Dany Laferrière Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer roman vlb

Dany Laferrière Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer roman vlb éditeur VLB ÉDITEUR 4665, rue Berri Montréal, Qc H2J 2R6 Tél. : (514) 524-2019 Illustration de la couverture : Yvan Adam Distribution en librairies DIFFUSION DIMÉDIA 539, boul. Lebeau Ville Saint-Laurent, Qc H4N 1S2 Tél. : 336.3941 Données de catalogage avant publication (Canada) Laferrière, Dany Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer Roman. ISBN 2-89005-218-4 I. Titre. PS8573. A33C65 1985 C843’. 54 C85-094205-5 PS9573. A33C65 1985 PQ3919.2. L33C65 1985 © VLB ÉDITEUR & Dany Laferrière, 1985 Dépôt légal – 4e trimestre 1985 Bibliothèque nationale du Québec ISBN 2-89005-218-4 « Le nègre est un meuble. » Code Noir, art. 1, 1685 À Roland Désir, en train de dormir, quelque part, sur cette planète. CHAPITRE PREMIER Le Nègre narcisse Pas croyable, ça fait la cinquième fois que Bouba met ce disque de Charlie Parker. C’est un fou de jazz, ce type, et c’est sa semaine Parker. La semaine d’avant, j’avais déjeuné, dîné, soupé Coltrane et là, maintenant, voici Parker. Cette chambre n’a qu’une qualité, tu peux jouer du Parker ou même Miles Davis ou un coco plus bruyant encore comme Archie Shepp à trois heures du matin (avec des murs aussi minces que du papier fin) sans qu’aucun imbécile ne vienne te dire de baisser le son. On crève, cet été, coincé comme on est entre la Fontaine de Johannie (un infect restaurant fréquenté par la petite pègre) et un minuscule bar-topless, au 3670 de la rue Saint-Denis, en face de la rue Cherrier. C’est un abject 1 ½ que le concierge a refilé à Bouba pour un 2 ½ à 120 dollars par mois. On loge au troisième. Une chambre exiguë, coupée en deux par un affreux paravent japonais à grands oiseaux stylisés. Un réfrigérateur constamment en état de palpitation comme si on nichait à l’étage d’une gare ferroviaire. Des bunnies de Playboy punaisées au mur qu’on a dû enlever en arrivant pour éviter le suicide qu’un tel genre de choses entraîne inévitablement. Une cuisinière aux foyers aussi glacés que des tétons de sorcière volant par -40 degrés. Avec, en prime, la Croix du mont Royal, juste dans l’encadrement de notre fenêtre. Je dors sur un lit crasseux et Bouba s’est arrangé avec ce Divan déplumé, tout en bosses. Bouba semble l’habiter. Il boit, lit, mange, médite et baise dessus. Il a fini par épouser les vallonnements de cette pouffiasse gonflée au coton. Dès notre arrivée dans cette bauge étroite, Bouba s’est installé sur ce Divan avec la collection complète de l’œuvre de Freud, un vieux dictionnaire dont les premières lettres (A B C D et une partie de E) manquent et un volume dépenaillé du Coran. Bouba passe ses journées, apparemment, à ne rien faire. En réalité, il purifie l’univers. Le sommeil nous guérit de toutes les impuretés physiques, les maladies mentales et les perversions morales. Bouba fait, entre deux lectures du Coran, des cures de sommeil qui peuvent durer jusqu’à trois jours. Le Coran, dans sa sagesse infinie, dit : « Toute âme subira la mort. Vous recevrez vos récompenses au jour de la résurrection. Celui qui aura évité le feu et qui entrera dans le paradis, celui-là sera bienheureux, car la vie d’ici-bas n’est qu’une jouissance trompeuse. » (sourate III, 182) : Le monde peut alors sauter ou faire ce que bon lui semble, Bouba dort. Son sommeil est, parfois, aussi aigu que la trompette de Miles Davis. Bouba est alors ramassé sur lui-même, le visage fermé, les genoux repliés sous le menton. D’autres jours, je le trouve abattu, les bras en croix, la gueule ouverte sur un trou noir, les orteils pointés vers le plafond. Le Coran dans sa pleine magnanimité dit : « Tu fais succéder la nuit au jour et le jour à la nuit, tu fais sortir la vie de la mort et la mort de la vie. Tu accordes la nourriture à qui tu veux sans compte ni mesure. » (sourate III, 26). Bouba espère ainsi gagner sa place aux côtés d’Allah (que son saint nom soit béni). Charlie Parker crève la nuit. Une nuit moite et lourde des Tristes Tropiques. Le jazz me ramène toujours à La Nouvelle-Orléans et ça fait un Nègre nostalgique. Bouba est affalé sur le Divan dans sa pose habituelle (couché sur le côté gauche, face à La Mecque) à siroter du thé de Shanghai tout en feuilletant un bouquin de Freud. Comme Bouba est complètement toqué de jazz et qu’il ne reconnaît qu’un gourou (Allah est grand et Freud est son prophète), ça ne