Jean Baudrillard Kool Killer ou l’insurrection par les signes Jean Baudrillard
Jean Baudrillard Kool Killer ou l’insurrection par les signes Jean Baudrillard Jean Baudrillard J k o o l k i l l e r o u l’ i n s u r r e c t i o n p a r l e s s i g n e s Éditions Éditions É Les•partisans •partisans • •du•moindre•eff eff e ort ffort ff www.lpdme.org 2005 k o o l k i l l e r o u l’ i n s u r r e c t i o n p a r l e s s i g n e s 7 k o o l k o o l k o o l k i l l e r o r t h e i n s u r r e c t i o n o f s i g n s 2 5 k o o l k i l l e r o u l’ i n s u r r e c t i o n p a r l e s s i g n e s 7 8 C’est au printemps 1972 que s’est mise à déferler sur New York une vague de graffi ti qui, partis des murs et des palissades des ghettos, ont fi ni par s’emparer des métros et des bus, des camions et des ascenseurs, des couloirs et des monuments, les couvrant tout entiers de graphismes rudimentaires ou sophistiqués, dont le contenu n’est ni politique, ni pornographique : ce ne sont que des noms, des surnoms tirés des comics underground : duke, sprit, superkool, koolkiller, ace, vipere, spider, eddie, kola, etc., suivis du numéro de leur rue : eddie 135, woodie 110, shadow 137, etc., ou encore d’un numéro en chiffres romains, indice de fi liation ou de dynastie: snake i, snake ii, snake iii, etc. jusqu’à cinquante, selon que le nom, l’appellation totémique est reprise par de nouveaux graffi tistes. Tout cela est fait au Magic Marker ou à la bombe, qui permet des inscriptions d’un mètre de haut ou plus sur toute la longueur d’un wagon. Les jeunes s’introduisent de nuit dans les dépôts de bus et de métro, et jusqu’à l’intérieur des voitures, et se déchaî- nent graphiquement. Le lendemain, toutes ces rames traversent Manhattan dans les deux sens. On les efface (c’est diffi cile), on arrête les graffi tistes, on les met en prison, on interdit la vente des marqueurs et des bombes, rien n’y fait, ils en fabriquent artisanale- ment et recommencent toutes les nuits. Le mouvement est terminé aujourd’hui, au moins dans cette violence extraordinaire. Il ne pouvait être qu’éphémère, et d’ailleurs il a beaucoup évolué en un an d’histoire. Les graffi ti se sont faits plus savants, avec des graphismes baroques incroya- bles, avec des ramifi cations de style et d’école liées aux différen- tes bandes qui opéraient. Ce sont toujours des jeunes Noirs ou Portoricains qui sont à l’origine du mouvement. Les graffi ti sont particuliers à New York. Dans d’autres villes à fortes minorités ethniques, on trouve beaucoup de murs peints, œuvres improvi- sées et collectives de contenu ethno-politique, mais peu de graffi ti. Une chose est sûre: c’est que les uns comme les autres sont nés après la répression des grandes émeutes urbaines de 1966–70. Offensive sauvage comme les émeutes, mais d’un autre type et qui a changé de contenu et de terrain. Type nouveau d’interven- tion sur la ville, non plus comme lieu du pouvoir économique et politique, mais comme espace/temps du pouvoir terroriste des media, des signes et de la culture dominante. La ville, l’urbain, c’est en même temps un espace neutralisé, homogénéisé, celui de l’indifférence, et celui de la ségrégation croissante des ghettos urbains, de la relégation des quartiers, des races, de certaines classes d’âge : l’espace morcelé des signes distinctifs. Chaque pratique, chaque instant de la vie quotidienne est assigné par de multiples codes à un espace/temps déterminé. Les ghettos raciaux à la périphérie ou au cœur des villes ne sont que l’expression limite de cette confi guration de l’urbain : un im- mense centre de triage et d’enfermement où le système se repro- duit non seulement économiquement et dans l’espace, mais aussi en profondeur, par la ramifi cation des signes et des codes, par la destruction symbolique des rapports sociaux. Il y a une expansion horizontale et verticale de la ville, à l’image du système économique lui-même. Mais il y a une troisième dimension de l’économie politique — celle de l’inves- tissement, du quadrillage et du démantèlement de toute socialité par les signes. Contre celle-ci, ni l’architecture ni l’urbanisme ne peuvent rien, car ils procèdent eux-mêmes de ce nouveau tour pris par l’économie générale du système. Ils en sont la sémiologie [opérationnelle. 