINATEUR/DESTINATAIRE Eco parle ici du destinataire tel que Jakobson le présente dans son schéma de la communication. Un destinateur (qui n’est pas nécessairement une personne, cela peut être simplement la nature, un panneau de circulation, etc.) envoie un message qu’il transmet à l’aide d’un code (linguistique, culturel). Le destinataire est en quelque sorte l’interprète qui, maîtrisant ce même code, dégagera la signification du message. 2.3.2.1 EMPREINTES, TRACES Habituellement, les empreintes et les traces ne sont pas produites consciemment, ni explicitement pour signifier. Leur signification, bien que la plupart du temps involontaire, est cependant tirée par le destinataire en vertu d'un appentissage préalable : par exemple, un chasseur doit apprendre à distinguer les empreintes d'un coyote de celles d'un loup (signe comme unité culturelle). Selon la présente typologie, les empreintes sont des éléments à intégrer dans une fonction sémiotique, elles ne sont pas des signes, mais bien des signes-fonctions. La trace est aussi interprétable grâce à sa netteté : selon la température, une trace floue pourra signifier le passage peu récent d'un homme dans la neige, ou encore sa direction. Dans ce cas, les traces peuvent être produites explicitement pour signifier, voire pour induire quelqu'un en erreur : un humain qui a marché à reculons pourra donc tromper sur sa provenance et sur sa destination. Les traces et les empreintes se distinguent des indices en ce qu'elles sont formées d'un matériel autre que l'objet ou l'agent qui les a laissées : le pied nu (chair humaine) laisse un empreinte dans la boue ; les skis (matière plastique) qu'on traîne laissent une trace dans la neige. La résultante (empreinte ou trace) diffère de l'agent, tandis que l'indice est souvent constitué d'une partie de l'agent (un cheveu noir pour un bandit aux cheveux noirs). 2.3.2.2 SYMPTÔMES Les symptômes sont toujours utilisés en regard d’un contexte précis : par exemple, des taches rouges sur le visage peuvent tout aussi bien être le symptôme d’une rougeole que d’une forte fièvre. Ils ne sont pas produits consciemment. Par exemple, la fumée est un symptôme permettant d’identifier la présence d’un feu. Inversement, la fumée d’un feu produite délibérément pour signaler la présence de pêcheurs échoués sur une île déserte devra plutôt être considérée comme un indice de présence humaine, puisque consciemment produite. 2.3.2.3 INDICES La présence d’indices permet, par inférence, de conclure à la présence d’un agent (humain, animal, véhicule, etc.) qui les uploads/Industriel/eco-les-modes-de-production-semiotique-pdf.pdf

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