Revista de Estudos da Linguagem, Belo Horizonte, v.26, n.3, p. 789-814, 2016 eI

Revista de Estudos da Linguagem, Belo Horizonte, v.26, n.3, p. 789-814, 2016 eISSN: 2237-2083 DOI: 10.17851/2237-2083.26.3.789-814 La division sociale de la langue: la fiction d’une langue populaire The social division of language: the fiction of popular language Dominique Ducard Université Paris-Est Créteil, Paris, França. ducard@u-pec.fr Résumé: L’objectif de cet article est de montrer, à travers un parcours de textes d’historiens et de (socio)linguistes, comment le discours sur la langue française, dans sa formation et son fonctionnement, est traversé par l’idée d’une division sociale constitutive d’une “langue populaire”, identifiée à une classe sociale et dévaluée. Cette investigation interroge la notion de langue et son image dans la conscience linguistique des sujets et conduit à poser la question de l’institution sociale de la langue. La langue commune, pluralisée et diversifiée dans le discours historique et linguistique, se double d’une référence à une langue normée, instituée par l’école, dont les effets ont été soulignés dans les travaux originaux de Renée Balibar. Nous finissons ainsi par une évocation des thèses de cet auteur, avec une mise en perspective de la langue normée, dans son rapport aux styles littéraires, avec la transposition des variations sociales dans la langue de la fiction. Mots clefs: langue populaire; classe sociale; conscience linguistique; norme; institution. Revista de Estudos da Linguagem, Belo Horizonte, v.26, n.3, p. 789-814, 2016 790 Abstract: The objective of this paper, exploring historical and (socio) linguistic texts, is to highlight how the discourse on the French language, its formation and function, is spanned by the idea of a social division constituting of a “popular language”, identified with a social class and devalued. This investigation questions the notion of language and its image in the linguistic conscience and it raises the problem of the social institution of language. The common language, pluralized and diversified in the historical and linguistic discourse, is doubled up as a standard language, established by school, whose effects have been pointed out in the original works of Renée Balibar. So we finally mention the thesis of this author and put the standard language in perspective, as it relates to literary styles, with the transposition of social variations in a fiction language. Keywords: popular language; social class; linguistic conscience; norm; institution. Il me faut tout d’abord avertir que ce que je dirai est spécifique à la langue française et à son histoire, ainsi qu’aux idées véhiculées sur celle- ci dans le discours des historiens et des linguistes. Les considérations plus générales ou les réflexions qui se dégageront de l’examen de ce discours ne pourront pas être transposées sans aménagement dans d’autres situations linguistiques. De même l’expression, en français, de “français populaire”, que l’on trouvera à côté de “langue populaire”, n’est pas tout à fait équivalente, par exemple, à l’anglais colloquial English – différent du cockney – ou à l’allemand Umgangsprache, qui côtoie Volkssprache (et völkisch) (désignant plutôt la langue nationale), et popolare dans italiano popolare ne correspond pas exactement au populaire de français populaire.1 1 Françoise Gadet, dans un article que nous citerons, renvoie à l’ouvrage de Blasco Ferrer pour une étude des termes qualifiant les variétés de langue non-standard dans différentes langues: Blasco Ferrer, E. Italiano popolare a confronto con altri registri informali: verso una tipologia del substandard. In: Holtus, G.; Radtke, E. (Dir.). Sprachlicher Substandard III. Tübingen: Niemeyer, 1990. p. 211-243. Recebido em 20 de julho de 2016. Aprovado em 10 de outubro de 2016. 791 Revista de Estudos da Linguagem, Belo Horizonte, v.26, n.3, p. 789-814, 2016 En préalable je ferai quelques remarques sur les conceptions de la langue qui seront sous-jacentes à mon propos. Si nous posons que les observables, pour un linguiste qui cherche à comprendre l’activité énonciative des locuteurs, sont à dégager des textes, oraux ou graphiques, reconnus comme des formes interprétables, la langue, parlée et écrite, en est le présupposé et la condition. Elle est d’une part un construit métalinguistique qui donne lieu à des descriptions et explications (grammaires, dictionnaires, études scientifiques, ouvrages didactiques, manuels d’apprentissage), qui relève d’un discours “savant”, et auxquels on peut associer la multitude d’essais et de chroniques de la langue, qui délivrent aussi un savoir, assorti d’idéologie; elle est d’autre part ce que Saussure qualifie métaphoriquement de “trésor intérieur”: “trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à la même communauté” (SAUSSURE, 1971, p. 13), réalité qui n’est pas observable en elle-même, mais dont nous avons des traces par la conscience