9 10 La ville fut en priorité le lieu de production et de réalisation de la marchandise, de la concentration et de l’exploitation indus- trielles. Elle est en priorité aujourd’hui le lieu d’exécution du signe comme d’une sentence de vie et de mort. Nous n’en sommes plus à la ville des ceintures rouges des usines et des périphéries ouvrières. Dans cette ville-là s’inscrivait encore, dans l’espace même, la dimension historique de la lutte de classes, la négativité de la force de travail, une spécifi cité sociale irréductible. Aujourd’hui, l’usine, en tant que modèle de socialisa- tion par le capital, n’a pas disparu, mais elle cède la place, dans la stratégie générale, à la ville entière comme espace du code. La matrice de l’urbain n’est plus celle de la réalisation d’une force (la force de travail), mais celle de la réalisation d’une différence (l’opération du signe). La métallurgie est devenue sémiurgie. Ce scénario de l’urbain, on le trouve matérialisé dans les villes nouvelles, directement issues de l’analyse opérationnelle des besoins et des fonctions/signes. Tout y est conçu, projeté et réalisé sur la base d’une défi nition analytique : habitat, transport, travail, loisir, jeu, culture — autant de termes commutables sur l’échiquier de la ville, dans un espace homogène défi ni comme environne- ment total. C’est là où la prospective urbaine rejoint le racisme, car il n’y a pas de différence entre le fait de parquer les gens dans un espace homogène appelé ghetto sur la base d’une défi nition raciale et celui de les homogénéiser dans une ville nouvelle sur la base d’une défi nition fonctionnelle de leurs besoins. C’est une seule et même logique. La ville n’est plus le polygone politico-industriel qu’elle a été au xixe siècle, elle est le polygone des signes, des media, du code. Du coup, sa vérité n’est plus dans un lieu géographique, comme l’usine ou même le ghetto traditionnel. Sa vérité, l’enfermement dans la forme/signe, est partout. C’est le ghetto de la télévision, de la publicité, le ghetto des consommateurs/consommés, des lecteurs lus d’avance, des décodeurs encodés de tous les messages, des circulants/circulés du métro, des amuseurs/amusés du temps de loisir, etc. Chaque espace/temps de la vie urbaine est un ghetto, et tous sont connectés entre eux. La socialisation aujourd’hui, ou plutôt la désocialisation passe par cette ventilation structurale à travers les multiples codes. L’ère de la production, celle de la marchandise et de la force de travail, équivaut encore à une solidarité du procès social jusque dans l’exploitation — c’est sur cette socialisation, en partie réalisée par le capital lui-même, que Marx fonde sa perspective révolutionnaire. Mais cette solidarité historique a disparu : solidarité de l’usine, du quartier et de la classe. Désormais, tous sont séparés et indifférents sous le signe de la télévision et de l’automobile, sous le signe des modèles de comportement inscrits partout dans les media ou dans le tracé de la ville. Tous alignés dans leur délire respectif d’identifi cation à des modèles directeurs, à des modèles de simulation orchestrés. Tous commutables comme ces modèles eux-mêmes. C’est l’ère des indi- vidus à géométrie variable. Mais la géométrie du code, elle, reste fi xe et centralisée. C’est le monopole de ce code, partout diffus dans le tissu urbain, qui est la forme véritable du rapport social. On peut envisager que la production, la sphère de la pro- duction matérielle se décentralise, et que prenne fi n la relation historique entre la ville et la production marchande. Le système peut se passer de la ville usinière, productrice, espace/temps de la marchandise et des rapports sociaux marchands. Il y a des signes de cette évolution. Mais il ne peut se passer de l’urbain comme espace/temps du code et de la reproduction, car la centralité du code est la défi nition même du pouvoir. Est donc politiquement essentiel ce qui s’attaque aujourd’hui à cette sémiocratie, à cette forme nouvelle de la loi de la valeur : commutabilité totale des éléments dans un ensemble fonctionnel, chacun ne prenant de sens que comme terme structural variable selon le code. Par exemple les graffi ti. 11 12 La révolte radicale dans ces conditions, c’est en effet d’abord de dire : « J’existe, je suis un tel, j’habite telle ou telle rue, je vis ici et maintenant ». Mais uploads/Ingenierie_Lourd/ kool-killer.pdf
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- Publié le Apv 12, 2022
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