Droits de traduction, reproduction, adaptation réservés pour tous pays © 1981,

Droits de traduction, reproduction, adaptation réservés pour tous pays © 1981, L'Arche Editeur, 86, rue Bonaparte, 75006 Paris HENRI LEFEBVRE CRITIQUE D E LA VIE QUOTIDIENNE m De la modernité au modernisme (Pour une métaphilosophie du quotidien) « le sens de la marche » L ' A R C H E E D I T E U R A P A R I S DU MEME AUTEUR chez le même Editeur CRITIQUE DE LA VIE QUOTIDIENNE I : Introduction CRITIQUE DE LA VIE QUOTIDIENNE II : Fondements d'une sociologie de la quotidienneté MUSSET (Collection Travaux, n° 6) INTRODUCTION 1. Qu'il y ait depuis quelques années des modifications dans la vie quotidienne, c'est peu contestable. Jusqu'où vont ces changements ? Ont-ils aggravé ou qualitativement amélioré le quotidien ? Ce sont des questions. Que de nouveaux changements se préparent, s'annoncent, c'est incontestable. Seraient-ils, comme on l'entend dire de tous côtés, radicaux (c'est-à-dire reprenant choses et gens « par la racine »), c'est encore une question. Le moment semble venu, en 1981, de jeter un regard rétrospectif sur les aspects du quotidien, au cours du xx* siècle, dans la pratique et la « réalité », mais aussi dans le savoir, dans la philosophie, dans la littérature et l'art. Ne se présente-t-il pas une alternative : ou bien l'acceptation du quotidien tel quel (tel qu'il se fait à travers ses changements) — ou bien le refus, qui peut être soit héroïque et ascétique, soit hédoniste et voluptueux, soit révolutionnaire, soit anarchisant, autrement dit néo-romantique, donc esthétique ? L'acceptation implique beaucoup plus que le consentement aux actes banals : achats et ventes, consommation, activités diverses. Elle implique un « consensus » : l'acceptation de la société, du mode de production, en un mot d'une (de la) totalité. On se voue ainsi (qui ? Chacun et tous) à ne pas vouloir, à ne pas concevoir ni même imaginer du possible qui sorte de ce mode de production ! Un inventaire du siècle, dans cet éclairage, devra tenir compte des technologies, mais aussi des rapports sociaux et de leurs expres- sions diverses, des problèmes politiques et de l'histoire, le quotidien étant à sa manière un produit historique (peut-être le « produit » le plus proche de nous, le plus accessible à la compréhension). S'agit-il seulement d'analyser le quotidien en 1981 ? de déterminer ce qui a changé et ce qui n'a pas changé, de prévoir ce qui va se modi- fier ou se consolider pendant les années qui viennent ? Non. Il s'agit aussi de vérifier si cette analyse critique de la vie quotidienne peut servir de fil conducteur (fil d'Ariane !) pour connaître l'en- 8 CRITIQUE DE LA VIE QUOTIDIENNE semble de la société et pour l'orienter dans un sens — pour lui donner un sens. Autrement dit, l'étude (critique) du quotidien permet-elle de résister à la double fascination, celle du « réel » et celle de la catastrophe, qui semble saisir ce qui reste de pensée aujourd'hui ? 2. Jadis, c'est-à-dire il y a quelques dizaines d'années, le mot « quotidien » désignait l'indispensable, chaque jour, pour vivre ou survivre : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. » Depuis, le sens et la portée du mot ont changé. Plus ample et plus vague, le mot « quotidien » désigne l'ensemble des actes journaliers et sur- tout le fait qu'ils s'enchaînent, qu'ils forment un ensemble. On admet implicitement que le quotidien ne se réduit pas à une somme d'actions isolées : manger, boire, se vêtir, dormir, etc., toutes activités consommatrices. A moins de définir la société par la seule consom- mation (ce qui arrive de plus en plus rarement), on se rend compte que la considération de ces actions isolées n'épuise pas le quotidien, mais qu'il faut aussi envisager leur contexte : les rapports sociaux dans lesquels elles prennent place. Non seulement parce que chaque action prise à part résulte d'une micro-décision, mais parce que leur enchaînement s'effectue dans un espace social et dans un temps social liés à la production. Autrement dit le quotidien, comme le langage, contient, impliquées mais voilées dans et par les fonctions, des formes évidentes et des structures profondes. On trouve dans le commerce d'innombrables ouvrages consacrés à des actions quotidien- nes : le ménage, la cuisine, l'habillement, le sommeil, la sexualité, etc. On peut même acheter des « encyclopédies » qui tentent de rassembler ces aspects. Or dans ces ouvrages manque l'ensemble, l'enchaînement. Les actions quotidiennes se répètent (se reproduisent) en raison de cet enchaînement et de ce qu'il implique. Elles sont à la fois indivi- duelles, « groupales » (la famille, les collègues et amis, etc.) et sociales. La