linguistique que les sujets parlant une langue peuvent expliciter dans le cours de l’énonciation – ce que je nomme l’épi-métalinguistique –, en contrôlant plus ou moins leur parole, par dénivellation, ou dans l’après-coup – le métalinguistique –, quand ils s’interrogent de façon réfléchie sur les façons de dire et sur la perception valuée qu’ils en ont; cette conscience est portée à un degré supérieur dans la pratique écrite et la création à vocation littéraire. La langue peut aussi être vue avec le philosophe H. Maldiney, dont la pensée est inspirée par le linguiste Gustave Guillaume, comme un “fonds de possibilités” (MALDINEY, 2016, p. 67),2 qui fait partie du contexte de tout acte de parole, ou alors, selon Saussure encore, comme une institution sociale, distincte des autres, précise-t-il, en ce que chacun y prend part incessamment et qu’elle s’impose à tous “en vertu d’une sorte de contrat passé entre les membres d’une communauté” (SAUSSURE, 1971, p. 31), elle est, à cet égard, de l’ordre de ce qu’A. Culioli nomme le transindividuel. La langue est par ailleurs une entité juridique et administrative définie par le pouvoir politique, qui en réglemente, par des textes officiels, certains usages et en assure la promotion. Je placerai par ailleurs à l’arrière-plan de ma réflexion l’anthropologie dogmatique de Pierre Legendre, historien du droit et psychanalyste, qui pense la société en articulant l’anthropos au logos, 2 L’article avait été publié en 1982 dans la revue L’homme et la société. Revista de Estudos da Linguagem, Belo Horizonte, v.26, n.3, p. 789-814, 2016 792 l’être humain au langage, à la parole et à la raison, en mettant en avant la normativité portée par les textes (et les images) et en posant une question centrale: comment penser les rapports entre l’institution et le sujet, dans le cadre d’une théorie analytique des institutions,3 qui transpose dans le fonctionnement social le schéma de l’image au miroir (le stade du miroir dans le modèle génétique de la psychanalyse). Je me contenterai ici de rappeler la thèse fondamentale de Pierre Legendre dans son entreprise de fondation d’une anthropologie dogmatique: “la société est une fonction pour le sujet”, une fonction de figuration et d’institution des images pour le sujet social. Cette fonction est possible parce que la société, avec les instances culturelles qui la médiatisent, est un miroir second par projection du miroir premier, celui de la phase spéculaire lors de la structuration de la relation intersubjective (par identification et altération). C’est par cette fonction que la société est appréhendée comme un Texte, assimilable à l’ensemble des discours à valeur normative et prescriptive, sans se limiter au cas le plus évident qui est celui du discours juridique. “En clair: quel rapport y a-t-il entre la parole, l’institution et le sujet? Et comment ce rapport peut-il se traduire en lien de réalité, en lien social, en lien de Raison? Quelle est la source du crédit accordé aux mots, de la foi aux images qui les soutiennent, de l’allégeance à l’architecture invisible qui inscrit chaque individu dans l’édification sociale du Texte?” (LEGENDRE, 1998, p. 18) 3 Voici quelques déclarations à propos de ce que recouvre la notion d’institution: “Il m’arrive de définir les institutions comme le lieu où tout le monde vient pour s’y mentir à l’aise. Cela n’est ni de l’humour ni une mince formule. Tous les systèmes d’institutions sont construits sur cette certitude: ça ment.” (LEGENDRE, 1983, p. 203). “J’écris aussi bureaucratie sous la rubrique institutions, vieux mot des Romains désignant le colossal de la Loi. Par-là, il faut entendre, pour un groupe humain spécifique, son corps de règles, c’est-à-dire l’échafaudage de ses dogmes, énonçant la primauté des chefs, la circulation familiale et le système des échanges, la scolastique des conflits et la représentation stylisée du pouvoir adorable. Toute bureaucratie n’est rien d’autre qu’un genre institutionnel.” (LEGENDRE, 1976, p. 29) “J’entends institutions, selon le sens qu’en donnent les juristes: l’ensemble immense des règles définissant la légalité, distinguées en publiques et privées.” (LEGENDRE, 1978, p. 63) 793 Revista de Estudos da Linguagem, Belo Horizonte, v.26, n.3, p. 789-814, 2016 1 De “langue” à “populaire” Comme toute unité linguistique composée la locution “langue populaire” varie en interprétation selon les valeurs possibles des mots qui sont captées, par coaptation (Benveniste),4 soit ici “langue” et “populaire”. Le mot langue peut avoir un emploi équivalent à celui de moyens d’expression propres à un groupe ou à un individu, analogues à certains emplois de “langage” ou “style”, mais il peut maintenir la propriété d’un système définissant une langue parlée et écrite par une communauté de locuteurs. Je citerai ainsi la définition que l’on trouve dans Le Grand Larousse de uploads/Litterature/ 1-pb 23 .pdf

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