De la critique théorique au « faire » : la transformation du droit à la ville à

De la critique théorique au « faire » : la transformation du droit à la ville à travers les communs madrilènes Raphaël Besson Dossier : Les communs urbains : nouveau droit de cité ? Les Laboratoires urbains madrilènes se sont développés ces dernières années dans les interstices de la ville laissés vacants par le marché ou les pouvoirs publics. Raphaël Besson dresse un panorama de ce renouvellement urbain « par le bas » et open source, où les communs se dessinent moins comme une forme de résistance que comme un activisme de la vie quotidienne où l’expérimentation « par le faire » trouve sa pleine expression. Depuis la crise économique de 2008, Madrid est devenue l’épicentre de transformations politiques et urbaines majeures. Les Indignés reprennent le leitmotiv du droit à la ville Lefebvre 1968 ; Harvey 2013) et du respect des droits essentiels : « le logement, le travail, la culture, la santé, l’éducation, la participation politique, la liberté de développement personnel et le droit à des produits de première nécessité1 ». Les Indignados renouent ainsi avec une tradition madrilène du mouvement citoyen, fondé en partie sur l’autogestion (Castells 2008). Cette pratique se retrouve aujourd’hui avec le phénomène des Laboratoires citoyens, créés dans les espaces vacants de la capitale espagnole. Ces Laboratorios ciudadanos n’ont pas fait l’objet d’une stratégie de planification urbaine : ils sont issus de l’élan spontané de citoyens ordinaires (habitants, chômeurs, retraités, etc.) et de collectifs souvent très qualifiés, œuvrant dans les domaines de l’économie collaborative, du numérique, de l’écologie urbaine ou de l’urbanisme social. Actuellement, ces Laboratoires constituent des lieux d’expérimentation d’un urbanisme « de código abierto » – open source – (Tato et Vallejo 2012), et d’une réflexion collective autour des « communs urbains » (Festa 2016 ; Castro-Coma et Martí-Costa 2015). L’enjeu est de faire la ville in situ, avec les ressources des quartiers, plutôt que penser à la place d’acteurs et de collectifs d’ores et déjà présents et organisés. Le hacking, un mode de production des communs madrilènes Les Laboratoires citoyens s’appuient sur les outils de fabrication digitale et une « éthique hacker » (Himanen 2001), pour revendiquer un droit à la réappropriation et à la coproduction d’espaces madrilènes vacants. Ils réhabilitent la figure du « bricoleur » ou du « bidouilleur », propre à la sphère des hackers et des artistes numériques (Ambrosino et Guillon 2016). Une vingtaine de Laboratorios ciudadanos ont ainsi émergé en l’espace de quelques années, à l’image de La Tabacalera, Esta es une plaza ou du Campo de la Cebada. Chaque Laboratoire citoyen tend à se spécialiser dans un domaine particulier, comme l’agriculture et l’écologie urbaine, l’intégration sociale et culturelle, l’art collaboratif ou l’économie numérique. 1 Extrait du Manifeste du mouvement ¡Democracia Real Ya!, à l’origine des premières manifestations du 15 mai. 1 Un Laboratoire particulièrement emblématique est le Campo de la Cebada, situé à proximité de la Plaza Mayor, en plein cœur de Madrid. Cet espace a vu le jour en octobre 2010, lorsque la ville a décidé de la démolition du complexe sportif du quartier de La Latina. Les habitants et collectifs du quartier se sont alors rassemblés pour créer un espace autogéré et ouvert aux initiatives citoyennes, sociales et culturelles. Ils ont œuvré à la construction de mobiliers urbains, de terrains de sport et de jardins partagés. Pour cela, ils ont utilisé les outils et licences libres de Fab Labs madrilènes pour construire des équipements modulables (bancs, gradins), entièrement réalisés à partir de matériaux recyclés. Ces collectifs ont aussi fabriqué une coupole géodésique de 14 mètres de diamètre et 7 mètres de haut, afin d’accueillir divers événements culturels et sociaux. Depuis, le Campo de la Cebada a connu un développement important de projets sociaux (systèmes d’échange de services), artistiques (street art, ateliers de photographie, de poésie, de théâtre), sportifs et culturels (avec l’organisation de festivals de musique et de cinéma en plein air). Les activités du Campo sont autogérées lors de rencontres régulières qui réunissent des structures représentatives du quartier (habitants, commerçants, associations) et des collectifs extérieurs (architectes, urbanistes, chercheurs, ingénieurs). Au total, une centaine de personnes interviennent dans la gestion du Campo de la Cebada, qu’elles soient issues du quartier de La Latina ou mobilisées grâce aux différents programmes et workshops mis en place par le Medialab Prado2. L’objectif est « que n’importe quel individu se sente concerné et impliqué par le fonctionnement du lieu » (Manuel Pascual, collectif Zuloark). Ainsi le Campo de la Cebada a-t-il « progressivement abandonné son caractère underground, pour permettre une participation citoyenne la plus large possible » (Domenico di Siena, Urbano Humano). Aujourd’hui, de nombreux Madrilènes fréquentent le lieu. Il