quotidienneté a donc un rapport étroit et mal connu avec les modalités d'organisation et d'existence de la société (telle ou telle) qui impose des relations entre les travaux, les loisirs, la vie « privée », les transports, la vie publique. Contraignante, la quotidien- neté s'impose à tous les membres de la société considérée, qui ne disposent, sauf exceptions, que de faibles variations autour des normes. C'est selon cette acception — large, un peu floue, encore mal explicitée — que le quotidien a depuis peu fait son entrée dans la INTRODUCTION 9 conscience et la réflexion. Ce qui permet à l'analyse d'éviter les trivialités sur les menus faits apparemment « concrets » concernant les âges, les sexes, les revenus, les « équipements ménagers », etc. ; détails connus, que l'on pourrait prendre pour une description « scien- tifique » ou pour une « phénoménologie » du quotidien. Jadis les philosophes écartaient le quotidien du savoir et de la sagesse. Indispensable et vulgaire, les philosophes le jugeaient indigne de la pensée ; celle-ci établissait d'abord une distanciation (l'épochè) par rapport au quotidien, domaine et séjour des non-philosophes. La situation a changé. En 1980, la Société suisse de philosophie a organisé un symposium européen autour du thème « le quotidien et la philo- sophie », au cours duquel il devint manifeste que la philosophie se définit aujourd'hui par son rapport au quotidien, par sa capacité à le saisir, à le comprendre, à l'intégrer dans un ensemble conceptuel visant la totalité et l'universalité. La philosophie tente ainsi de se renouveler en surmontant l'abstraction spéculative. Et cela dès Marx, Husserl, Heidegger, Lukàcs, etc. On verra que les « purs » philosophes, après avoir saisi le quotidien dans les pinces des concepts, se propo- sent encore et toujours de le faire disparaître en le dévorant, au lieu de l'accepter tel quel — ou de le transformer. En même temps, le terme « quotidien » et la « réalité » qu'il désigne ont pénétré dans les journaux, dans la littérature. Une partie de plus en plus importante de la presse tourne autour du quotidien, de ses « problèmes » (à tel point que ce mot « problème » devient trivial et difficilement supportable). La littérature de Joyce à Simenon et à Japrisot (rapprochement intentionnel et quelque peu ironique), les romanciers s'efforcent de saisir de près, de plus en plus près, du quotidien pour en tirer des effets imprévus. Sans oublier les auteurs américains qui méthodiquement font sortir l'extraordinaire de l'ordi- naire (quotidien). Pourtant le quotidien ne s'oppose pas dans une opposition binaire au non-quotidien : le philosophique, le merveilleux, le sacré, l'artistique. Un tel schéma binaire oublie un (le) troisième terme, à savoir la puissance, le pouvoir, l'étatico-politique. Ce qui implique et même explique d'autres oublis. 3. La préoccupation du quotidien a fait aussi son entrée dans les sciences dites sociales : aussi bien l'histoire que l'anthropologie, la sociologie, la psychologie, etc. Beaucoup de spécialistes découvrent dans le quotidien le « concret », le « réel » après lequel ils courent mais que par malheur ils découpent en fonction de leurs méthodes pour 10 CRITIQUE DE LA VIE QUOTIDIENNE y tailler leur « champ ». Certains pensent que les sciences de la réalité humaine convergent vers ce concret ; d'autres jugent au contraire qu'une micro-sociologie ou une micro-psychologie se constitue à l'échelle du quotidien, s'opposant à la macro-sociologie ou à la macro- psychologie qui vise le global. Il arrive aussi que la préoccupation du quotidien entre dans le savoir sous d'autres vocables, par la bande ou en contrebande : la « civilisation matérielle », les « habitus », les « praxèmes », etc. Certains sociologues reprennent le thème du quotidien ; sans citer les recherches antérieures ils se disent « nouveaux sociologues » à la manière des « nouveaux philosophes », et annoncent l'avènement d'une sociologie du quoti- dien (cf. en particulier Michel Maffesoli, La conquête du présent —. Pour une sociologie de la vie quotidienne, préface de Gilbert Durand, P. U. F , 1979). Dans la plupart de ces études l'aspect critique — donc politi- que — s'estompe jusqu'à disparaître. La démarche pragmatique et positiviste, qui se veut et se dit scientifique, implique l'acceptation. Selon cette méthode, le savoir exclut la pensée critique. Attitude symptomatique. De quoi ? On constate, on entérine. Connaissance et reconnaissance vont ensemble, du même pas. Le savant ou plutôt le « uploads/Industriel/henri-lefebvre-critique-de-la-vie-quotidienne-3-de-la-modernite-au-modernisme-arche-1981.pdf

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