Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser Pourquoi les études littéraires ? 1

Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser Pourquoi les études littéraires ? 1 Martine Marzloff – 04/05/2009 Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser Pourquoi les études littéraires ? Martine Marzloff, EF2L, INRP. Compte-rendu de l’ouvrage d’Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser Pourquoi les études littéraires ?, éditions Amsterdam, 2007, 363 pages. Partant de l’idée selon laquelle l’interprétation active est une question politique, Yves Citton aborde la lecture comme un activisme et croise ontologie politique et herméneutique littéraire. Chaque texte devient le lieu d’une expérimentation sur les lexiques et les perceptions normés dans le but de gérer la pluralité linguistique et axiologique et de forcer tous les savoirs dominants dans le sens d’un réagencement éthique. Cela implique un renversement de la posture du lecteur, lequel s’empare du pouvoir de poser les questions, au lieu de répondre à celles posées par d’autres. Introduction En réaction aux déclarations publiques de Nicolas Sarkozy sur le fait de mettre au programme d’attaché d’administration La Princesse de Clèves, Yves Citton s’interroge sur le rôle des études littéraires dans les dispositifs contemporains de productions de richesse et sur leur intérêt pour l’ensemble de la société. Répondre à cette question implique de théoriser une autre pratique de l’interprétation qu’il nomme « lecture actualisante ». Il ne s’agit plus de chercher le sens voulu par l’auteur, selon le schéma classique de la communication, mais de conférer au texte des sens a posteriori, selon le contexte dans lequel se trouve l’interprète et selon d’autres pertinences. De plus, Yves Citton se propose de théoriser l’acte interprétatif comme activité formatrice de notre monde : lire, élire, c’est tout un. En ce sens, l’homo hermeneuticus est le produit et le producteur des formes de vie sociale. Par ailleurs, Yves Citton se préoccupe de savoir quelle peut être la forme la plus appropriée d’un enseignement fondé sur une interprétation actualisante des textes. Seront ainsi privilégiées les méthodes interactives d’enseignement, telles les « conversations interprétatives ». Yves Citton vise également à situer son propos sur le statut de l’interprétation au sein d’une cartographie plus globale articulant l’activité de lecture sur une réflexion ontologique et sur une analyse des formes sociales contemporaines. Sur cette base ontologique -la vie étant pensée comme résultant d’un travail d’interprétation- il s’interroge sur le rôle des processus de lecture dans des sociétés de contrôle. En particulier, il analyse le récit fictionnel, opérateur essentiel dans la formation des valeurs, comme un lieu de construction d’une culture collective à partir de négociations de croyances. La réflexion sur l’interprétation et sur l’expérimentation littéraire permet d’articuler différents domaines de savoirs, ordinairement fragmentés. De ce fait, l’expérience littéraire est pensée dans son rapport à d’autres formes sociales qui la conditionnent ; en ce sens, elle est éminemment politique. Selon Yves Citton, les acquis culturels, comme les acquis sociaux, sont des produits de résistances et de créativité : inventer un autre monde possible, c’est bousculer les privilèges hérités. L’engagement dans l’interprétation littéraire est une forme de politisation : il s’agit, non pas de politiser la littérature, mais de littérariser la politique. Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser Pourquoi les études littéraires ? 2 Martine Marzloff – 04/05/2009 Projections1 A côté d’une approche positiviste de la lecture, se sont développées, depuis les années 1960, des approches qui font de la dimension projective dans l’interprétation une donnée de base de la lecture. La réflexion herméneutique a désigné sous les termes de « répertoire » ou « encyclopédie » l’ensemble des préjugés, des préconceptions2 avec lequel le lecteur aborde l’altérité textuelle : le lecteur voit une œuvre du passé à partir de son propre horizon, et non à partir de celui de l’auteur. Cette reconnaissance de la dimension projective fait de l’interprétation une réinvention du sens du texte, et non une exhumation, contrairement à ce que laisserait penser une approche historiciste. Par ailleurs, Iser a montré que le lecteur a toujours un point de vue mobile sur le texte ; le travail de synthétisation implique la rétention sélective d’informations et la protention3 projective. Cependant, toute interprétation opère un travail de sélection, ne retient que certaines informations pertinentes4 ; de ce fait, résulte une singularité du lien entre le texte et les pertinences constituées par le lecteur. De plus, la synthétisation s’effectue dans le sens d’une cohérence qui vient de la subjectivité du lecteur ; ce travail de configuration est la base de l’acte de compréhension. S’appuyant sur Stanley Fish, Yves Citton affirme que la littérarité d’un texte est produite par le regard du lecteur. Cependant, l’interprétation