apparaît comme un outil au service des « problèmes concrets, des défis, des demandes et des aspirations qui se manifestent dans la ville » (Mangada 2015). Vers un urbanisme de código abierto (open source) Parallèlement au développement des Laboratoires citoyens, des collectifs madrilènes, comme Ecosistema Urbano, Basurama, Todo por la Praxis ou Paisaje Transversal expérimentent un urbanisme fondé sur des modes de gestion collaborative, c’est-à-dire sur l’expérimentation, l’économie de moyens et l’intégration des dimensions artistiques et culturelles (Boneta 2014)3. En s’inspirant de l’univers de l’informatique libre, ces collectifs défendent un urbanisme de codigo abierto ; ils souhaitent donner ainsi un large accès au « code source » de la fabrique urbaine (Markopoulou 2014). Cela se traduit par le développement de méthodes de design thinking et d’outils numériques en mesure de stimuler l’expression citoyenne et la coproduction des projets. On pense par exemple aux projets d’architecture collaborative de Basurama. Un projet intitulé Autobarrios San Cristóbal a permis à certains habitants d’un quartier défavorisé de Madrid de concevoir et de fabriquer un espace public sous un pont. Cette expérimentation s’est effectuée à partir des savoir-faire des habitants, mais aussi du réemploi de matériaux de construction et de déchets urbains (sacs plastiques, pneumatiques, cartons). Dans le même esprit, le projet Paisaje Tetuán a incité les habitants du quartier Tetuán à collaborer avec des collectifs d’architectes- urbanistes, des artistes et des designers, afin de réhabiliter les espaces vacants du quartier et la place centrale Leopoldo Luis. La régénération du marché de San Fernando procède de la même logique. Les habitants, les associations et les centres socioculturels du quartier de Lavapiés ont coproduit la programmation du marché, pour en faire un espace vivant, hybride et ancré socialement. Le marché 2 Le Medialab Prado, implanté dans le quartier des Lettres, est un Laboratoire citoyen dédié au numérique et géré par la ville de Madrid. 3 D’autres praticiens, éditeurs et chercheurs, jouent un rôle essentiel dans le développement de ce nouvel urbanisme. On pense à des auteurs comme Domenico di Siena, Alberto Corsín Jiménez, Adolfo Estalella, Manu Fernández, ainsi qu’à divers collectifs comme El Observatorio Metropolitano de Madrid, La Fundación de los Comunes, El Club de Debates Urbanos ou la Universidad Nómada. Les éditions Traficantes de Sueños diffusent quant à elles les productions intellectuelles de cet urbanisme madrilène. Récemment, ces éditions ont publié une charte des communs pour la ville de Madrid : La Carta de los Comunes. Para el cuidado y disfrute de lo que todos es (2011). 2 accueille aujourd’hui une diversité d’espaces : un centre de santé, une crèche, un lieu de coworking, des espaces de vente de produits artisanaux et issus de l’agriculture biologique, ainsi qu’une scène dédiée aux événements culturels. Cet urbanisme de código abierto porte moins sur l’édification d’œuvres architecturales majeures qu’il ne vise la mise en œuvre d’espaces relationnels, à même de créer les conditions de la fabrique des communs. C’est l’un des objectifs des plateformes numériques collaboratives, qui permettent de rapprocher des mondes sociaux hétérogènes. Ces plateformes jouent une fonction essentielle de middle ground (Cohendet et al., 2011), en connectant l’underground des habitants, usagers, hackers, artistes, et l’uppergound des administrations, des firmes et des ingénieurs. Ainsi les réseaux sociaux du web facilitent-ils l’autogestion des Laboratoires citoyens et la mobilisation en un temps record de centaines de personnes lors d’événements collectifs. Les plateformes de crowdfunding financent les projets de mobiliers et d’infrastructures du Campo de La Cebada4. Les plateformes de mise en réseau des laboratoires citoyens, à l’image du programme Ciudadanía 2.0 (« Citoyenneté 2.0 »), mis en place par le Media Lab Prado et le SEGIB (Secretaria General Iberoamericana), facilitent le partage des ressources et la visibilité des Laboratorios. La carte collaborative Los Madriles recense en temps réel les innovations sociales et citoyennes qui émergent au cœur de Madrid : centres sociaux, Laboratoires citoyens, jardins partagés, interventions artistique, etc. Les plateformes d’appel à projet du Media Lab Prado diffusent les appels à participation pour des expérimentations et des workshops liés à la ville et aux communs urbains : agriculture urbaine, data-visualisation, affichages, patrimoines, modèles économiques urbains, etc. Enfin, certaines plateformes s’affichent dans l’espace public des villes, à l’image de la façade digitale du Media Lab Prado. Cette façade se compose d’un écran interactif qui diffuse en temps réel des informations sur les recherches, les workshops et les expérimentations en cours, de sorte que les habitants du quartier uploads/Ingenierie_Lourd/ de-la-critique-theorique-au-faire-la-transformation-du-droit-a-la-ville-a-travers-les-communs-madrilenes.pdf

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