* Université Libre de Bruxelles, Faculté de Philosophie et Lettres Fonds Nation
* Université Libre de Bruxelles, Faculté de Philosophie et Lettres Fonds National de la Recherche Scientifique (hurodrig@ulb.ac.be) 1. Introduction1 Lorsqu’on examine les travaux consacrés de près ou de loin à « L’Invitation au voyage » (version en vers, en abrégé IV), on constate que beaucoup d’entre eux se focalisent sur trois aspects : les sources (La Hollande, la chanson, Goethe, Weber, etc.), le rapport à la version éponyme en prose, la comparaison avec les mises en musique (essentiellement celle de Duparc)2. Quant au sens du poème, il n’apparait pas de prime abord comme créant de réels problèmes de compréhension. Baudelaire nous offre l’un des rares moments de son œuvre où il semble s’extraire du Spleen pour atteindre l’Idéal à travers un voyage qu’il entreprend en compagnie de sa bien-aimée. Ce voyage est censé les conduire vers un pays imaginaire, éternel et artificiel, analogue à la femme aimée et émanation directe d’une Hollande que l’on avait coutume, à l’époque, de teinter d’une sorte d’orientalisme bourgeois. La version en prose s’attache à révéler le caractère vain et illusoire de cette contrée paradisiaque par le recours à divers procédés de déconstruction, qu’il s’agisse de la mise à distance ironique ou de l’explicitation trivialisante du contenu. Si, globalement, une telle glose ne fait pas violence au contenu du poème, elle ne permet pas d’en saisir toutes les subtilités. Cette lacune est, selon nous, imputable au fait que la critique soumet l’IV à un traitement trop fragmenté et trop centré sur les dimensions « périphériques » que nous venons de citer. Or on sait à quel point Baudelaire était capable d’assimiler un grand nombre de références antérieures pour en faire émerger un objet poétique nouveau. Sa capacité syncrétique est en quelque sorte le pendant opératoire de sa théorie des correspondances et de sa conception de la modernité. Par conséquent, une vision trop parcellaire se révèle rapidement biaisante, aussi approfondie que puisse être l’étude de chacune des parcelles en question. 1 Nous tenons en préambule à remercier Marc Dominicy pour son aide précieuse et les remarques très utiles qu'il nous a fournies. 2 Pour une exposé synthétique, mais néanmoins très complet, des sources relatives à l’IV, et de l’exégèse qui lui a été appliquée, on consultera L’Atelier de Baudelaire : « Les Fleurs du Mal », édition diplomatique établie par Claude Pichois et Jacques Dupont, avec la collaboration de Benoît de Cornulier et William T. Bandy, Paris, Champion, 2005, coll. « Textes de littérature moderne et contemporaine », t. 1, p. 313-319. Notre analyse sera basée sur cette édition et sur celle de Claude Pichois (Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1975-1976, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. 1, p. 922-923, 934). « L’Invitation au voyage » de Baudelaire Une analyse évocative Hugo Rodriguez* COGNITIVE PHILOLOGY No 7 (2014) Partant de ce constat, nous nous proposons de réexaminer l’IV à travers une analyse qui, si elle n’a nullement l’ambition d’en épuiser toutes les dimensions, vise néanmoins à esquisser une vue d’ensemble de sa signification et des mécanismes qui la sous-tendent. Après avoir rappelé le substrat biographique dont l’IV tire son origine, nous mettrons en lumière, notamment via un examen détaillé des paramètres métriques, l’influence prépondérante que la chanson a exercée sur le poème. Nous envisagerons ensuite son contenu sémantique et pragmatique, non pas à travers une exégèse comparée de ses multiples sources, mais en suivant pas à pas les composantes de l’acte de discours3 que nous donne à lire Baudelaire, à savoir la requête par laquelle un homme demande à une femme de le suivre pour un certain voyage, vers une certaine destination et dans un certain but. Nous emprunterons nos outils d’analyse à la théorie de l’évocation poétique élaborée par Marc Dominicy4. Celle-ci présente l’avantage majeur de proposer une explication globale des effets spécifiques suscités par la poésie en unissant de manière cohérente les particularités formelles des textes versifiés et les mécanismes cognitifs mobilisés dans le traitement des énoncés du langage. Notre but n’est pas de soumettre les hypothèses en cause à une discussion théorique, mais d’en proposer une application inédite, laquelle pourra ultérieurement servir de support à une évaluation plus large. Le caractère relativement récent de cette théorie (du moins dans sa forme définitive) implique que peu de lecteurs seront sans doute familiarisés avec elle. Par conséquent, nous consacrerons une partie de cet article à présenter de manière générale et synthétique ses principales propositions. 