La littérature orale ne (re)connaît pas les frontières Lilyan Kesteloot Le cara
La littérature orale ne (re)connaît pas les frontières Lilyan Kesteloot Le caractère artificiel des frontières coloniales qui délimitent aujourd’hui les États africains a été maintes fois dénoncé. Mais c’est lorsqu’on étudie les espaces parcourus par la littérature orale qu’on prend conscience de leur réelle absurdité. Dire, par exemple, que la littérature sénégalaise s’arrête à Podoor ou ne dépasse pas la Falémé est absurde, pour qui sait que Sambà Gelaajo appartient aux Tukuloor des deux rives, et que Sunjata est chanté depuis la Gambie jusqu’à Bobodioulasso, en passant par la Casamance, la Guinée, la Côte- d’Ivoire et le Mali. Peut-être même que le concept de “littérature sénégalaise” est absurde, lorsqu’il s’agit de littérature orale. Il est vrai qu’un noyau de littérature écrite en français correspondant à l’État nouveau, s’élabore depuis une trentaine d’années et se diffuse par les vecteurs efficaces de la francophonie. Mais s’agissant de l’immense patrimoine des œuvres orales véhiculées par les poètes itinérants, il ne connaît d’autres frontières que celles de la langue, et encore ! ce n’est pas une frontière infranchissable. Ainsi la littérature pël du Sénégal marche avec les transhumants jusqu’au Niger, à travers tout le Sahel. Les exploits de Silamaxa ou de Hambodejo sont chantés à Pikine ou Saint-Louis par les griots en provenance du Masina, tandis que l’épopée ceddo, ou les chants de leele ou du mergol sont véhiculés jusqu’à Niamey par les gawlo armés de leur hoddu ou de leur riiti. La littérature orale s’identifie donc plus par l’ethnie et la langue qu’elle illustre, que par les frontières de l’État moderne. On peut ainsi affirmer qu’une carte des littératures orales africaines proposerait un découpage linguistique qui transgresserait sans cesse le découpage politique. Ainsi, le Sénégal partage sa littérature pël au Nord avec les Mauritaniens et au Sud avec les Guinéens, sa littérature wolof avec les Gambiens et ses épopées manding (Gaabu, Sunjata) avec les voisins de Guinée-Bissao, de Gambie, de Guinée et du Mali, dont l’espace malinkophone est largement arpenté par les griots voyageurs. En somme, ne seraient propres au Sénégal que les récits et chants sereer et les contes joola et encore, ceux-ci ne débordent-ils pas sur la Guinée-Bissao ? On commence à comprendre la difficulté du problème soulevé. Se pose alors la question suivante : quelle serait dès lors la littérature et la langue qui reflètent le mieux l’identité nationale ? On serait tenté de répondre — un peu vite —, le wolof. Car il est vrai que le wolof domine à Dakar et est en expansion dans les campagnes. Mais ce serait une simplification abusive, qui réduirait la richesse culturelle du pays à une seule dimension, fût-elle substantielle. Ce serait amputer l’identité /p. 252/ sénégalaise des autres grandes cultures interafricaines les cultures pël et manding pour ne citer qu’elles. Tout Sénégalais conscient de l’étendue des différents patrimoines oraux refusera cette amputation. et revendiquera ces corpus de textes superbes, ces musiques et ces chants en plusieurs langues, cette histoire enfin, liée à ces cultures, qui l’apparente aux grands empires du passé : Tekruur, Gana, Soso, Maali, Gaabu, Fuuta Jalon. Le Sénégal d’aujourd’hui est lié par toutes ses fibres culturelles à ce grand corps qui l’entoure, cet espace historique, cette grande épaule que l’Afrique de l’Ouest enfonce dans l’Atlantique, à l’exact opposé de la Corne de l’Afrique, Éthiopie, mère mythique et fille de l’Égypte antique. Car la géographie est une chose et l’histoire en est une autre. Entre les deux il y a le mythe. Et il est sûr que dans les têtes sénégalaises. les consciences sénégalaises, l’Éthiopie est la mère et l’Égypte la grand-mère. La “faute” en est à Léopold Sédar Senghor et à Cheikh Anta Diop. 2 Lilyan Kesteloot La conscience et l’identité culturelles obéissent à des influences qui échappent aux prévisions des découpages politiques issus de la colonisation. De même échappe à ces frontières, cette littérature nationale pluriethnique et multilingue que peut revendiquer tout Sénégalais qui connaît son histoire. Ainsi lui appartiennent l’épopée du Kajoor et celle du Gaabu. le mythe de Wagadu et celui de Caamaaba, les épopées de Sampolel, de Sambà Gelaajo, de Muusa Moolo, de Umarel Sawa Donde, les récits panégyriques de Al Hâjj Umar Taal, de Amadu Bamba et Seex Ibra Faal, de Maba Jaxu Ba, les récits légendaires sur les roig du Siin et du Saalum, de Maysa Waali Jon à Salmon Fay, ceux d’Alin Sitoë et ceux de Lat Joor, dernier damel du Kajoor. Et puis il y a tous les mythes : chaque bëkin de Casamance a un mythe attaché à son culte, chaque pangool sereer a un mythe, chaque village