lui a pas pris de temps à bricoler cette thèse complexe et sophistiquée où, au bout du compte, Sigmund Freud devient l’inventeur du jazz. — Et avec quelle pièce, Bouba ? — Totem et Tabou, Vieux. Vrai, il m’appelle Vieux. — Si Freud avait écrit du jazz, bon dieu de merde, cela se saurait. Bouba prend alors une longue respiration. Ce qu’il fait chaque fois qu’il a affaire à un incrédule, un cartésien, un rationaliste et un réducteur de tête. Le Coran dit : « Veille donc, ô Muhammad : car eux aussi veillent et épient les événements. » — Tu sais, parvient à chuchoter Bouba en guise d’explication, tu sais bien que S.F. a vécu à New York. — Bien sûr. — Alors, il aurait pu apprendre à jouer de la trompette de n’importe quel musicien tuberculeux de Harlem. — Possible. — Sais-tu au moins c’est quoi, le jazz ? — Je ne peux pas le dire, mais si on le joue devant moi, je suis capable de l’identifier. — Bon, dit Bouba après une longue minute de méditation, écoute ça alors. Et me voici avalé, absorbé, annihilé, bu, digéré, mastiqué par ce niagara de mots débités, dans un délire fantastique, avec une diction paranoïaque, le tout secoué de pulsations jazzées au rythme des incantations de sourates, avant de comprendre que Bouba me fait une lecture hachée, syncopée des tranquilles pages 68 et 69 de Totem et Tabou. L’effigie de la princesse égyptienne Taïah surmonte le vieux Divan où Bouba passe ses journées couché ou assis sur ses jambes repliées à brûler des résines odorantes dans un brûle-parfum oriental. Il se fait, sans arrêt, du thé sur un réchaud à alcool en lisant des livres rares sur l’art assyrien, les mystiques anglais, les Vèvès du vaudou, la Fata Morgana de Swinburne. Il passe ainsi son précieux temps à admirer sur une gravure, achetée rue Saint-Denis, le corps frais de la Beata Beatrice de Dante Gabriel Rosseti. — Écoute ça, Vieux. Ça fait une trentaine de fois, depuis le début de cette semaine, que j’écoute ça. Ça, c’est une passe de Parker. Le visage de Bouba, tendu comme un mât de misaine, écoute aussi. On entendrait facilement voler une tsé-tsé. Saint Parker des Enfers, priez pour nous. J’écoute de mon mieux. Bouba boit littéralement chaque note rauque qui sort du saxe de Parker. Juste au milieu de la Grande Passe (Bouba dixit), exactement au moment où le vieux Parker (1920-1955) allait attaquer ces précieuses secondes (128 mesures) qui ont révolutionné le jazz, l’amour, la mort et toute notre foutue sensibilité, juste à ce moment le ciel choisit de déferler sur nos têtes sous le mode brutal d’un baisage à fond de train zébré de hurlements stridents, de cris de bête blessée, d’arrachements de tripes dans une cavalcade de chevaux rétifs, juste là, au-dessus de nos têtes. La table tournante tressaute comme une rainette aux doigts adhésifs. Qu’est-ce que c’est ? Est-ce le courroux d’Allah ? « N’examinent-ils pas attentivement le Coran ? Si tout autre que Allah en était l’auteur, n’y trouveraient-ils pas une foule de contradictions ? » (sourate IV, 84). Est-ce Ogoum, le dieu de feu du panthéon vaudou ? Bouba croit, tout simplement, que nous avons loué l’antichambre de l’enfer et qu’au-dessus de nous vit Belzébuth soi-même. Le bruit reprend avec plus de violence. Plus fort. Plus précipité. On dirait nettement une course effrénée des quatre chevaux de l’Apocalypse. Parker a juste le temps de jouer Cool Blues et après, ce petit monstre d’invention, de folie sonore, Koko (1946). La seule pièce musicale à pouvoir faire face à cette démence qui nous tombe du ciel. Le plafond descend d’un millimètre dans un nuage de poussières roses. Soudain, rien. On attend avec impatience, en haleine, la fin du monde. L’Apocalypse privée. Sur mesure. SILENCE. Puis ce cri tendu, en contre-ut, aigu, soutenu, inhumain, tantôt allegro, tantôt andante, tantôt pianissimo, cri interminable, inconsolable, électronique, asexué, sur fond de saxe Parker ; unique chant de cette aube. CHAPITRE DEUXIÈME La roue du temps occidental Ça va terriblement mal ces temps-ci pour un dragueur nègre consciencieux et professionnel. On dirait la période de NÉGRITURE terminée, has been, caput, finito, rayée. Nègre, out Go home Nigger. La Grande Passe Nègre, finie ! Hasta la vista, Negro. Last call, Colored. Retourne à la brousse, p’tit Nègre. Faites-vous hara-kiri là où vous savez. Regarde, maman, dit la Jeune Blanche, regarde le Nègre uploads/Litterature/ 1-4965765944103141835.pdf

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