2. La belle aux cheveux d’or L’IV appartient au cycle des poèmes consacrés à Marie Daubrun (1827-1901, de son vrai nom Marie Bruneau), une jeune actrice parisienne avec qui Baudelaire entretiendra une relation tumultueuse. Devenue sa maîtresse en juin 1854, Marie le quittera dès l’année suivante pour Banville, malgré de brèves retrouvailles en 18595. Baudelaire consacre neuf poèmes à Marie Daubrun : « Le Poison », « Ciel brouillé », « Le Chat » (Dans ma cervelle se promène…), « Le Beau Navire », l’IV, « L’Irréparable », « Causerie », « Chant d’automne » et « À une Madone »6. Pour la postérité, elle est restée « la femme aux yeux verts » et « la belle aux cheveux d’or ». Si l’on suppose, d’un point de vue strictement biographique, que le ton idyllique de l’IV correspond, comme l’affirme Claude Pichois, « au plein moment de l’amour de Baudelaire pour 3 Sur la notion d’acte de discours, voir Daniel Vanderveken, « Illocutionary Logic and Discourse Typology », Revue Internationale de Philosophie, 2001, n ° 216, p. 246-247 ; Marc Dominicy, « La théorie des actes de langage et la poésie », dans Éliane Delente (dir.), Linguistique du texte poétique (= L’Information Grammaticale, n° 121), 2009, p. 40-45. 4 Marc Dominicy, Poétique de l’évocation, Paris, Garnier, 2011, coll. « Classiques ». 5 Claude Pichois et Jean Ziegler, Baudelaire, Paris, Fayard, 2005, p. 423-427. Le caractère relativement flou des dates mentionnées tient aux informations lacunaires dont nous disposons. La vie de Marie Daubrun reste peu connue, et il ne subsiste qu’une seule lettre que Baudelaire aurait adressée à sa maîtresse, si l’on suppose que l’expression « Madame Marie » y désigne effectivement la jeune actrice (voir Charles Baudelaire, Correspondance, édition de Claude Pichois, Paris, Gallimard, 1973, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. 1, p. 180-183). Pour plus d’informations, on se reportera à la notice de Claude Pichois dans Correspondance, op. cit., vol. 1, p. 803-806. 6 L’inclusion, dans le cycle, de « Chanson d’après-midi », le poème qui suit « À une Madone », demeure controversée. Pour plus d’informations, voir Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 937-938. l’actrice »7, on peut placer la composition du texte entre la mi-1854 (moment où Marie cède enfin à Baudelaire) et la mi-1855 (moment où le poème est publié dans le numéro du 1er juin de la Revue des Deux Mondes et où Marie quitte Baudelaire pour partir en tournée en Italie). Il est difficile d’avancer une date plus précise car nous ne disposons pratiquement d’aucune source fiable à ce sujet, pas même dans la correspondance de Baudelaire, où il n’est jamais fait mention de l’IV. En tous cas, l’IV ne semble pas être le plus ancien poème dans le cycle de Marie Daubrun, puisque « L’Irréparable » a été écrit durant l’année 1853 ou au début de 18548. 3. Une chanson poétique 3.1 De la métrique prosodique au style métrique de chant Pour qui veut appréhender l’IV dans son ensemble, la chanson fournit sans nul doute le meilleur point de départ. Elle en conditionne à la fois la structure formelle et les principaux éléments de contenu, à l’instar de ce qu’on peut observer pour de très nombreux poèmes de l’époque, regroupés par Brigitte Buffard-Moret sous l’étiquette de « chanson poétique »9. Cette influence se perçoit avant tout sur le plan de la versification. Dans les typologies métriques les plus récentes, on a coutume d’opérer une distinction entre la métrique prosodique ou grammaticale (dont les équivalences rythmiques sont basées sur les propriétés linguistiques du discours, essentiellement à partir des noyaux vocaliques) et la métrique isochrone (dont les équivalences rythmiques sont basées sur la répétition de durées égales, comme cela se passe dans les slogans ou les comptines)10. On qualifie encore l’une de métrique littéraire, et l’autre de métrique de chant, en raison de leur ancrage respectif dans la tradition écrite ou dans la tradition orale. À partir de cette distinction, on en opère une seconde entre le style métrique littéraire (consistant en ce que le texte, qu’il soit de métrique prosodique ou isochrone, exhibe plusieurs traits culturellement associés à la métrique prosodique/littéraire) et le style métrique de chant (consistant en ce que le texte, qu’il soit de métrique prosodique ou isochrone, exhibe plusieurs traits culturellement associés à la métrique isochrone/de chant). Deux remarques s’imposent à ce stade. D’une part, la reconnaissance d’un style métrique est tributaire du mode de perception du texte : il existe de multiples façons de traiter rythmiquement un texte métrique, en fonction de plusieurs paramètres tels que la lecture mentale, la déclamation orale, le formatage graphique, uploads/Litterature/ 1-pb 3 .pdf
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- Publié le Jan 15, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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