wolof ou lebu, chaque jalon du pays manding a un mythe lié à sa fondation. Enfin, n’oublions pas les contes, le trésor des contes. Et les proverbes et les dictons. Et les chants, l’univers des chants qui rythment la vie des villages, xaxar, bëkëtë, taxuraan, woyi céét, pekaan, dilere, leele, booyngal, raas, wango, et même le Yela que Baba Maal réactualise dans le chant moderne, tandis que Yussu Nduur fait du taasu pour la plus grande joie d’un public qui se retrouve dans l’un comme dans l’autre de ces artistes actuels qui marchent au synthétiseur, comme leurs frères de campagne le font au xalam et au balafon. Il est vraiment vain de vouloir circonscrire la littérature orale du Sénégal à des limites frontalières. On est obligé de penser ce concept avec d’autres paramètres que ceux de l’État-nation. C’est un fait irréductible qui nous plonge une fois de plus dans une situation dichotomique (pour ne pas dire contradictoire) des plus inconfortables, mais qu’on ne peut contourner sans malhonnêteté intellectuelle. Nous sommes donc contraints à penser le Sénégal comme une entité précise, sur le plan d’un gouvernement, d’une économie, d’une politique, et comme une entité diffuse et débordant largement sur ses voisins dès qu’il s’agit de langues, de littérature, de musique, de religion, de culture. /p. 253/ C’est un des problèmes de l’anthropologie culturelle qui se contcntc en général de faire abstraction du phénomène politique, et des mutations contemporaines. Nous avons tenté de faire surgir ici les contradictions et nous y avons répondu non sans maladresse, mais du moins avec franchise. À charge pour ceux qui nous liront d’apporter les nuances. Et même, à l’occasion, de nous accuser d’avoir “inventé” la littérature orale... Bibliographie succincte 1 Bathily, Abdoulaye 1975 « A discussion of the Traditions of Wagadu with some reference to ancient Ghana including a review of oral accounts, Arabic sources and archaeological evidence » Bulletin de l’IFAN, B, 1 : 1-94. 1985 Les portes de l’or. Le royaume de Galam de l’ère musulmane au temps des négriers (VIIIe-XVIIIe siècle). Paris, L'Harmattan, 379 p. [Racines du Présent]. Correra, Issagha 1992 Samba Guéladio. Épopée peule du Fuuta Tooro [texte pulaar par Amadou Kamara], Dakar, IFAN, 257 p. [Initiations et Études africaines, 36] Diagne, Léon Sobel 1978 Contes sérères du Sine (Sénégal). Dakar, IFAN, 223 p. 1 Pour de plus amples informations, se reporter aux travaux publiés dans les Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Voir aussi Charles Becker et Mamadou Diouf, « Une bibliographie des travaux universitaires », Journal des africanistes, 58, 2 1988 : 163-209. Une mise à jour de ce travail est en cours d’élaboration par Ibrahima Thioub. Lire également Kesteloot (1989). La littérature orale ne (re)connaît pas les frontières 3 Diatta, Nazaire [à paraître] Proverbes diola, Abidjan, INADES (thèse de doctorat) 300 p. Dieng, Bassirou 1993 L’épopée du Kajoor. Dakar, CAEC, Éditions Khoudia, 473 p. [Thèses et recherches, 1]. Dieng, Samba 1989 La geste d’El Hadj Omar et l’islamisation de l’épopée peule traditionnelle Université Cheikh Anta Diop, Faculté des Lettres et Sciences Humaines (FLSH) [thèse de doctorat d’État]. Dione, Salif 1983 L’éducation traditionnelle à travers les chants et poèmes sereer. Université de Dakar, FLSH, 344 p. [thèse de doctorat de 3e cycle]. Dramé, Kandioura 1980 « Un épisode de l'épopée du Gabou », Communication au colloque international sur les traditions orales du Gaabu, Dakar, 19-20 mai. Faye, Amad 1990 Le thème de la mort dans la littérature orale seereer. Université Cheikh Anta Diop, FLSH [thèse de doctorat de 3e cycle]. Gravrand, Henry 1983 Cosaan. La civilisation sereer. Dakar, NEA. 360 p. Innes, Gordon 1974 Sunjata. Three Mandinka versions. London, SOAS, 326 p. /p. 254/ Kesteloot, Lilyan 1989 « The African Epic » African Languages and Cultures, 2, 2 : 211-214. (London, SOAS) Kesteloot Lilyan, Barbey Christian & Ndongo Mamadou 1986 « Tyamaba, mythe peul, et ses rapports avec le rite, l’histoire et la géographie » Notes africaines, 185- 186, janvier-avril : 1-72, ill., bibliogr. Kesteloot, Lilyan & Dieng, Bassirou 1989 Du Tieddo au Talibé. Contes et mythes wolof II. Paris, Présence africaine, 205 p. Kesteloot, Lilyan & Mbodj, Chérif 1983 Contes et mythes wolof.Dakar, NEA, 232 p. Ly, Amadou 1978 L’épopée de Samba Guéladio Diégui. Étude d’une version inédite. Université de Dakar, FLSH, 560 p. [thèse de doctorat de 3e cycle de lettres modernes]. Magassouba, Tiondi 1985 « Histoire du Wagadou », in Lilyan Kesteloot, Christian Barbey & Siré Mamadou Ndongo uploads/Litterature/ 11kestelootsenegalvoisin.pdf
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- Publié le Aoû 03, 2022
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