ne se transforme pas en « délire interprétatif » car le fait d’appartenir à des « communautés interprétatives » conditionne les gestes interprétatifs : toute interprétation est structurée par des normes qui lui imposent des limites. Interlocutions Yves Citton fait référence à l’analyse de Roland Barthes, lequel, en phase avec Gadamer, définit l’interprétation comme un geste assertif et attend du lecteur qu’il projette sur le texte le questionnement que lui offre son propre monde. Pour lui, les textes littéraires ouverts témoignent d’une disponibilité à accueillir des réponses critiques. Dans la perspective de Roland Barthes, le geste herméneutique de l’interprète consiste donc à poser une question au texte puis à en tirer une assertion interprétative. Bakhtine considère que cette structure de dialogue interrogatif est commune à tous les locuteurs puisque toute parole se greffe sur celle d’autrui. Dans le même sens, Deleuze dénonce l’inanité de la page blanche. En conséquence, il ne s’agit pas de savoir si une interprétation est vraie ou fausse, mais de mesurer sa capacité à instaurer de nouveaux plans de référence qui permettent d’interroger un texte selon de nouvelles pertinences. En particulier, le dialogisme permet de raviver le plurilinguisme social dans la mesure où l’interrogation littéraire se nourrit de l’interaction des différents vocabulaires coexistant au sein d’une même langue. S’appuyant sur la réflexion théorique de Laurent Jenny, Yves Citton montre que l’interprétation littéraire qui tient compte de la figuralité discursive5 tire sa productivité du jeu de l’interlocution entre deux représentations de la langue. 1 Le lecteur met en forme les informations du texte dans lequel il projette sa vision du monde. 2 Terme de la philosophie phénoménologique repris par Iser ; renvoie aux représentations avec lesquelles un lecteur aborde un texte. 3 Hypothèses construites par le lecteur à partir de ce qu’il a lu. 4 La pertinence d’une information est établie en fonction de son utilité par rapport à une pratique. 5 La figuralité discursive est définie par Laurent Jenny comme étant la perception par le lecteur de figures dont on ne sait si elles résultent de l’intention de l’auteur ou de la combinatoire des formes langagières. Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser Pourquoi les études littéraires ? 3 Martine Marzloff – 04/05/2009 Détextuation6 Yves Citton s’interroge ensuite sur l’existence objective de ce que l’on appelle un texte. Il s’appuie sur les définitions qu’en donne Michel Charles, pour lequel un texte est « un être de langage qui fait autorité » et « qui fait l’objet d’un commentaire ». Il souligne le problème des limites du texte ; en effet, les décisions éditoriales « sculptent » l’objet textuel qui devient un « texte possible » parmi d’autres. En conséquence, l’objet textuel, tel qu’il est pensé et sacralisé par les enseignants, n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des traces. Faisant écho à la formule provocatrice de Michel Charles selon lequel « les auteurs n’écrivent pas les livres, pas même les leurs. »,Yves Citton pense qu’un texte n’existe que par le regard unifiant qui le constitue en tant qu’objet textuel. Entre-impressions7 Restent alors des traces qui s’offrent à la saisie d’un regard interprétatif : c’est l’impression d’un lecteur qui configure la face, la Gestalt, de toutes ces impressions. La littérature se présente ainsi comme un type d’interface d’impressions, une réalité modale8 et non substantielle. Faute de substantifier l’objet littéraire, on le conçoit comme une modification et l’interprétation comme un événement créateur des sens. La sélection et la collection sont différentes formes de lecture et ce qui définit l’identité d’un lecteur, c’est l’ensemble des critères qu’il érige comme pertinents dans ces opérations. Yves Citton fait remarquer que plusieurs centres de pertinence peuvent exister chez un même lecteur. La réflexion herméneutique débouche sur la question de la subjectivation. Connotations Yves Citton cherche à théoriser la littérarité en cernant ce qui fait la spécificité d’une lecture littéraire. Le concept de connotation lui permet de saisir ce qui est intraduisible dans un texte littéraire, lieu d’émergence de la littérarité. Partant des trois modes de représentation tels qu’ils ont été théorisés par Pierce (icônes, indices, symboles), Yves Citton se propose d’observer l’utilisation littéraire des mots d’un texte par rapport au déchiffrement fonctionnel des activités quotidiennes. Il montre qu’il y a deux moyens d’accommoder notre attention : la dénotation (sens visé par l’émetteur) ou la connotation (signe sélectionné pour transmettre le sens visé). Pour illustrer cette différence entre dénotation et connotation, Yves Citton prend l’exemple d’une nouvelle de Maupassant, La chevelure, qui exploite simultanément les virtualités connotatives du mot « possession », lequel dénote la propriété légale, la démence et l’acte sexuel. Alors que uploads/Litterature/ 1-y-citton.pdf

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